Romain Juston Morival : « La parole des légistes oriente l’enquête dès le début » !
Comment une tache de sang peut-elle devenir une preuve ? Comment déterminer le nombre de jours d’incapacité totale de travail (ITT) pour une victime d’agression ? Autant de questions, cruciales dans une affaire pénale, auxquelles doivent répondre les médecins légistes. Entre 2012 et 2017, le sociologue Romain Juston Morival, maître de conférences à l’université de Rouen, a rencontré plus d’une cinquantaine d’experts médico-légaux et en a accompagné certains en salle d’autopsie ainsi qu’en consultation. Il en a tiré une thèse : « Médecins légistes. Une enquête sociologique », publiée en 2020 aux presses de Sciences Po. Il y décrit les liens entre blouses blanches et robes noires. Rencontre.
Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a amené vous intéresser à l’expertise médico-légale ?
Romain Juston Morival : En master 2, j’ai cherché un sujet de thèse qui me permettrait d’approfondir deux domaines de la sociologie ; la sociologie des sciences et la sociologie du droit. Ces sciences ont en commun la recherche d’une vérité, qu’elle soit scientifique ou judiciaire. Ainsi, je me suis intéressé aux experts judiciaires, nommés occasionnellement par les juges d’instruction afin d’apporter un éclairage technique dans leur champ de compétence. Un certain nombre de travaux de sociologie leur avaient déjà été consacrés, notamment sur l’expertise psychiatrique. Cependant, si nous disposons de beaucoup de matière sur l’identité de ces experts ainsi que sur les enjeux de leurs expertises, la manière dont ils travaillent, en revanche, demeurait une boîte noire. J’ai donc choisi d’aborder l’expertise judiciaire avec une approche de sociologie du travail, c’est-à-dire en regardant les experts judiciaires travailler. Je voulais voir comment s’élaborent les preuves techniques et scientifiques utilisées dans les procès.
AJ : Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser aux médecins légistes ?
R.J.M : Il fallait que je puisse voir les experts travailler et cela me semblait impossible d’accompagner des experts psychiatres en consultation. J’ai envisagé d’autres domaines – architecture, bâtiment, comptabilité et finance –, tous ces corps de métiers intervenant ponctuellement pour produire des expertises dans des affaires judiciaires mais j’ai finalement eu la chance de rencontrer Fabien Jobard, sociologue du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste des questions de police qui était en lien avec des médecins légistes et des experts de l’ADN. Je lui ai envoyé mon projet sur « la boîte noire » de l’expertise qui l’a intéressé. Ainsi, avec son appui, j’ai pu accéder aux salles d’autopsie et aux laboratoires génétiques et de toxicologie. J’ai observé ces experts jusqu’au tribunal lorsqu’ils allaient exposer leur rapport et répondre aux questions de la cour d’assises. En thèse, j’ai abandonné l’ADN et la toxicologie pour me consacrer pleinement à la médecine légale. C’est une discipline célèbre – on voit des médecins légistes tous les soirs dans des séries télévisées – et pourtant méconnue, peu explorée par les sciences sociales.
AJ : Qui sont les médecins légistes ?
R.J.M : J’ai mené une enquête par observation dans deux instituts médico-légaux et trois unités médico-judiciaires, rencontré plus d’une cinquantaine de médecins légistes et mené des entretiens dans un grand nombre de services de médecine légale. J’ai été surpris, finalement, de voir qu’il y avait presque autant de parcours que de médecins légistes. Tous les pans de la médecine sont présents : pédiatrie, anatomopathologie ou encore médecine du sport ou du travail. Pour certains, l’expertise médico-légale est une vocation, pour d’autres, il s’agit d’une alternative après un classement à l’examen national ne leur permettant pas d’accéder à la spécialité initialement visée.
AJ : Comment définissez-vous la médecine légale ?
R.J.M : La médecine légale est ce qu’on pourrait appeler un « OJNI » ; un objet judiciaire non identifié. Il s’agit d’une discipline tiraillée entre la médecine et le droit. Les médecins légistes sont des médecins qui ne soignent pas ou, en tout cas, pas comme les autres. Ils ne sont pas non plus des acteurs judiciaires ou des auxiliaires de justice. Ce sont des blouses blanches qui travaillent avec les robes noires de la justice. Le médecin légiste est l’un des tous premiers intervenants de la chaîne pénale et travaille uniquement sur réquisitions, il est, en effet, réquisitionné par le parquet. En outre, au-delà des autopsies, ces médecins ont une activité clinique : ils définissent le nombre de jours d’ITT, examinent des plaignantes dans des affaires de violences conjugales, des enfants victimes de maltraitance ou encore des personnes victimes de viol. Ils examinent également les patients en mesure de privation de liberté afin de maintenir un accès au soin ou d’effectuer des tests de dépistage de stupéfiants. Enfin, les médecins qui travaillent dans les services de médecine légale répondent quotidiennement aux questions des enquêteurs et des magistrats du parquet.
AJ : En quoi l’expertise médico-légale se distingue-t-elle de l’expertise judiciaire ?
R.J.M : L’expertise judiciaire est construite sur l’idée que l’expert – qu’il soit architecte, psychiatre ou encore traducteur – doit avoir un enracinement professionnel ailleurs que dans la justice, l’argument étant qu’il doit compter parmi les meilleurs professionnels dans son domaine. Ainsi, pour cela, il faut que l’expert reste connecté à son environnement. Les expertises doivent donc être des activités annexes et ponctuelles dans leur vie professionnelle même si, dans la pratique, ce n’est pas toujours le cas. Des travaux de sociologie montrent qu’il existe des « serial experts » qui font énormément d’expertises judiciaires. Au vu de ce contexte, cela m’a surpris de découvrir que l’expertise médico-légale était un métier à temps plein.
AJ : La médecine légale est-elle une spécialité à part entière ?
R.J.M : Depuis deux siècles, la médecine légale oscille entre expertise occasionnelle et spécialité médicale. En effet, à certains moments, on considère que ces médecins, comme les autres experts, doivent se contenter d’expertises occasionnelles et à d’autres moments, cependant, on estime qu’ils doivent se spécialiser en médecine légale. Mais nous sommes actuellement à une période où la médecine légale se professionnalise et devient une spécialité à part entière ; en 2012, une réforme a inclus la médecine légale à l’hôpital dans des services dédiés – les instituts médico-légaux et les unités médico-judiciaires. Ainsi, toute la journée, des médecins y évaluent des ITT, procèdent à des examens de compatibilité avec une mesure de garde à vue et, dans certains hôpitaux, effectuent des autopsies. En outre, depuis 2017, la médecine légale est une spécialité médicale comme une autre pouvant être choisie à l’internat à l’issue de l’examen national classant (ECN), en suivant le parcours « médecine légale et expertise médicale » qui vise à former les médecins légistes ainsi que d’autres médecins experts amenés à intervenir dans des procédures judiciaires. Avant cette réforme, la médecine légale était une sur-spécialité, tout comme la médecine d’urgence. Cela explique le fait que des médecins de formations très diverses soient devenus légistes.
AJ : Quels sont les enjeux de cette spécialisation ?
R.J.M : En ce qui concerne les légistes actuellement en poste, leur spécialité d’origine colore leur exercice de la médecine légale. Cela ne sera cependant plus le cas des générations de légistes actuellement en formation. En effet, la médecine légale étant devenue une spécialité, les parcours vont certainement être plus uniformes. Cette réforme signifie par ailleurs que, désormais, le plus important pour un médecin légiste est de savoir travailler avec la justice. Troquer le soin contre l’expertise est un travail qui s’apprend. Faire de la médecine légale une spécialité médicale, c’est accentuer la dimension de collaborateur du juge du médecin légal au détriment d’un savoir spécialisé. Cela peut poser problème, comme l’a notamment illustré l’affaire Adama Traoré : les médecins légistes qui ont conclu à une mort naturelle ont été contredis par des spécialistes des pathologies cardio-vasculaires contactés par la famille qui n’avaient pas le statut d’expert objectif mais tiraient une légitimité scientifique de l’exercice quotidien de leur spécialité hospitalière. Le juge d’instruction a pris en compte leur contribution et a demandé une seconde expertise médico-légale. Depuis, on en est à plus d’une dizaine d’expertises médico-légales, dans cette affaire.
AJ : Les experts sont-ils neutres ?
R.J.M : En France, l’expertise repose sur l’idée d’une séparation nette entre science et droit. Ainsi, un bon expert ne doit surtout pas déborder sur la vérité judiciaire. Le légiste, comme tous les experts judiciaires, doit répondre à des questions d’ordre technique : quels sont les mécanismes ayant entraîné la mort ? Combien de jours d’ITT doivent être attribués à une victime d’agression ? Un suspect peut-il être maintenu en garde à vue dans les locaux de la police ? Mais on ne lui demande pas qui est coupable ou s’il faut poursuivre. Le juge ou les jurés sont ainsi libres d’intégrer ou non ces éléments dans leur décision judiciaire et de leur donner la forme d’une vérité judiciaire. Ils peuvent décider de ne pas tenir compte d’une expertise. L’inverse serait problématique puisque cela reviendrait à dire que le véritable juge, c’est l’expert. C’est en tout cas ce que l’on apprend dans les universités de droit.
AJ : N’est-ce pas un peu théorique ?
R.J.M : Pour apprécier si cela est théorique, il faut aller voir, concrètement, comment travaillent les légistes en salle d’autopsie et en consultation et la première découverte que j’y ai faite, c’est qu’il y a beaucoup de monde dans une salle d’autopsie, plusieurs autopsies sont menées en parallèle. En plus du médecin légiste et de l’agent technique qui l’assiste, un technicien de l’identité judiciaire qui prend des photos ainsi que des officiers de police judiciaire sont présents. Sans les policiers, les légistes auraient parfois plus de mal à conclure, à déterminer la vérité sur les causes de la mort. C’est pour cela qu’ils préfèrent en général attendre que les policiers arrivent pour commencer leur travail. Cela ne transparaît cependant pas du tout dans le rapport d’expertise, celui qui le lit ne peut pas se douter du poids de la parole des policiers.
AJ : Qu’apporte la police au médecin ?
R.J.M : Avant que l’autopsie ne commence, policiers et médecins échangent dans un bureau, ou simplement dans le couloir en marchant, sur les procès-verbaux présents dans le dossier. Le médecin légiste recueille de nombreuses informations sur le contexte de la découverte du corps ; cela va lui permettre de savoir sur quelle partie du corps il doit s’attarder et à quel prélèvement il doit procéder. Le droit ne le formule pas ainsi, mais ce moment de l’expertise, de même que les moments de la garde à vue ou du procès, vise à raconter une histoire.
AJ : Que voulez-vous dire par là ?
R.J.M : Le droit, ce sont des séquences via lesquelles on cherche à raconter une histoire qui résiste. Ce processus commence par la garde à vue puis se poursuit devant la cour d’assises, lorsque les jurés mettent à l’épreuve la culpabilité de l’accusé. Loin de la vision théorique du légiste qui fait de la technique seul dans son coin avant d’envoyer un rapport qui passera à la moulinette narrative, il s’agit, dès ce moment, de coproduire, avec les enquêteurs, un récit sur ce qui s’est passé. Ce n’est pas une critique que de dire cela. Si on veut décrire proprement ce qu’est une expertise médico-légale, on ne peut pas passer à côté de ces ingrédients narratifs et judiciaires ; pour que la science puisse rentrer au tribunal, il faut que la justice rentre au laboratoire.
AJ : Cela vaut-il pour le reste des expertises ?
R.J.M : Faute d’avoir fait des enquêtes plus larges, je me garderais de l’affirmer. Mais il me semble tout à fait plausible que les éléments judiciaires transmis par le juge d’instruction lorsqu’il commande une expertise à un expert judiciaire ait un effet sur la manière dont ce dernier va orienter son travail. Le fait que la médecine légale en France soit assurée par des gens qui ne font que cela encourage ce type de relations avec les magistrats du parquet.
AJ : Peut-on contredire un expert ?
R.J.M : Durant le procès, les experts judiciaires sont mis à l’épreuve par les avocats. En revanche, j’ai observé que les légistes sont relativement peu challengés. En effet, si les experts en sciences humaines peuvent être contredits, lorsqu’il s’agit de sciences naturelles, la parole de l’expert donne lieu à peu de débats. Il est très compliqué d’attaquer un légiste rendant une expertise technique, qui bénéficie de l’aura de la science. En outre, celui-ci se rend fréquemment au tribunal et est donc difficile à déstabiliser. La preuve médico-légale est parfois considérée comme la reine de preuves.
AJ : Les batailles d’experts n’existent donc pas ?
R.J.M : Dans le système pénal français, l’expert est nommé par le juge et il y en a souvent un seul. Si des contre-expertises peuvent être ordonnées par le juge d’instruction, celles-ci sont rares. Au civil, en revanche, chaque partie peut avoir son expert. Le système est différent aux États-Unis ; les batailles d’experts y sont courantes, même au pénal. En effet, dans ce pays de common law, chaque partie choisit son expert. Les experts vont ensuite s’affronter et c’est de la controverse entre les deux que doit émerger la vérité judiciaire.
AJ : Comment les magistrats du parquet se positionnent-ils vis-à-vis de ces experts ?
R.J.M : J’ai été en immersion dans le service de traitement en temps réel de la permanence du parquet d’un tribunal judiciaire de taille moyenne ; au téléphone, les magistrats échangent avec les policiers et prennent des décisions en temps réel. C’est une révolution dans le monde de la justice pénale. Ainsi, j’ai pu voir comment les données médico-légales orientent en direct les décisions prises par les magistrats du parquet. J’ai trouvé cela passionnant. La parole des légistes est déterminante dès le début de l’enquête. Les poursuites du parquet vont découler de leurs avis ; par exemple, si un expert alloue à une victime une ITT supérieure à 8 jours, les magistrats doivent forcément orienter l’affaire vers le tribunal correctionnel. À l’inverse, pour une ITT de moins de 8 jours, l’affaire va relever du tribunal de police et se régler par une simple contravention, sauf s’il y a des circonstances aggravantes permettant au magistrat de s’affranchir de la durée de l’ITT et de correctionnaliser l’affaire. Pourtant, l’estimation du nombre de jours d’ITT peut varier considérablement d’un service, d’un médecin, d’un cas à un autre. Malgré son intitulé, l’ITT ne caractérise pas une incapacité totale et n’est pas non plus liée au travail mais évalue le nombre de jours durant lesquels un individu est gêné pour accomplir des tâches de la vie quotidienne. Médicalement, il n’est pas simple de déterminer si telle gêne va durer une semaine ou 9 jours. En outre, la France manquant de légistes, de nombreuses évaluations d’ITT sont réalisées par des médecins de ville ou des services d’ urgences, qui ont une toute autre appréciation de ces situations. Il est également demandé aux médecins légistes de prendre en compte le retentissement psychologique des violences ; certains le font en rajoutant des jours d’ITT, d’autres construisent des appréciations globales et d’autres encore vont intégrer ce retentissement dans un certificat écrit plutôt que dans le chiffre de l’ITT. Il s’agit donc d’une qualification complexe et variable, qui implique pourtant la mise en œuvre quasi mécanique des poursuites.
Référence : AJU003l1