Fabien Jobard : « La police est en fait un métier très administratif, il faut produire de la documentation, agir dans les règles »

Publié le 02/02/2024

Directeur de recherches au CNRS et directeur du Groupement européen de recherches sur les normativités (GERN), Fabien Jobard travaille depuis l’an 2000 entre le CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales), situé à Guyancourt dans les Yvelines, et le centre Marc-Bloch, à Berlin. Il a produit des recherches sur la délation, la sociologie des décisions judiciaires, les contrôles d’identité, le travail policier ou encore sur les émeutes urbaines. En septembre 2023, il signe avec Florent Calvez la bande dessinée Global Police aux éditions Delcourt où il propose de réfléchir à « la question policière dans le monde et l’histoire ».

Global police, La Question policière dans le monde et l’histoire, de Fabien Jobard et Florent Calvez

Delcourt/Encrages

Actu-Juridique : Qu’est-ce qui a motivé votre spécialisation sur les questions policières ?

Fabien Jobard : Lorsque j’intègre Sciences Po en 1989, c’est une année très lourde politiquement – les accords de Taëf, les massacres de Tian’anmen, la chute du mur de Berlin. Nous avions les yeux partout. En 1990, je manifeste au pied du ministère de la Justice lors du jugement des policiers dans l’affaire Malik Oussekine, une affaire que j’avais beaucoup suivie, en 1986, quand j’étais lycéen. Quelques mois plus tard à Vaulx-en-Velin, c’est le début des émeutes urbaines. En 1992-1993, mon professeur, Pierre Favre, nous fait travailler sur la manifestation, un sujet très peu travaillé en science politique – une discipline qui s’intéresse au vote, aux partis, aux institutions représentatives. Il me propose dans la foulée une thèse sur la police, tout cela était cohérent et assez enthousiasmant.

AJ : Quel est l’état de la recherche sur la police au début des années 1990 ?

Fabien Jobard : Il y avait très peu de choses à l’époque en France, contrairement au Canada ou à la Belgique qui depuis la fin des années 1960 ont des facultés de criminologie très actives. En France, la police intéresse les historiens et historiennes parce que c’est un réservoir immense d’archives ; mais d’archives sur les gens que les policiers observent ou poursuivent plus que sur elle-même. Ce champ de recherche explose vraiment dans le courant des années 2000. Aujourd’hui, en science politique ou en sociologie, une douzaine de collègues travaillent à plein temps sur ces questions. À force, cela permet d’accumuler des connaissances.

AJ : Vous avez maintenant 25 ans de recherches derrière vous. Qu’est-ce qui a changé dans votre méthodologie ?

Fabien Jobard : Quand vous êtes tout jeune, ce n’est vraiment pas facile de faire face à une institution qui n’a pas l’habitude de répondre aux demandes en provenance de l’université et dont l’inclination naturelle est même, plutôt, de s’en méfier. La police n’est aujourd’hui plus la même qu’aux débuts des années 1990. Les directions policières ne peuvent plus ériger de forteresses autour d’elles. Les commissaires sont des hauts fonctionnaires, les gardiens de la paix ont le baccalauréat… C’est un autre paysage. Et de l’autre côté, les policiers me connaissent ou connaissent mon centre de recherche, le CESDIP. Si je demande un entretien à un commissaire, il est beaucoup plus en confiance.

AJ : Vous avez travaillé sur la police en Allemagne et en France. Avez-vous réalisé des recherches plus localement ?

Fabien Jobard : J’ai travaillé sur les circonscriptions de police dans les Yvelines. C’est un contexte de grande banlieue parisienne qui mêle des quartiers très riches, très pauvres, la campagne, des gens du voyage, des cités… Il y a donc une vraie diversité de missions policières. J’ai travaillé avec police-secours de jour et de nuit, avec les brigades anticriminalité de jour et de nuit. Pour le public, j’étais un policier sans insigne ; pour les policiers, au bout de quelques vacations, pas mal de barrières ont pu tomber et ils m’ont fait confiance. C’étaient des conditions d’observation très bonnes. De l’autre côté, à Melun en Seine-et-Marne, dans des contextes urbains comparables, j’ai travaillé cette fois-ci auprès de jeunes de cité mobilisés sur les questions policières. Un des leurs avait été tué par un tir policier dans la nuque, en 1997, deux autres avaient trouvé la mort en mai 2002. Alterner les deux terrains d’observation m’a permis d’avoir un point de vue balancé sur ces questions.

AJ : Quelle était votre hypothèse lorsque vous avez abordé le terrain à Melun ?

Fabien Jobard : Au départ, il n’y avait pas d’hypothèse, mais de l’étonnement. J’observais un phénomène inattendu : alors que les jeunes avaient choisi l’émeute urbaine pour protester contre la mort de leur copain en 1997, en 2002 ils ont décidé de ne pas employer la violence et choisi de manifester, écrire des pétitions, solliciter des entrevues avec les institutions, etc. Je me suis intéressé à la place de l’âge et de l’expérience dans les mobilisations politiques de populations peu habituées, mais aussi peu légitimes, à occuper l’espace public. D’une certaine manière, la police était là un objet secondaire. Quand je suis allé du côté de ceux qu’ils dénonçaient, les brigades anticriminalité, j’essayais de comprendre la manière dont leur regard se porte sur les catégories de population. Est-ce que leur comportement change quand ils croisent les « jeunes de quartier » ? Comment ils en parlent entre eux ? Qu’est-ce que ça produit sur le terrain ?

AJ : Qu’avez-vous pu observer ?

Fabien Jobard : Je suis dans deux villes des Yvelines, dont l’une est marquée par des épisodes émeutiers encore très frais. Sur les centaines d’heures d’observation, ce qui ressortait c’était le fait de « brûler de l’essence » par la police : faire tourner la voiture, patrouiller, pour rien. L’ennui est central. Et ce que je constate, c’est que les comportements abusifs procèdent souvent de l’ennui… Si l’on y réfléchit un peu plus, on voit que c’est un des ressorts fondamentaux de l’état d’esprit des policiers d’aujourd’hui : il y a un parfum de tromperie. On promet un métier d’action, mais l’action est rarement au rendez-vous. Les policiers s’interrogent sur leur vocation : ils devaient faire peur aux voyous, mais en réalité ils écoutent les misères sociales du quotidien (violences intrafamiliales, suicides, etc.). « Suis-je policier ou travailleur social ? » C’est une dimension sur laquelle l’institution doit travailler. La police est en fait un métier très administratif, il faut produire de la documentation, agir dans les règles, etc. Cette expérience de la déception est une source majeure de ce qu’on appelle le « malaise policier ». La violence qu’ils peuvent (rarement) croiser dans la rue, ils y sont préparés, d’autant que les situations à risque sont valorisées dans l’institution. En revanche, la banalité de la misère humaine ne fait jamais de bonnes histoires à (se) raconter et l’institution ne prépare pas vraiment à ça.

AJ : Dans vos actualités, il y a la sortie de votre bande dessinée, Global police, écrite avec l’illustrateur Florent Calvez. Comment la qualifieriez-vous ?

Fabien Jobard : La proposition m’a été faite par l’éditeur. J’ai voulu tout de suite faire quelque chose de très large. Ce n’est pas une BD historique, ni un témoignage. Ce n’est pas non plus une BD d’enquête. Je voulais utiliser tout ce que peut la BD comme moyen graphique d’expression pour nous transporter ailleurs. Et que, intellectuellement, on lève le nez de nos préoccupations hexagonales autour de notre police française, pour aller loin dans le temps : apporter un regard mondial sur les polices et une réflexion locale sur notre police.

AJ : Qu’entendez-vous par « lever le nez » par rapport à la police française ?

Fabien Jobard : Avec cette proposition de BD, je voulais porter le regard au-delà de nos obsessions sur la police française ; son racisme, sa violence, son enfermement sur elle-même… Les journalistes m’interrogent souvent sur la relation police/population. Puis, ils demandent : « Faut-il revenir à la police de proximité ? » Mais la police de proximité, aujourd’hui, c’est un mot. Dans la BD, Florent Calvez et moi donnons à voir la police ou plutôt : les polices, qui se déclinent sous plein d’allures différentes. On oublie que la police était une milice bourgeoise en France, que l’État est obligé de compter avec le privé, on oublie les formes citoyennes de contrôle social qui sont l’essentiel de la police aujourd’hui à l’échelle du monde. Sans police, vous découvrez vite la pesanteur du contrôle social, c’est-à-dire la vie observée par les voisins, voire par des autorités morales ou religieuses. Ça, ce sont des polices de proximité, très proches des populations. Ainsi, penser à l’échelle globale, c’est ça qui m’intéressait.

AJ : Vous terminez avec la question : « Quelle police voulons-nous ? » Est-ce que vous savez vous-même y répondre ?

Fabien Jobard : On se retourne vers les lecteurs et lectrices… Comme disait Michael Banton dans son ouvrage de 1965 : The policeman in the community, chaque société a en quelque sorte la police qu’elle mérite. « Quelle police voulons-nous », c’est en réalité : « Quelle société voulons-nous ? » On offre un panorama des polices possibles, sans livrer toute cuite une solution miracle aux problèmes policiers contemporains. Tout est une transaction entre les sociétés et leurs policiers.

AJ : Cette BD interroge bien plus la forme que les comportements de la police. Pourquoi ?

Fabien Jobard : On ne voulait pas d’abord pointer des comportements individuels, même si on ne s’en est pas privé non plus, mais on voulait surtout les remettre dans leurs contextes, dans tout ce qui permet de les expliquer, par exemple les contraintes dans lesquelles policiers et policières sont pris. On est ainsi revenu sur les mythologies créées par les polices elles-mêmes, pour mieux s’immuniser de toute critique. On revient ainsi sur le Bloody Christmas de la police de Los Angeles, au tout début des années 1950, lorsqu’une dizaine de Latino-Américains sont tabassés dans leurs cellules par une cinquantaine de policiers. On montre comment le chef de la police est alors un personnage public, qui écrit des scénarios de séries télé sur la police comme Dragnet, qui participe à des jeux télévisés, qui anime une émission de radio hebdomadaire à la gloire des siens… Il fabrique une mythologie qui empêche les citoyens de voir ce qu’est la vraie police. Un peu comme aujourd’hui on fait de la police le cœur sacré de la République, en oubliant un événement sur lequel on revient aussi : la Police Nationale reçoit son acte de baptême par un acte d’avril 1941, du régime de Vichy. On montre ainsi les rapports, différents d’un pays à un autre, entre police et politique, police et citoyen et sous chacun de ces rapports des comportements probables, possibles. Et pas l’universel policier raciste et brutal, ou débonnaire et jovial. À la fin, on est en mesure, sans se dérober, d’avoir les outils pour s’interroger sur ce que nous voulons.

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