Histoire du droit : la Sainte Chapelle
L’île-de-France regorge de monuments historiques méritant une déambulation mais tous n’éveillent pas équitablement l’intérêt du juriste, lequel se dirige naturellement vers les lieux où raisonnent encore les échos du droit. Cette nouvelle rubrique propose d’en être le guide, d’évoquer régulièrement un site essentiel de l’Histoire du droit en fonction de l’actualité. Le premier numéro idéal d’une telle série doit nécessairement se concentrer sur l’un des piliers de la justice française tout en s’intégrant dans la préoccupation actuelle, à savoir l’achat compulsif comme célébration du Consumérisme et/ou du Christ. Un bâtiment répond à ces exigences tout en ayant le bon goût de se dresser pile au centre de Paris : la Sainte Chapelle.
L’Île de la Cité est le cœur de Paris dont la Sainte Chapelle est l’un des ventricules, recevant d’innombrables touristes vite propulsés vers d’autres artères parisiennes. Ce lieu de culte est justement célébré pour ses qualités architecturales et ses sublimes vitraux. Le juriste s’attardera plus naturellement dans le dédale de l’ancienne prison de la Conciergerie du Palais située à deux pas de la Sainte Chapelle. Les deux visites se couplent à merveille : la lumière succède aux ténèbres, la foi au désespoir, l’art au droit, le beau au sordide. Le contraste est aisé mais trompeur. L’éclat de la chapelle palatine aujourd’hui dressée au numéro 10 du Boulevard du Palais est à l’image de son influence sur la justice royale, dont elle conserva littéralement la tête durant 500 ans.
Louis IX a ordonné la construction de la Sainte Chapelle en 1241 afin qu’elle fasse office d’écrin digne de recevoir les reliques de la Passion qu’il accumule méticuleusement depuis 1238 : la Sainte-Couronne, la Pierre de Sépulcre, le Saint Sang, ainsi qu’une partie de la Sainte-Croix et de la Sainte-Lance. L’objectif est d’affirmer la foi de la dynastie capétienne, laquelle ne comprend pas encore de Saint ancêtre contrairement aux Carolingiens. Cette vitrine grandiose est consacrée en avril 1248 après seulement 7 ans de travaux. L’exposition des reliques exalte les rôles de protecteur de la foi et de disciple du Christ que souhaite endosser Louis IX. La manœuvre est d’autant plus fructueuse que ces objets de culte proviennent de l’Empire Byzantin détruit par la quatrième croisade de 1204. La consécration de la Sainte Chapelle survient opportunément pour Louis IX dans un intervalle où l’Empire latin de Constantinople n’en finit plus de tomber et où l’Empire Byzantin ne s’est pas encore relevé. Le jeune Empire latin de Constantinople n’a pas le territoire, la fortune et le prestige de son illustre prédécesseur et se trouve contraint de vendre ou de mettre en gage ses trésors les plus précieux dans le but de constituer une armée susceptible de rivaliser – en vain – avec celle de l’Empire de Nicée. Dès lors, en rachetant les reliques de Byzance, le monarque capétien s’érige temporairement en dépositaire naturel de l’idée impériale d’Orient, lui permettant de concurrencer l’autorité politique du Saint Empire Romain lequel se proclame lui-même dépositaire de l’idée impériale d’Occident.
Parallèlement à ces acquisitions, Louis IX entame de nombreuses réformes judiciaires. Si l’image rapportée par Jean de Joinville du bon roi Saint Louis rendant la justice sous un chêne de Vincennes est connue de tous grâce à la bonne place qu’elle occupe dans le roman national, le juriste sait que le monarque juge rarement lui-même. Le génie du roi est d’avoir estimé que son devoir de rendre la justice implique de le communiquer à des professionnels du droit. Il n’est pas seul sous son arbre mais bien entouré de légistes et de juges compétents qu’il désigne pour réaliser une enquête ou résoudre un litige. Ses conseillers les plus proches sont membres de la curia regis, la cour du roi : progressivement les légistes de cette cour prennent l’habitude de se réunir pour discuter – parlementer – des affaires judiciaires soumises par leur monarque, au point de donner naissance à une nouvelle formation appelée curia in parliamento. Tout en accordant sa confiance à ses juges, Louis IX met tout en œuvre pour assurer la délivrance d’une bonne justice, que ce soit en exigeant la mise par écrit des coutumes du Royaume ou en favorisant la procédure inquisitoire issue du droit romain. L’instauration de l’appel permet en outre à tout particulier mécontent d’un jugement seigneurial d’en appeler au Roi, ce dernier se plaçant définitivement à la tête de l’ordre judiciaire du Royaume. Ce bouleversement a connu de multiples résistances de la part de seigneurs convaincus de perdre dans l’Histoire l’une de leurs prérogatives la plus sacrée, car l’une des plus rentables. A contrario les justiciables profitent de l’appel pour dénoncer les erreurs judiciaires ou les abus et apprécient que les baillis, sénéchaux et autres juges royaux soient infiniment plus impartiaux et mieux formés que la plupart des juges seigneuriaux. En outre la justice royale est gratuite puisque la Grande Ordonnance de 1254 interdit aux juges royaux de recevoir des cadeaux des parties ou de prononcer une amende avant la condamnation – les fameux pots-de-vin ou épices ! Mieux encore, le roi s’octroie la compétence de juger les seigneurs eux-mêmes afin de substituer le procès au duel judiciaire, une ordalie bilatérale dont la pratique immodérée décime inutilement une partie de la noblesse française. Le jugement des nobles par la justice royale ne consacre pas un principe d’égalité de tous les justiciables, pas plus qu’il ne révèle un accroissement considérable du pouvoir royal. La plus célèbre affaire concerne Enguerrand IV de Coucy en 1259. Ce dernier surprend sur les terres d’une abbaye lui appartenant trois jeunes braconniers de bonne naissance placés sous la garde de l’abbé. Convaincu d’être dans son bon droit, il les pend. Ce jugement expéditif donne lieu à un recours de la part de l’abbé devant le roi. Enguerrand de Coucy réclame un duel judiciaire, mais le roi rétorque que pour les affaires qui concernent l’Église, les pauvres ou les personnes faibles, le duel est impossible : il faut un champion, et aucun champion ne serait à même d’affronter un chevalier ! Il fait arrêter ce noble dans l’idée de le pendre, à l’issue d’un véritable procès cette fois. Le roi, loin d’être omnipotent doit faire face à l’opposition des Grands, indignés que l’on refuse à leur pair le droit au duel judiciaire – pourtant prohibé en matière criminelle par la récente ordonnance de 1258. Louis IX accepte qu’il soit jugé par ses semblables, lesquels prononcent après enquête – la fameuse inquisitio – une condamnation : il doit racheter sa vie en payant une amende de 10 000 livres, construire deux chapelles, donner le bois sur lequel s’est déroulée l’infraction à l’abbaye, abandonner son droit de haute justice et partir en terre sainte pour obtenir le salut de son âme. Une sentence aussi terrible qu’indulgente au regard de la volonté royale initiale, laquelle aurait pu sans mal faire balancer ce nobliau au chêne de Vincennes si elle avait été aussi absolue que la croyance populaire l’imagine.
La Sainte Chapelle n’a au début qu’un rôle judiciaire anecdotique. Les serments étant formulés sur des reliques, il semble pertinent d’en avoir quelques-unes à portée de main, mais cette main – de justice – n’est que rarement à portée de la Sainte Chapelle dans la mesure où la curia regis est à l’origine itinérante, exerçant dans le sillage du monarque ou à défaut de la régence dans l’ensemble du domaine royal. La curia in parliamento se fixe rapidement et de manière informelle à Paris du fait de sa séparation de plus en plus nette avec la curia in consilio, laquelle demeure constamment auprès du roi. Louis IX décède probablement du scorbut en 1270 à Carthage durant la VIIIe croisade et est canonisé en 1297. Désormais reconnu officiellement sous le nom de Saint Louis, il devient lui-même objet de culte. Le projet originel de son petit-fils Philippe le Bel est de transférer la tête à la Sainte Chapelle afin qu’elle soit au plus près du Palais, et il commande à cet effet un reliquaire dès 1299. Néanmoins il ne peut agir sans l’autorisation de la papauté ! Le pape français Clément V consent finalement en 1305 à ce que la partie haute de la tête soit transportée à la Sainte Chapelle, les moines de Saint-Denis conservant la mâchoire inférieure.
La translation de la tête de Saint Louis est célébrée le 17 mai 1306. Philippe le Bel parachève ainsi une manœuvre habile visant à oindre définitivement ses juges de l’aura de son aïeul. Depuis 1302 le roi émet le projet de fixer la curia in parliamento au Palais Royal en attribuant aux juges une salle où ils pourraient rendre régulièrement la justice souveraine au nom du roi ; cette idée germe en même temps que celle de la translation de la relique de Saint Louis et se concrétise peu ou prou au même moment, entre 1304 et 1306. La sédentarisation du Parlement de Paris accroît son activité et accentue la spécialisation de ses membres, notamment avec la création de la Chambre des enquêtes dès 1306. Sous le patronage de la tête de Saint Louis, les magistrats du Parlement s’imposent en tant que chefs de l’ordre judiciaire du Royaume et sont astreints à honorer la promesse de délivrance d’une bonne justice formulée par le monarque. Dans le même temps, la présence si proche de la sainte figure permet à Philippe le Bel de rappeler à sa cour que c’est du roi seul qu’elle tient son existence et son autorité, que la plénitude de cette autorité qu’elle n’exerce qu’en son nom demeure toujours en lui, et que l’usage n’en peut jamais être tourné contre lui.
Ce patronage perdure pendant près de cinq siècles jusqu’à la dissolution du Parlement de Paris fin 1790. Pendant quelques mois Saint Louis veille le corps inerte de sa curia in parliamento ; son crâne devient l’ultime reliquat de la Justice de Vincennes. Louis XVI rompt le deuil l’année suivante en renvoyant la tête à la basilique Saint-Denis où elle disparaît à jamais. L’esprit de Saint Louis n’a évidemment abandonné ni la Sainte Chapelle, ni la justice française. Il siège encore sous son chêne au cœur de ce qui était son Palais Royal, dans une galerie éponyme de la Cour de cassation.