L’invasion de l’hôtel des Menus-Plaisirs
Le 6 janvier 2021 des centaines d’hommes et de femmes ainsi qu’un bison néo-nazi encouragés par des thèses complotistes ont assaillis le Capitole. L’intrusion s’apparente à un sacrilège en ce qu’elle viole le lieu le plus sacré de la démocratie américaine et révèle la perte de contrôle d’un président sur des émeutiers qu’il a maladroitement tenté d’utiliser à des fins politiques. Le juriste se souvient que cette scène surréaliste s’est déjà produite en 1789. L’Assemblée nationale constituante siège alors à l’hôtel des Menus-Plaisirs, à proximité du château de Versailles.
Jean Joseph Mounier est élu président de l’Assemblée le lundi 28 septembre 1789 pour 15 jours. L’assemblée piétine, elle lance plusieurs projets de front et crée de nombreux comités dont la composition et l’objectif évoluent constamment. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, bien qu’adoptée le 26 août dernier, n’est toujours pas acceptée par le roi, tout comme les 19 premiers articles de la Constitution. Le jeudi 1er octobre, l’Assemblée vote un décret autorisant Mounier à présenter ces deux textes à l’acceptation du roi. Le soir même, le régiment des gardes du corps organise un banquet à Versailles en l’honneur du régiment de Flandre, lequel s’empresse d’offrir un second banquet en remerciement. Le bruit se répand que la cocarde tricolore aurait été piétinée au profit d’une cocarde blanche ou noire ; des chants antipatriotiques auraient été proférés en présence d’un monarque consentant. Le simple fait de banqueter pendant que Paris connaît la disette suffit à attiser le mécontentement de la population, car malgré les excellentes récoltes de 1789, la capitale est victime de difficultés d’approvisionnement favorisées par la spéculation sur les grains. Une théorie complotiste apparaît sous l’impulsion de deux journaux, le Courrier de Versailles à Paris et les Révolutions de Paris. Le régiment de Flandre va enlever le roi ! L’information est prise très au sérieux par les Parisiens au point que certains projettent dès le dimanche 4 octobre de marcher sur Versailles et sauver le roi des aristocrates. Le même jour, Louis XVI formule une réponse au décret de l’Assemblée.
Mounier en donne la lecture le lundi matin. Le monarque joue l’ambiguïté en accordant son accession aux articles de la Constitution sous la condition impérieuse que le pouvoir exécutif ait son entier effet entre ses mains. Il rejette la Déclaration au motif qu’elle contient certes de très bonnes maximes, mais que ces dernières sont susceptibles d’applications et d’interprétations différentes. En l’état ce n’est qu’une première base pour les lois qui doivent nécessairement en préciser le véritable sens ; en un mot elle est trop vague pour avoir la moindre portée juridique. Le député Muguet de Nanthou ouvre véhémentement le débat : ce n’est pas la réponse que la Nation a le droit d’attendre ! Le roi ne peut que reconnaître les principes indestructibles de la Déclaration dès lors qu’ils sont présentés, il faut lui demander sur-le-champ une acceptation pure et simple ! La réponse du roi est destructive non-seulement de toute Constitution, affirme Robespierre, mais encore du droit national à avoir une Constitution. Celui qui peut imposer une condition à une Constitution a le droit d’empêcher cette Constitution, il met sa volonté au-dessus du droit de la Nation. Est-ce au pouvoir exécutif de critiquer le pouvoir constituant, de qui il émane ?
L’Assemblée se scinde en quatre groupes hétérogènes. Prieur propose que le président visite le roi pour lui demander d’accepter purement et simplement les deux textes, suggestion soutenue immédiatement par Duport, Goupil de Préfeln, Pétion de Villeneuve et De Richier de la Rochelongchamp. Mirabeau, l’abbé Maury, Rewbell et Glezen soutiennent que le roi accepte clairement les articles de la Constitution avec une condition bien naturelle et que la Déclaration n’est qu’un supplément inutile à la Constitution. Le président n’a qu’à demander au roi d’éclaircir sa réponse. Barrière de Vieuzac propose de distinguer la Déclaration des articles constitutionnels. La première n’a pas besoin d’être acceptée par le roi car les droits des hommes sont antérieurs à ceux des monarques, elle ne peut être que publiée. La Constitution seule peut être présentée à l’accession du prince plutôt qu’à son acceptation, elle est insusceptible de refus ou de critique du pouvoir exécutif puisqu’il ne prend sa source que dans la Constitution. La mouvance minoritaire incarnée par le comte de Montboissier et Dominique Garat suggère qu’il n’y a pas à discuter la réponse du roi. La Constituante vote en faveur du premier groupe exigeant l’acceptation pure et simple au risque d’aboutir à une impasse politique. Le bureau nomme en conséquence 12 députés chargés d’accompagner le président Mounier devant le roi.
Target s’empresse de monter à la tribune. Des citoyens arrivés ce matin de Paris lui ont appris que les subsistances y manquent, il supplie que la députation prie le roi de faciliter la circulation des grains. Il est trop tard : une foule de citoyennes envahit l’Assemblée !
Les femmes des halles parisiennes ont improvisé dès l’aube une réunion sur la place de Grève afin d’en appeler à la commune de Paris. Un cortège hétéroclite se forme, les initiatrices du mouvement étant submergées par des milliers de sympathisants majoritairement masculins. Les femmes perdent la direction de la troupe au profit du jeune Stanislas Maillard, héros du printemps proclamé héraut de l’automne. La masse entame le voyage en direction de Versailles selon une tradition ancestrale de requêtes frumentaires, mais cette fois ce n’est pas au roi qu’elle s’adresse mais à l’Assemblée. Maillard y réclame du pain et la punition des gardes du corps, affirmant que les aristocrates veulent faire périr le peuple de Paris de faim en corrompant les meuniers. Il supplie l’Assemblée d’envoyer une députation aux gardes du corps pour les engager à prendre la cocarde nationale. Les gardes du corps lui envoient immédiatement une cocarde tricolore en gage de bonne foi : vive le roi, vivent les gardes du corps ! Il supplie ensuite l’Assemblée de demander au roi de renvoyer le régiment de Flandre afin d’apaiser le peuple. Il prétend ne pas adhérer aux thèses complotistes d’enlèvement du roi, mais en temps de disette cruelle ce sont autant de bouches inutiles à nourrir. L’Assemblée est ravie de saisir cet argument et envoie sur-le-champ une députation afin de demander au roi d’accepter purement et simplement la Déclaration et les 19 articles de la Constitution, ainsi que d’assurer à la capitale les grains et la farine dont elle a besoin. Les députés ne font qu’ajouter la proposition de Target ! L’intervention de Maillard ne lui rapporte qu’une cocarde et le droit d’intégrer la députation en compagnie de quelques citoyennes ; elle offre à la Constituante la pression populaire nécessaire pour inverser son rapport de force avec le roi.
Les femmes parisiennes siégeant à l’Assemblée nationale parmi les députés, estampe de Jean-François Janinet, (1789-1791)
L’évêque de Langres assure la présidence en l’absence de Mounier. Les citoyens et citoyennes demeurent à la barre pendant la poursuite des travaux soporifiques. Le malaise est palpable ; au bout d’une heure un député propose en vain d’envoyer une seconde députation. Deux heures plus tard Guillotin rapporte la première réponse, la plus évidente : que les blés arrêtés autour de Paris soient transportés sans délai à la capitale ! Vive le roi ! Il est 21h30, l’évêque lève la séance. Ainsi quelques minutes plus tard Mounier retrouve une salle désertée par la majorité des députés au profit de badauds. En tant que monarchien le président se méfie du despotisme du peuple ; quel curieux sentiment doit-il éprouver en délivrant son rapport devant cette nouvelle assemblée populaire ! Il annonce le revirement incroyable du jour : les articles de la Constitution et la Déclaration sont acceptés purement et simplement. Le triomphe de l’Assemblée semble total, mais à quel prix ?
La foule n’est plus d’aucune utilité pour les députés mais elle ne se retire pas. La perspective d’une marche de six heures en pleine nuit n’est pas attrayante, d’autant que le roi a distribué des vivres. Des fêtes improvisées éclatent et tournent aux escarmouches. La pression de la masse se retourne vers l’Assemblée au point que Mounier rappelle ses confrères vers 1h du matin au son du tambour. Les députés réinvestissent péniblement un hôtel des Menus-Plaisirs bondé. Dans une piètre tentative de se ré-approprier et de re-sacraliser le lieu les élus entament une discussion relative au projet de Code criminel. Les parisiennes s’agacent : Eh quoi ! Que nous importe la jurisprudence criminelle, quand Paris est sans pain ! Peu après des soudards pénètrent dans le château en tuant quelques gardes. La populace réclame de voir la famille royale au balcon pour s’assurer de leur intégrité physique : les Parisiens n’ont manifesté aucune animosité à l’encontre de leur souverain et s’inquiètent que sa sécurité soit indubitablement compromise. Un cri est prononcé et résonne en une sentence amplifiée par des milliers de gorges : À Paris !
L’intrusion des émeutiers dans l’hôtel des Menus-Plaisirs marque en pratique la fin de la monarchie absolue. Le roi est transféré aux Tuileries, palais qui n’a pas connu la présence royale depuis la minorité de son père. Le roi de France est soumis à la tutelle populaire et devient par décret du 8 octobre le premier roi des français. La Constituante se résout à le suivre mais Mounier décide de fuir une révolution qu’il estime définitivement hors de contrôle. Les députés de la noblesse demandent l’abandon des costumes distinctifs afin de ne pas être associés au prétendu complot aristocratique et le 15 octobre chacun se réunit en fonction de ses affinités politiques plutôt qu’en raison de son ordre, donnant naissance à la droite et à la gauche. Enfin l’acceptation extorquée au monarque empêche définitivement l’adhésion du roi à la Constitution et l’application concrète de la Déclaration des droits.