Denis Salas, la justice et le Déni du viol

Publié le 29/09/2023

Dans son livre : Le Déni du viol, essai sur une justice narrative, l’ancien magistrat et observateur de la justice, Denis Salas, s’interroge : que doit faire la justice des témoignages de violences sexuelles qui lui arrivent depuis la libération de la parole venue du mouvement #MeToo ? Pour répondre à cette question, Denis Salas explore notre patrimoine artistique et littéraire, en pointant les œuvres qui ont permis aux victimes d’exprimer les violences subies. Il montre comment ces récits, en changeant les représentations collectives, participent à la construction de la norme juridique. Un essai de haut vol, qui fait dialoguer Virginie Despentes et Sophocle, l’affaire Dreyfus et le mouvement #MeToo.

Actu-Juridique : Comment vous est venue l’envie d’écrire ce livre ?

Denis Salas : Dans ma première vie professionnelle, avant de bifurquer vers l’enseignement et la recherche, j’ai été juge des enfants. Je reste imprégné des affaires de maltraitance et de violences sexuelles que j’ai eues à traiter. Plus tard, quand le mouvement #MeToo a surgi, je travaillais avec le procureur, Pierre Truche, à qui j’ai dédié ce livre. Nous étions destinataires de plaintes de victimes féminines et masculines. Nous en avons beaucoup parlé et il insistait pour y répondre. Après son décès en 2020, j’ai voulu rester fidèle à cet engagement. C’est ainsi qu’a commencé le travail d’écriture, d’élucidation d’une question, clarification progressive de l’obscur. Dans ce cas, la question était de savoir quel sens la justice doit donner à de telles plaintes. L’institution judiciaire est-elle outillée pour recevoir non pas un fait matérialisé comme elle en a l’habitude, mais un simple récit, un témoignage intime ? J’ai choisi de partir non pas du droit ou de la sociologie mais des récits singuliers. Ils sont le cœur de mon travail car ils véhiculent une histoire nourrie d’expérience que seules les victimes peuvent éprouver. Le concept de justice narrative résume cette approche. Le livre s’ouvre sur un extrait de Histoire de Mouchette dans lequel Georges Bernanos relate le contexte d’un viol subi par une jeune fille de 14 ans. Bernanos écrit quelque part « qui veut comprendre l’homme doit s’emparer de sa douleur » et cela se ressent dans son texte. Mouchette a été le fil conducteur de mon essai, elle m’a beaucoup accompagné dans l’écriture.

AJ : Vous mélangez récits littéraires et juridiques. Pourquoi ?

Denis Salas : Ces récits sont souvent des autofictions ou bien sont issus du travail d’un écrivain qui, par l’imagination, arrive à se transporter dans la souffrance de son personnage. C’est le cas de William Faulkner, de Nancy Huston ou d’autres qu’on croise au fil de l’essai. Ces récits autobiographiques ont pour moi une valeur de témoignage unique sur la violence intime. Je ne sépare pas fiction et non fiction, les deux portent une vérité, s’éclairent mutuellement. Des romans et nouvelles, je retiens la vibration existentielle qui les anime. C’est la même vibration que je ressens dans le témoignage en justice. Je me tourne également vers les arts visuels en proposant quelques images. Les femmes peuvent trouver dans l’art le moyen de répondre aux agressions subies. Comment ne pas citer par exemple les performances de Niki de Saint-Phalle ?

AJ : Ces victimes n’ont pas toute la même attitude vis-à-vis de la loi…

Denis Salas : Le point de départ de mon analyse repose sur les positionnements qu’elles ont devant la loi. J’ai identifié trois attitudes qui ont structuré les trois parties de mon livre. La première attitude consiste à subir la loi comme une injustice, une oppression, un écrasement. La deuxième attitude est de contester cette loi injuste, de se révolter contre elle et de lui opposer son refus, parfois avec violence. Enfin, la troisième attitude est de faire alliance avec la loi comme une ressource que l’on peut utiliser. Ces trois parties de mon livre forment un essai de compréhension de la réception par la justice de récits et de plaintes qui émergent sur fond de déni séculaire du viol. Les trois attitudes face à la loi sont liées. Vous ne comprenez pas la force de la révolte actuelle si vous ne mesurez pas la pesanteur du passé. Vous n’éprouvez pas le besoin de changer la loi si vous ne passez pas par les apories de sa contestation. La deuxième partie de l’essai cite plusieurs exemples de femmes artistes qui répliquent à leur agresseur. On y retrouve la figure emblématique d’Artemisia Gentileschi, artiste peintre du XVIIe siècle violée par un assistant de son père. Ce viol fut suivi d’un procès où elle fut considérée comme une coupable et torturée. Elle s’est en quelque sorte « vengée » de cette agression dans un tableau, Judith décapitant Holopherne, reproduit dans mon livre : la décapitation est ici une castration symbolique infligée à son agresseur et ceux qui l’ont soutenu. Dans la littérature on trouve également des scènes de vengeance sublimée – et avec quelle force ! – chez Virginie Despentes.

AJ : Une ambition de votre essai est d’étudier l’origine du mouvement féministe. Quelle a été votre démarche de ce point de vue ?

Denis Salas : L’exploration des témoignages permet d’en comprendre les racines. En France, dans les années soixante-dix, le mouvement de la libération des femmes se défie de la justice et ses lois. Le livre : Le viol du silence, écrit par Eva Thomas, en 1986, m’avait beaucoup marqué à l’époque. Ce récit profond d’un inceste père/fille est un des premiers à mettre cette question sur la place publique. Eva Thomas, à l’époque, affirme la prééminence de ce combat et explique qu’elle doit passer par la reconnaissance d’un « dire » public de la loi. Plusieurs décennies plus tard, le récit de Vanessa Springora lui fait écho. Dans les deux cas, il y a la revendication d’une mémoire blessée par le récit qui rend justice quand l’institution judiciaire est impuissante. Le récit répond à une souffrance individuelle ignorée jusque-là dans l’espace public. Au bout de leur chemin, ces voix singulières suscitent une prise de conscience collective incarnée par le mouvement #MeToo. Par leur portée sociétale, elles migrent ensuite vers le monde du droit en aspirant être reconnues. Le récit se moque du temps, il est libre, alors que la justice est contrainte par le temps et la prescription. Il habite une temporalité subjective et par là même imprévisible. Le droit ne peut s’en saisir qu’en partie à travers son langage, ses formes, ses temporalités propres. C’est le paradoxe de cette rencontre entre ces deux mondes que j’ai tenté de dénouer.

AJ : Quel est votre positionnement face à la libération de la parole des victimes ?

Denis Salas : C’est là un type de récit sur lequel je suis partagé. Eva Thomas ne nomme à aucun moment son agresseur dans son livre. Dans celui de Vanessa Springora, même si on sait qu’il s’agit de Gabriel Matzneff, on ne peut parler d’une volonté de nuire même si l’effet lui sera préjudiciable. Le hashtag « Balance ton porc » montre que la volonté première est celle de dénoncer au nom d’une cause juste. Mais quelle est la frontière entre dénoncer et dénigrer ? La même chaîne de causalité ne les lie-t-elle pas ? D’un côté, il est nécessaire de témoigner et de dénoncer. C’est le principe de « J’accuse », forcément nominatif. Or accuser revient à raconter des faits précis, à affirmer unilatéralement qu’il y a une culpabilité. On entre dans un mouvement perpétuel d’accusation et de contre-accusation au terme duquel il y a un vainqueur et un vaincu. Je comprends que des personnes publiques ou privées qui voient leur réputation atteinte réagissent. Il y a eu de nombreux exemples où des personnes traitées publiquement de pédophiles, y compris par la justice, étaient innocentes et se sont suicidées. L’infamie qui les frappe est le propre d’actes où l’abject côtoie l’intolérable. Au nom de causes justes, faut-il oublier les conséquences ?

AJ : Quelle est la position de la Cour de cassation sur ce sujet ?

Denis Salas : Le 11 mars 2022, la Cour de cassation, à la suite d’un arrêt de la cour d’appel de Paris, a considéré que les accusations ne pouvaient être diffamantes car elles reposaient sur la bonne foi des plaignantes. La Cour a en outre estimé que celles-ci étaient nécessaires au débat public car elles révèlent des faits de société en les arrachant à un déni séculaire. La Cour a, ainsi, à sa manière, validé le mouvement #MeToo. Elle entend un fait de société et l’intègre dans une jurisprudence novatrice mais, à mon sens, pas pleinement convaincante. Car la Cour de cassation ne s’intéresse pas aux atteintes à la vie privée et à la présomption d’innocence que ces accusations peuvent induire. Sans doute estime-t-elle que d’autres instances peuvent y répondre. Mais comment réparer une telle atteinte à la réputation ? Je reconnais l’intérêt de cette jurisprudence mais je pense qu’elle mésestime les effets d’accusations parfois erronées. On peut parler d’une présomption médiatique de culpabilité dès lors que les faits révélés sont « jugés » vrais par l’opinion. Le mouvement #MeToo nous ramène au débat philosophique de l’arbitrage entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence, qui sont deux principes démocratiques fondamentaux. La Cour de cassation, en proposant cette lecture, n’épuise pas le sujet.

AJ : Vous rappelez dans votre essai les faibles taux de condamnation des violences sexuelles. Comment les comprendre ?

Denis Salas : Ces faibles condamnations sont liées à mon sens à la puissance du déni des violences intimes. Je ne parle pas de culture du viol mais du déni d’un crime ancré dans la honte de la victime, le silence de l’agresseur et de son entourage ainsi que d’une institution qui l’ignore. Je prends souvent l’exemple des violences commises au sein de l’Église où la norme ecclésiastique prime sur la norme légale. C’est cette collusion de dénis qui empêche la parole. Une fois que la victime accède à la justice, elle se heurte au problème de la preuve qui doit être d’une certitude presque totale, au-delà du « doute raisonnable » pour reprendre la formule anglo-saxonne. C’est cette pierre d’achoppement – les caractéristiques de ce crime et de sa réponse – qui explique le faible taux de condamnation.

AJ : Vous faites la critique de l’institution judiciaire, dont vous écrivez qu’elle peut se montrer « imperméable à la cause des femmes »

Denis Salas : Le mouvement féministe dénonce la justice et en même temps la sollicite de manière massive. Cette alliance paradoxale vient du fait que ce mouvement produit un discours qui est hétérogène aux concepts juridiques. Les militantes estiment que la femme en général est l’objet d’agression par la loi patriarcale. La justice, par essence, ne peut entendre cette généralisation militante. Elle s’intéresse à une femme, à son histoire singulière, à ses rapports avec un homme particulier, et n’a pas pour charge de régler la question des femmes en général.

Par ailleurs, la justice, même si cela est critiqué, crée une échelle de gravité des violences, qu’elles soient sexuelles ou non. Pour les militantes, le viol s’inscrit dans un continuum de violences sexuelles et sexistes. À l’inverse, en droit, les incriminations reposent sur des distinctions. Les peines encourues dépendent du type d’incrimination défini par la loi. En outre, dans ses choix de poursuite, le parquet privilégie les faits avérés, les violences accompagnées de trouble à l’ordre public étayé de témoignages. Les pénétrations digitales, par exemple, seront plutôt jugées en cour criminelle qu’en cour d’assises. Le viol conjugal a longtemps été impuni. On considérait que dans le mariage, il y avait une présomption de consentement permanente. Les magistrats étaient réticents à accepter le viol conjugal. La justice devait s’arrêter « au pied du lit nuptial ». Ce verrou n’a cédé que depuis peu.

AJ : Cette incompréhension entre les victimes de violences et la justice serait-elle une fatalité ?

Denis Salas : Il faut noter tout de même que le droit a avancé vers les victimes : les délais de prescription ont été étendus, les enquêtes et les auditions de victimes sont désormais possibles même dans des affaires prescrites, ce que dénoncent d’ailleurs un certain nombre d’avocats. À travers le statut de partie civile, la justice a de plus en plus le souci des victimes auxquelles elle propose d’être accompagnées par des associations. Le législateur n’est pas resté sourd. Il s’est rapproché des victimes même s’il reste un no man’s land infranchissable.

AJ : Avez-vous trouvé la réponse à votre question de départ : que doit faire la justice de ces plaintes ?

Denis Salas : Les récits à la première personne et les voix singulières d’autrices provoquent un ébranlement émotionnel et créent une prise de conscience qui permet que ces voix soient pleinement entendues. La société peut s’emparer de cette question et la mettre à l’agenda. Ensuite, elle entrera peut-être dans la loi. Ce processus en trois étapes a été celui de la reconnaissance du viol après le procès d’Aix-en-Provence : l’avocate Gisèle Halimi a fait émerger le concept de viol ce qui a entraîné un large débat. Ce premier et ce second mouvement sont rapides. Le troisième, celui de l’inscription dans la loi, est plus long car il suppose une délibération démocratique pour nommer les choses dans le langage du droit. Le mouvement féministe n’est pas ici dans une logique de rupture, il joue la carte de l’entrée dans la loi. Au bout du compte, cette écoute de la sensibilité collective est le laboratoire des normes nouvelles.

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