Archives du Parlement : chronique de cinq siècles d’histoire judiciaire

Publié le 21/02/2020

En 2019, Françoise Hildesheimer, conservateur général honoraire aux Archives nationales, et Monique Morgat-Bonnet, ingénieur honoraire au CNRS, recevaient le prix Malesherbes, décerné par l’Association pour l’histoire de la Justice, ainsi que le prix des Antiquités de la France pour leur ouvrage : « Le Parlement de Paris, histoire d’un grand corps de l’État monarchique, XIIIe-XVIIIe siècle ». Ces deux prix récompensent plus de cinq années de travail acharné, passées à analyser une multitude d’arrêts, rédigés en latin ou en vieux français, et traduction de la société de leur époque. La médiéviste Monique Morgat-Bonnet, et la moderniste Françoise Hildesheimer, toutes deux membres de l’équipe du Centre d’études d’histoire juridique du CNRS, partagent une même passion pour le droit et l’histoire. Pour le lecteur, ces huit cents pages représentent une plongée passionnante – et accessible même aux néophytes – dans les archives pléthoriques de cette institution qui a contribué à forger l’État de droit en France, juridiction d’appel et symbole du pouvoir monarchique, là où la petite histoire et la grande histoire se rencontrent et se confrontent.

Les Petites Affiches : Dans quelles conditions avez-vous été amenées à travailler ensemble, vous, Françoise Hildesheimer, historienne, et vous, Monique Morgat-Bonnet, juriste ?

Françoise Hildesheimer : Dans les années 1950, un grand professeur de droit, Pierre-Clément Timbal été frappé de l’importance des archives du Parlement et par la nécessité d’une approche juridique que les historiens n’étaient pas en mesure de produire. Il a alors eu l’idée de rassembler dans une unité du CNRS des juristes et des historiens. Le Centre d’études d’histoire juridique, qui existe toujours, était né, avec pour but de se consacrer à l’exploitation des archives des parlements. Le centre a d’abord été consacré aux « olim », qui sont les premiers volumes du fonds, ce qui signifie « autrefois, un jour, il était une fois » en latin.

Archives du Parlement : chronique de cinq siècles d’histoire judiciaire

La Documentation Française

LPA : Et en ce qui concerne la genèse de ce projet ?

F.H. : Dans un premier temps, nous avons pondu un guide, en nous intéressant aux archives médiévales, car ce sont les seules vraiment accessibles. Après elles deviennent pléthoriques.

Monique Morgat-Bonnet : C’est très difficile d’avoir une vue d’ensemble alors se concentrer sur les premiers registres médiévaux, en nombre limité, était plus facile afin de dresser une analyse juridique, ainsi qu’une indexation, tant en matières juridique, historique, des lieux cités et des noms cités dans les actes. Au départ, cela a donné lieu à des fichiers manuels, avant d’être progressivement numérisés, ce qui est un atout formidable.

LPA : Dans quelle mesure vos deux corps de métiers sont-ils complémentaires ?

F.H. : Les fonds des archives sont des collections d’arrêts, à l’instar des arrêts de la Cour de cassation. Pendant les premiers temps, je les regardais d’un œil complètement ahuri, en me demandant « mais qu’est-ce qu’on peut en faire ? » d’un point de vue historique, sachant que les arrêts de l’époque, contrairement à aujourd’hui, ne sont pas motivés. Je lisais cela au fond, comme un rappel de procédure, et puis en parlant avec Monique, je voyais qu’elle, en tirait des conclusions ! Les historiens tout court, cela leur échappe complètement.

M. M.-B. : J’avais la chance de travailler sur le Moyen-Âge. Les arrêts sont en latin, pour tout arranger, et les plaidoiries sont en vieux français. Mais à cette période, en analysant les arrêts, on arrive à découvrir malgré tout ce qui est exprimé entre les lignes. On peut  déduire beaucoup de choses d’après l’argumentation des plaideurs et en fonction de ce que la cour décide. Par exemple, lorsqu’une partie invoque une coutume et que cette partie gagne, la motivation en droit, c’était l’évocation de la coutume invoquée. Les arrêts du Parlement, bien que sans motivation en droit, disent la société de leur époque, ils en sont bien un reflet. Par ailleurs, toutes les histoires que racontent les plaideurs, que reprennent les avocats, tout cela, c’est du vivant, du réel, et ce sont des actes de la pratique qui représentent une richesse extraordinaire.

F.H. : De mon côté, en tant qu’archiviste, le problème, c’est que ce fonds, le plus grand du monde en termes de fonds anciens avec plus de 13 000 registres, contient pour l’essentiel des collections d’arrêts chronologiques. Et pour la plupart d’entre eux, nous n’avons pas les dossiers d’affaires, ce qui n’est pas le cas des archives de la juridiction de la première instance, qui, à Paris, était le Châtelet. Sur les rayons à côté des archives du Parlement, nous avons donc le fonds du Châtelet. Pour les historiens, c’est du pain bénit : dans ces dossiers d’affaires, vous avez par exemple les interrogatoires d’accusés, c’est parlant, c’est formidable. Au Parlement on n’en a que quelques épaves.

LPA : La taille de ces archives n’a fait que croître avec le temps. Comment expliquer le phénomène ?

F.H. : En effet, là où vous aviez un registre pour 4-5 ans au Moyen-Âge, au XVIe, vous avez un registre par an ! Cette croissance s’explique par le succès de la justice du roi. À partir du moment où elle s’impose, c’est le raz-de-marée. Et la justice est liée à la construction d’un État de droit : le Parlement ne peut pas exister sans le roi, c’est d’ailleurs de drame de la fin de sa vie.

M.M.-B. : C’est la justice royale, souveraine, qui rend des arrêts en dernier ressort. C’est comme ça que le roi a conquis son royaume. Les juges étaient son premier corps administratif. L’acte d’appel pour le roi, c’est en effet un acte de souveraineté. Le roi, quand il reçoit un appel venant d’une région, fait acte de souveraineté sur cette région.

LPA : Quels sont liens entre les rois successifs et le Parlement ? En quoi est-ce aussi un outil politique pour eux ?

M.M.-B. : Au Moyen-Âge, il existe une osmose entre la justice et le pouvoir royal. Il n’y a pas de séparation des pouvoirs bien sûr, donc le roi détient le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Et il est tout à fait normal que le droit et la justice soit un facteur d’évolution historique de l’État.

F.H. : D’autant plus que le Parlement est né de la « curia regis », de la cour du roi, et avait fonction de conseiller du roi. À l’époque moderne va se mettre en place l’institution du Conseil du roi en tant que telle, mais le Parlement ne va jamais abdiquer qu’il est également conseiller du roi, et le proclamera jusqu’au bout. En plus d’être une cour souveraine. Le Parlement est donc aussi un organe politique, un outil de conseil du gouvernement. Au moment du discours de la Flagellation, tenu par Louis XV en 1766 (après une crise politique dans lequel le Parlement soutient une décision opposée à celle du roi, Louis XV réitère sa toute puissance), ce n’est pas une opposition au roi absolue, mais la revendication de ce que le Parlement est, intrinsèquement, et qu’il ne peut être sans le roi.

M. M.-B. : Souvent les historiens se focalisent sur le XVIIIe et cette prétendue opposition du Parlement au roi. Nous avons voulu montrer que c’était bien plus complexe, que l’attitude du Parlement au XVIIIe résulte d’une histoire qui commence aux tout débuts du Parlement. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu étudier cette institution dans sa globalité, sinon on ne la comprend pas.

LPA : Les règles de base sont-elles mises en place dès ses débuts ?

F.H. : Oui, les bases sont mises en place très tôt, le fonctionnement se met en place au Moyen-Âge. À l’époque moderne, la vénalité des offices (où les juges deviennent propriétaires de leur office et sont inamovibles) est le grand changement qui s’opère, mais c’est plus une question d’histoire sociale.

M.M.-B. : Mais les règles de droit et les procédures, on les voit en place dès les « olim », les premiers registres. L’essentiel est là, c’est le socle. Et après, en les améliorant, la cour ne fait que les appliquer. Puis dès le XIIIe, siècle les ordonnances royales vont prospérer.

LPA : Dans votre introduction vous expliquez vouloir revenir sur un certain nombre d’idées reçues. Quels exemples pouvez-vous nous donner ?

F.H. : Par exemple, il y a cette idée qui consiste à croire que Louis XIV a retiré au Parlement sont droit de remontrance, qu’il a maltraité son Parlement. Or que se passe-t-il au moment du traité d’Utrecht (1713) ? L’Angleterre exige la renonciation du roi d’Espagne au trône de France, mais l’héritier du royaume ne peut pas renoncer ! En faisant fi de cette disposition, le Parlement anglais exige que le Parlement français – dont il n’a pas du tout compris qu’ils n’avaient pas les mêmes rôles – enregistre la renonciation. Louis XIV, qui veut la paix, négocie, en toute complicité avec son Parlement, pour qu’il l’enregistre, alors que c’est nul et non avenu ! Louis XIV sait qu’il peut compter sur son Parlement. Autre idée, reçue, celle d’une justice cruelle.

M.M.-B. : C’est surtout les juridictions inférieures, seigneuriales ou royales inférieures (baillis, sénéchaux) qui tapent fort. Quand les condamnés ont possibilité de faire appel au Parlement, alors là nous voyons la différence entre la justice souveraine et les justices inférieures, parce que le Parlement redresse les torts. Par exemple, un baillis qui a abusé de la torture, sera destitué. Les peines de mort sont surtout prononcées par les juridictions inférieures, j’en vois rarement prononcées par le Parlement, ou alors il faut vraiment que la personne ait été multirécidiviste. Le problème, c’est de s’assurer de leur personne : les huissiers, qui vont les chercher, se font parfois agresser, parfois tuer. Quand on arrive à en attraper un et le faire venir devant la Cour, là la sanction tombe, et la peine est la pendaison, il est condamné à être traîné et pendu. Mais c’est très rare. En général, c’est plutôt la confiscation des biens et le bannissement.

F.H. : Mais ce n’est pas une petite chose, c’est presque une peine de mort sociale.

M.M.-B. : En effet, quelqu’un qui est banni de sa région, que peut-il devenir ? Sans ses proches, sans sa famille ? Pour le roi, contrôler les féodaux, dont l’essentiel de leur pouvoir consiste à percevoir l’impôt et rendre la justice, permet de réaffirmer son pouvoir. C’est ainsi que le suzerain devient souverain, par le biais de la justice.

LPA : La figure de Saint Louis mérite-t-elle son mythe ?

M.M.-B. : C’est une image d’Épinal, mais elle a un fondement réel.

F.H. : « Omnis potestas a deo ». Il était celui qui rendait la justice au nom de Dieu. Dans le cas de Saint Louis, c’était réellement important, d’autant plus qu’il était un roi mystique.

M.M.-B. : La justice est une fonction mais aussi un devoir… Après la croisade où il a été très éprouvé, Saint Louis retrouve un royaume dans un grand désordre, et il prend une série d’ordonnances de réformation. C’est ce qui pose la base d’un roi justicier avant d’être législateur. Il va prendre des mesures qui sont importantes pour les droits de la défense et met en place la procédure d’enquête – cette fois écrite dans une ordonnance – et les enquêtes vont remplacer le duel judiciaire. Avant, pour apporter une preuve, le duel était un moyen de preuves. Celui qui gagnait son duel gagnait aussi son procès. Évidemment, ce n’était pas très rationnel. Saint Louis développe également la procédure d’appel, qui prend un grand essor sous Saint Louis.

LPA : Cette justice a-t-elle la confiance des justiciables ? Quel type d’affaires sont traitées au Parlement ?

F.H. : Les historiens se sont surtout intéressés aux affaires criminelles, car c’est le plus sensationnel, mais le civil constitue une masse fantastique d’affaires qui paraissent minuscules mais qui sont discutées devant le Parlement, parfois pour des histoires de bornage de terrain.

M. M.-B. : Il y a de grandes affaires qui intéressent les grands seigneurs et les grands personnages du royaume, mais il y a aussi des petites gens qui y arrivent. C’est étonnant. Ils arrivent en appel devant la juridiction, pouvant venir de toute la France. On voit des petites communautés d’habitants qui se groupent, se cotisent pour payer l’avocat et aller en appel jusqu’au Parlement. En général, ils luttent contre le seigneur local, qui veut leur imposer des corvées, des taxes. Et ils arrivent pour se défendre.

F.H. : Ils ont donc conscience qu’ils peuvent se voir rendre justice.

M.M.-B. : Si la justice du Parlement n’avait pas bonne réputation, ils ne feraient pas les démarches d’aller jusqu’à Paris.

LPA : Au cours de vos recherches, qu’est-ce qui vous a le plus surprises ?

M.M.-B. : Je ne m’attendais pas à trouver au Moyen-Âge un droit aussi développé, aussi précis, qui est appliqué : ce ne sont pas des règles théoriques. Les jugements sont des actes de la pratique qui appliquent un droit déjà très développé. Les règles de procédures se retrouvent dans bien des éléments de la procédure actuelle. C’est peut-être cela qui m’a le plus frappée. La structure des arrêts me rappelle celle des arrêts de la Cour de cassation et du Conseil d’État que j’avais étudiés à la fac. Ils existaient déjà au XIIIe ou XIVe siècle…

F.H. : Dans le genre vertigineux, je vais vous donner le point de vue complémentaire. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’on ait conservé cette masse d’archives ! Dès l’origine, on a eu conscience de la nécessité de les transcrire dans des registres. Imaginez ce que coûtait le parchemin ! Il y a des registres qui font 400 ou 500 pages, donc autant de peaux de moutons ! On a, jusqu’à la Révolution, transcrit ces arrêts sur des parchemins, on avait donc conscience que l’arrêt faisait titre et qu’il devait être conservé. À la Révolution, ils n’ont pas été détruits. Encore mieux : la Révolution a crée les Archives nationales à l’Hôtel de Soubise, et quand les archives du Parlement ont été transférées, on a créé pour elles un cadre de conservation, la galerie du Parlement, construite spécifiquement. L’effet visuel est d’ailleurs saisissant : à l’occasion d’un récolement (vérifier l’état des documents), je me suis aperçue qu’il y avait une tablette de plus d’un côté que de l’autre des bibliothèques, cela créé un effet de fuite intense. L’architecte a voulu donner cet effet vertigineux.

LPA : Comment expliquer la conservation de ces archives ?

F.H. : Déjà il y en avait beaucoup ! Comment faire du tri ? Et les dernières années du fonctionnement du Parlement, ces archives étaient encore vivantes, avec tous les derniers procès. On avait conscience que la société d’Ancien Régime était une société éminemment procédurière, et donc que cela pouvait que les arrêts pouvaient servir de preuves. D’ailleurs, sous l’Ancien Régime, les archives étaient gérées par les greffiers, qui à la fois les créent et géraient cette masse.

LPA : Que représente la figure du greffier Jean de Montluçon ?

M.M.-B. : C’est le premier greffier connu qui a recensé les arrêts. Il les écrit sur des cahiers de parchemins, et ils sont cousus ensemble avec une reliure pour constituer un registre. Il remonte jusqu’à 1254, et continue avec les arrêts au jour le jour, si bien qu’il a fait un double travail, de reconstitution au quotidien. C’est émouvant de voir les registres qu’il a tenus, on voit qu’il économise le parchemin, son écriture est minuscule, d’une finesse. Il avait une bonne vue !

LPA : On peut imaginer l’émotion suscitée par une plongée dans ces archives. Vous sentez-vous privilégiées ?

Ensemble

Indiscutablement !

F.H. : Pour moi, c’est un peu plus « normal », car c’est mon métier, mais c’est quand même fabuleux. Par exemple, à partir du moment où les greffiers se sont mis à transcrire les ordonnances royales, les archives du Parlement sont devenues le cœur de l’État royal. Si vous cherchez l’ordonnance de Villers-Cotterêts, vous la trouverez là.

M.M.-B. : Quand je suis arrivée dans l’équipe du Centre d’études d’histoire juridique, je me suis rendue dans la galerie, et j’ai ouvert les « olim ». J’ai vu leur écriture, et j’ai pensé aux greffiers…

LPA : En quoi sommes-nous encore les héritiers de ce système judiciaire ?

F.H. : La principale différence est la séparation des pouvoirs.

M.M.-B. : La déclaration des droits de l’Homme, l’abolition des privilèges, l’affirmation de l’égalité, représentent une rupture sur le plan idéologique, mais qui doit être relativisée sur le plan du droit et de la justice. Il y a une certaine continuité dans l’application du droit, notamment le droit privé. Avant la Révolution, le droit privé est essentiellement coutumier : ce sont des coutumes qui gèrent le droit privé, et non les ordonnances royales. Ce droit coutumier reste par exemple vivant au-delà de la Révolution, jusqu’au Code civil, qui en reprendra même des éléments. Mais ce qui change tout, c’est la primauté de la loi, posée par les révolutionnaires, et voulue par Rousseau. Et qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Autre différence : l’absence de motivation des décisions, qui ne sera rendue obligatoire qu’avec la loi de 1790, reprise par le Code civil en 1804 et reprise par le nouveau Code de procédure civile.

F.H. : Finalement en termes institutionnels, les héritiers d’aujourd’hui du Parlement d’hier sont au moins autant le conseil d’État que la Cour de cassation, et le Conseil constitutionnel.

M. M.-B. : En effet, la cour du Parlement rend des arrêts entre les plaideurs, comme aujourd’hui, mais elle rend également des arrêts de règlement, qui ont valeur législative. Donc la Cour est créatrice de droit, et participe à la fonction législative, un peu comme la jurisprudence du Conseil d’État, institution prétorienne, qui sur le droit administratif, est partie de rien au XIXe siècle.