Réflexions sur l’immortalité et le droit

Publié le 24/06/2020

À l’heure où le transhumanisme fait des émules et où l’amélioration de l’être humain devient une préoccupation réelle, la perspective de l’immortalité ne paraît plus tout à fait invraisemblable. Cela soulève évidemment des interrogations juridiques. Dans ce contexte, on peut notamment s’intéresser à la thématique de la cryogénisation, à celle du téléchargement du cerveau (mind uploading) et à celle de la conservation des données post-mortem.

Dans le langage courant, l’immortalité est définie comme le fait d’être immortel, c’est-à-dire de ne pas être sujet à la mort, de ne pas mourir1. Ce terme est dépourvu d’acception juridique spécifique. En effet, le droit positif ne s’est pas saisi directement ou spécifiquement de l’immortalité dans la mesure où cette dernière ne désigne ni une perspective réalisable, ni a fortiori un fait juridique. Tout au plus trouve-t-on en droit des notions appartenant au même champ lexical. On pense entre autres à celles de perpétuité, d’imprescriptibilité ou encore d’immutabilité. Mais d’immortalité stricto sensu, il n’est pas question.

Est-ce à dire que l’immortalité ne soulève aucune problématique juridique ? La réponse est négative : à une époque où le transhumanisme fait des émules et où l’amélioration de l’être humain est devenue une préoccupation biomédicale sérieuse, l’immortalité et ses avatars commencent à poser quelques questions de droit.

À titre d’exemple, le simple allongement de l’espérance de vie, lequel ne permet certes pas d’atteindre l’immortalité mais participe de ce qu’Edgar Morin avait nommé l’amortalité dans les années cinquante2, suscite à lui seul de multiples interrogations quant aux régimes de retraites en droit social3, à la gestion et de la transmission de patrimoine en droit patrimonial de la famille4, au vieillissement et à la dépendance en droit sanitaire et social5 ou encore à la victimisation, la délinquance et la détention des personnes âgées en sciences criminelles.

De son côté, l’authentique immortalité fait la part belle à la prospective juridique grâce au développement conjugué du courant d’origine anglo-américaine Law and Literature et de l’étude des rapports entre droit et culture populaire6, laquelle serait au droit ce que la pop philosophie est à la philosophie. Dans cette optique, les liens entre droit et science-fiction retiennent particulièrement l’attention des juristes, auxquels il revient désormais de fixer les limites des avancées biomédicales et technoscientifiques. La science-fiction, que la réalité rejoint parfois plus vite qu’on ne l’aurait cru, offre à ces nouveaux éthiciens un réservoir inépuisable de cas pratiques leur permettant d’exercer leur sagacité et de mettre à l’épreuve leurs raisonnements.

Ainsi, pour analyser la manière dont notre système juridique pourrait appréhender l’immortalité, le droit positif ne donne que des indices auxquels une lecture prospective et casuistique7 sera seule à même de donner du sens.

Dans ce contexte, trois thématiques ayant trait à l’immortalité peuvent être traitées en suivant une perspective juridique. La première est celle de la résurrection des corps, qui constitue l’issue rêvée de la cryogénisation (I). La deuxième concerne l’immortalité de l’âme, une promesse ravivée par le mind uploading (II). La troisième porte sur une vie aussi virtuelle qu’éternelle grâce à la conservation des données post-mortem (III).

I – La résurrection des corps, issue rêvée de la cryogénisation

La cryogénisation ne garantit pas l’immortalité mais sa mise en œuvre contemporaine8 concrétise en tout cas un espoir de reviviscence. En congelant le corps d’un défunt, on préserve son intégrité corporelle afin de le réanimer le jour où les progrès scientifiques le permettront. C’est donc bien de résurrection des corps dont il est question.

A – La cryogénisation, de la science-fiction à la réalité

Le thème de la cryogénisation9, particulièrement cher à certains écrivains, comme Philip K. Dick10 ou Norman Spinrad11, permet de s’intéresser, par une sorte de « science juridique fiction »12, aux réponses que le droit pourrait apporter à diverses problématiques, comme celle de la résurrection d’un défunt, du statut de la personne en biostase13, etc.

À dire vrai, ces questions n’appartiennent plus au seul domaine de l’imaginaire puisque, dans la seconde moitié du XXe siècle, des techniques de cryopréservation des corps permettant d’arrêter le processus de thanatomorphose dans le but d’envisager une réanimation ultérieure ont été élaborées. Considéré comme le fondateur de la cryogénisation, Robert Ettinger a vulgarisé ces méthodes dans son ouvrage publié en 1962 et intitulé The Prospect of Immortality14. Depuis son décès en 2011, sa propre dépouille se trouve dans les locaux du Cryonics Institute à Clinton Township, dans le Michigan.

Or avec la cryogénisation, c’est une véritable reconfiguration de la mort qui est à l’œuvre, une reconfiguration dont la stratégie marketing et le vocabulaire utilisés par l’institut sur son site internet15 sont les révélateurs. La cryogénisation y est en effet présentée comme une forme de biostase, c’est-à-dire comme une suspension de l’animation grâce à un état proche de l’hibernation, tandis que le défunt placé dans le cryostat est assimilé à un patient et non à un défunt. En utilisant ces éléments de langage, le but du Cryonics Institute est d’empêcher toute assimilation de la cryogénisation à une entreprise funéraire. Ici, la mort n’est pas l’objet du marché : ce qui est à vendre, ce sont un espoir de reviviscence et l’éventualité, aussi incertaine soit-elle, d’une vie éternelle.

Finalement, on joue ici avec des croyances et des images ancestrales, comme celle de la ressemblance entre le sommeil et la mort. « Habes somnum imaginem mortis », lit-on dans les Tusculanae Disputationes de Cicéron16. « La mort est un sommeil sans rêve », rappelle également la tradition proverbiale17. En renouvelant cette comparaison entre le sommeil et la mort, les tenants de la cryogénisation entendent instiller dans les esprits l’idée selon laquelle cette dernière endormirait la mort. Les fameux vers de Howard P. Lovecraft ne sont pas loin : « N’est pas mort pour toujours qui dort dans l’éternel, / Mais d’étranges éons rendent la mort mortelle »18.

B – La cryogénisation dans les prétoires

Un second cap a été franchi dans la quête d’immortalité lorsque les revendications cryoniques ont directement conduit les juristes à s’interroger sur la légalité et le bien-fondé de la cryogénisation. Quelle que soit la réponse apportée par la justice, le fait même qu’elle ait été amenée à se prononcer sur cette question n’est pas anodin. Insensiblement, l’immortalité se rapproche ; elle paraît à portée de main. Elle n’est plus un horizon hors-champ : c’est une fin en soi et le juge se trouve chargé de déterminer si la cryogénisation est une manière licite de réaliser cet objectif.

En France, ce sont les célèbres affaires Leroy19 et Martinot20 qui ont marqué les esprits. La première d’entre elles concernait la congélation de Mme Leroy par ses enfants, qui souhaitaient garder auprès d’eux la dépouille de leur mère et avaient installé à cette fin un appareil de congélation dans le sous-sol de leur villa de Saint-Denis de La Réunion. En l’occurrence, une longue procédure les a menés jusqu’au Conseil d’État, lequel a finalement refusé de remettre en cause les décisions leur refusant la possibilité de conserver ainsi la dépouille de leur mère. La seconde affaire portait sur la conservation des dépouilles congelées du docteur Martinot et de son épouse par leur fils dans la crypte du château de Preuil à Nueil-sur-Layon. Là encore, le Conseil d’État a été amené à se prononcer ; il a estimé que la cryogénisation visait à conserver un corps et non à l’inhumer, ce qui n’était pas conforme aux exigences légales.

Plus récemment, au Royaume-Uni, c’est le cas d’une jeune fille qui a défrayé la chronique. Alors qu’elle était sur le point de mourir d’un cancer en phase terminale, elle a saisi la justice afin de pouvoir être cryogénisée après son décès. Plus précisément, elle souhaitait que son corps soit remis à sa mère, laquelle devait ensuite se charger de le faire cryogéniser, et non à son père, qui refusait la mise en œuvre de la procédure cryonique. La décision du juge anglais, inédite, révèle la complexité des enjeux21. S’il a accepté que le corps de la jeune fille soit confié à sa mère, il a cependant pris soin de préciser qu’il ne statuait pas dans l’absolu sur le principe de la cryonie.

Le caractère a priori anecdotique et spectaculaire de ces affaires ne doit pas masquer le fait qu’elles sont le symptôme d’une tendance contemporaine plus générale et qu’elles révèlent quelque chose de notre société et de son rapport à la mort. Il est assurément remarquable qu’en l’espace d’une quinzaine d’années des juridictions françaises et anglaises aient eu à traiter de telles questions.

Il semble qu’à travers les requêtes de ces quelques justiciables se cachent une angoisse de la mort et un désir d’immortalité propres à notre société. Le constat de relégation de la mort dressé par Philippe Ariès22 est toujours d’actualité : longtemps apprivoisée, la mort est désormais refoulée, cachée, médicalisée, désocialisée et, pour tout dire, inconcevable. Dans ce contexte, la cryogénisation, qui remet en quelque sorte la mort à plus tard, dans une sorte de mouvement de procrastination ultime, semble représenter pour certains le chemin vers une sorte d’Eldorado.

Dans ces conditions, la cryogénisation peut être envisagée de plusieurs manières, chacune d’entre elles soulevant une multitude de questions à la croisée de la philosophie, de l’éthique et du droit : elle peut être avant tout perçue comme un refus de la « mutatio in nihilum »23, elle peut également être abordée à travers le régime juridique sur lequel elle pourrait reposer et l’économie de la mort dont elle participerait, elle peut aussi être présentée comme un récit au service d’une eschatologie technoscientifique.

C – La cryogénisation, un refus de la « mutatio in nihilum »

La mort abolit, la mort annihile, la mort « dé-crée ». Tel est l’un des enseignements que l’on peut tirer de l’ouvrage intitulé La Mort écrit par Jankélévitch24. D’après lui, « la mort (…) est ensemble le passage de la forme à l’absence de toute forme, ou de la figure à la non-figure, et le passage de l’être au non-être ». C’est en réalité une « mutatio in nihilum » qui « fait basculer l’être de tout à rien et le précipite dans le rien du tout ».

Par conséquent, il n’y a rien d’étonnant à ce que les individus cherchent à lutter contre le néant auquel la mort les voue. De ce point de vue, la cryogénisation apparaît comme l’une des façons d’apaiser l’abyssale angoisse que suscite l’irréversibilité de l’instant mortel. Elle vise à sauvegarder l’apparence de la vie à défaut de pouvoir maintenir cette dernière et fige le corps avant sa « mutatio in nihilum ». La cryogénisation stoppe la thanatomorphose et empêche ainsi la désagrégation du corps. Il reste une trace de ce qu’on a été ; d’anéantissement pur et simple, il n’est plus vraiment question.

La cryogénisation est en quelque sorte une forme déviante d’inhumation, un succédané de sépulture. Dans cette optique, l’intuition selon laquelle elle vise à empêcher la mort de se réaliser tout à fait semble confortée par certaines affaires criminelles liées à des néonaticides, dans lesquelles les mères infanticides congèlent l’enfant qu’elles viennent de tuer pour le garder auprès d’elles.

Ces réflexions conduisent alors à envisager la cryogénisation non seulement d’un point de vue funéraire mais également du point de vue criminologique.

Du point de vue funéraire, le droit positif est actuellement incompatible avec la cryogénisation. Pour des raisons de salubrité publique, le Code général des collectivités territoriales promeut implicitement la désagrégation des corps. À cet effet, il restreint la liberté des funérailles au choix entre l’inhumation et la crémation. Or, la cryogénisation ne saurait leur être assimilée. Comme le résume Jérôme Michel, « ces deux procédés funéraires répondent à l’objectif de disparition du corps, alors que la cryogénisation, par nature, s’oppose à cette disparition »25.

Du point de vue criminologique, on pourrait se demander si la congélation d’un nouveau-né par une mère néonaticide ne fait pas disparaître, ou n’atténue pas, l’élément moral de l’infraction. Rappelons que l’élément moral concerne l’attitude psychologique de l’auteur quant à la commission des faits réprimés par la loi pénale. Si une femme cherche à conserver intact le corps de son enfant, comme si sa vie et sa croissance n’étaient que momentanément arrêtées, on peut à tout le moins émettre des doutes sur son intention criminelle.

D – La cryogénisation, de la mise en place d’une véritable économie de la mort à la construction d’un régime juridique

S’inspirant de l’ouvrage de Céline Lafontaine dont le titre est Le Corps-marché et le sous-titre La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie26, on pourrait évoquer, à propos la cryogénisation, le cadavre-marché et la marchandisation de la mort à l’ère de la bioéconomie. En effet, c’est tout un marché spécifique qui s’est développé autour de la cryogénisation comme le montre l’exemple des entreprises spécialisées dans ce domaine, aux États-Unis notamment. Le coût des opérations de cryogénisation est très élevé et certaines entreprises proposent de mettre en place des trusts cryoniques, vraisemblablement très rentables pour elles dont l’étude en termes de gestion patrimoniale mériterait d’être approfondie.

Ces réflexions conduisent à envisager la cryogénisation d’un point de vue économique, contractuel et même successoral. De façon plus générale, c’est tout un régime juridique qu’il faudrait construire si la cryogénisation venait à être légalisée. Ledit régime nécessiterait avant tout de résoudre le problème du statut juridique de la personne cryogénisée. Doit-on la considérer comme décédée et, dès lors, ouvrir sa succession ? Il faudrait alors insérer un nouvel alinéa à l’article 720 du Code civil qui concerne l’ouverture des successions lors du décès d’un individu : « les successions s’ouvrent également par la cryogénisation, au dernier domicile de la personne cryogénisée ». Ne doit-on pas plutôt considérer la personne comme en état d’hibernation et calquer sa situation sur celle de l’absent ?

Dans les deux cas, il faudrait s’assurer de la préservation de l’intégrité corporelle de la personne cryogénisée. Plusieurs solutions pourraient alors être proposées et même combinées. On pourrait par exemple envisager l’insertion d’un troisième alinéa à l’article 16-1-1 du Code civil sur le respect des dépouilles : « L’intégrité corporelle des personnes cryoconservées doit également être protégée contre toute atteinte ». Des contrats de gardiennage des caissons cryogéniques27 pourraient également être développés tandis qu’une nouvelle incrimination pénale devrait venir sanctionner l’atteinte à l’intégrité du corps cryoconservé. Il pourrait s’agir d’une incrimination hybride, s’inspirant à la fois de l’atteinte à l’intégrité du cadavre et de l’homicide. À cet égard, un nouvel article pourrait être inséré dans le Code pénal, au titre des atteintes volontaires à l’intégrité de la personne : « Le fait de détruire le corps d’une personne cryoconservée ou de lui porter atteinte de manière à compromettre ses chances de résurrection est puni de… ».

E – La cryogénisation, un récit au service d’une eschatologie technoscientifique

À l’heure actuelle, la cryogénisation n’est, techniquement parlant, qu’une forme de congélation des cadavres : la promesse de résurrection qui l’accompagne reste à réaliser. Cependant, cette promesse n’en demeure pas moins l’objectif revendiqué des tenants de la cryogénisation et leur principal argument de vente. Or à bien y regarder, l’on s’aperçoit que la cryogénisation n’est qu’une promesse de résurrection parmi d’autres, nombreuses et souvent liées à des croyances religieuses. Dès lors, quelles sont les particularités de la promesse de résurrection cryonique ? Elle est adaptée à l’homme contemporain, au transhumain, voire au posthumain, qu’il s’apprête à devenir. L’histoire est traversée par des récits sur l’immortalité, la cryogénisation est l’un de ces récits ; ainsi arrive-t-elle à un moment historique particulier, celui de l’avènement d’une société technoscientifique. Elle participe d’une nouvelle eschatologie débouchant, non sur la fin du monde, mais sur le début d’un monde nouveau, reconfiguré à l’aune de la technologie, dans lequel la mort a été vaincue. À l’heure où l’écrivain de science-fiction Alain Damasio nous permet de comprendre que nous vivons dans un techno-cocon28, il n’est pas surprenant que les cercueils soient remplacés par des caissons cryoniques, sorte de modèles funéraires dudit techno-cocon.

En définitive, la cryogénisation révèle sans doute la manière dont le transhumanisme pourrait entraîner une forme de déshumanisation. À travers la quête d’immortalité, c’est en effet la condition de mortel qu’il s’agit de remettre en cause afin de faire advenir une société postmortelle29. Les questions qui se font alors jour sont d’ordre ontologique. Si la condition humaine est philosophiquement celle de mortel, qu’en est-il juridiquement ? La mortalité est-elle d’ordre public ? C’est la question que se posait déjà Carbonnier à la fin des années 1970 : « En Amérique, on commence à s’interroger, par science juridique fiction, sur ce que pourrait être le statut (intérimaire ou futur) de l’individu qui se ferait mettre, vivant, en état d’hibernation en demandant à être réveillé quelques siècles plus tard. Mais la convention serait-elle valable ? La condition de mortel est d’ordre public »30.

II – L’immortalité de l’âme, promesse renouvelée par le téléchargement du cerveau

De la même manière que l’on commençait à s’interroger, dans les années 1970, sur la cryogénisation, on commence à évoquer, « par science juridique fiction », le téléchargement du cerveau. De quoi s’agit-il ? D’un « procédé par lequel le contenu du cerveau humain pourrait être transféré sur un autre support, voire téléchargé sur un ordinateur ou réimplanté sur un corps robotique », répond Christian Godin31. De la « technique hypothétique qui pourrait permettre à un individu humain de se survivre par transfert de sa vie mentale d’un support à un autre », explique de son côté Denis Forest32, qui précise que l’« esprit serait transféré du support biologique périssable qu’est son cerveau, à un support artificiel, l’ordinateur, comme nous transférons un fichier informatique d’un site internet à notre PC ». Or du point de vue juridique, cet hypothétique téléchargement appelle au moins deux remarques.

La première d’entre elles concerne la question de la personnalité juridique33. Quid de la personnalité juridique si la personne est désincarnée ? En droit positif, en vertu du principe de simultanéité, la personnalité juridique s’acquiert à la naissance et disparaît lors du décès. Si un individu continuait à vivre une vie numérique, serait-il encore une personne juridique au sens habituel du terme ? Cette interrogation, à laquelle nous ne saurions répondre avec précision, faute d’être devin, peut sembler saugrenue. Elle est pourtant fondamentale : c’est le rapport au corps qui est ici mis en perspective. Rappelons que, selon Cornu34, « le corps humain n’est pas une chose ; c’est la personne même ». D’après lui, « il s’agit de l’être et non de l’avoir » et « le droit ne fait qu’entériner ce que le fait rend évident : que le corps est la personne en chair et en os, la personne incarnée ». Autrement dit, sans corps, la personne juridique est censée disparaître. Peut-être faudrait-il créer une nouvelle forme de personnalité, la personnalité numérique, à mi-chemin entre la personnalité juridique classique et la personnalité morale.

La seconde remarque concerne le renversement des valeurs fondamentales auquel pourrait conduire une telle possibilité. En droit positif, les grands textes protecteurs des droits fondamentaux et les lois nationales protègent le droit à la vie et le droit à l’intégrité corporelle. Or si ces deux droits ne disparaîtraient peut-être pas complètement, ils devraient en tout cas être substantiellement révisés afin de prendre en compte les aspirations posthumanistes que sont l’immortalité, la désincarnation et surtout, le mind uploading35. C’est sur cette conclusion que peut déboucher la lecture du roman Carbone modifié, de Richard Morgan36. Le personnage principal, Takeshi Kovacs, a purgé une peine d’une nature singulière pendant des décennies : sa pile corticale a été stockée et il n’a pu obtenir un nouveau corps qu’au moment de sa libération. Quant à son employeur, Bankroft, il est pour ainsi dire immortel : on ne peut pas le tuer en détruisant sa pile corticale car elle fait l’objet d’un stockage à distance. La sauvegarde, explique-t-il à Takeshi Kovacs, s’effectue toutes les 48 heures vers une pile protégée dans les installations de PsychaSec à Alcatraz37. Le droit à la vie et le droit à la protection de l’intégrité corporelle tels qu’on les conçoit aujourd’hui n’auraient plus aucun sens si de telles prouesses techniques advenaient. Devenus obsolètes, ces droits seraient supplantés par leur version posthumaine : un droit à l’immortalité, un droit à l’incarnation et à la désincarnation et un droit au téléchargement du cerveau. Mais, alors qu’en France le débat concernant le droit de mourir dans la dignité et l’euthanasie demeure d’actualité, il y aurait quelque chose de parfaitement anachronique et de profondément choquant à évoquer plus avant ces possibilités. En définitive, il faut surtout se souvenir du fait que le mind uploading relève de la seule fiction, et ce, même si certains technoprophètes usent et abusent d’un futur prescriptif dans leurs descriptions de l’avenir38.

III – Une vie virtuelle éternelle, possibilité liée aux données post-mortem

Parmi les spectateurs de l’anthologie d’anticipation britannique Black Mirror39, certains auront peut-être été marqués par le premier épisode de la deuxième saison, intitulé Bientôt de retour. Cet épisode, écrit par Charlie Brooker et réalisé par Owen Harris, relate la manière dont une jeune femme, endeuillée par la perte de son compagnon, va recourir à un programme encore en phase de développement permettant de garder le contact avec un mort. En fait, il s’agit d’un logiciel qui crée un simulacre de la personne défunte à partir de ce qu’elle a publié de son vivant sur internet. Plus le nombre de données appartenant au défunt (publications Facebook, messages privés, etc.) auxquelles le logiciel aura accès est important, plus il peut créer un personnage virtuel ressemblant à l’original. La jeune femme va peu à peu s’habituer à ces contacts virtuels avec une personnalité fictive élaborée à partir des traces numériques de son compagnon. Comme l’ont souligné certains socio-anthropologues40, l’épisode en question « illustre par la fiction certains enjeux liés à la mobilisation croissante des outils de communication lors de deuils ».

À l’heure actuelle, même si un processus de reconfiguration des rites funéraires à l’aune du numérique a pu être décrit par les sciences de l’information et de la communication41, une telle éternité virtuelle grâce à un avatar numérique ne semble pas encore d’actualité42. Cependant, le développement progressif de l’intelligence artificiel rend probable un tel scénario.

En France, c’est la loi de 2016 pour une République numérique43 qui a commencé à prendre en compte le devenir des données numériques post-mortem. Elle a organisé ce que certains auteurs désignent par l’appellation de « mort numérique »44. Désormais, il appartient à l’individu de décider de son vivant ce qu’il adviendra de ses données numériques après sa mort. À cet égard, l’article 85-I de la loi Informatique et libertés révisée45 commence par énoncer que « toute personne peut définir des directives relatives à la conservation, à l’effacement et à la communication de ses données à caractère personnel après son décès ».

De façon plus précise, deux hypothèses doivent être distinguées. Dans la première hypothèse, le de cujus a laissé des directives de son vivant et a peut-être même désigné une personne chargée de l’exécution de ses directives : la solution est simple, la personne désignée ou, à défaut, les héritiers du défunt doivent appliquer ses directives. Dans la seconde hypothèse, le de cujus n’a pas laissé de directives. Ce sont alors ses héritiers qui exercent, si nécessaire, les droits relatifs aux données à caractères personnelles décrits aux articles 48 à 56 de la loi Informatique et libertés, droits qui sont respectivement relatifs à l’information, l’accès, la rectification, l’effacement, la limitation du traitement, la portabilité et l’opposition.

Sans qu’il soit pour l’heure véritablement possible d’en tirer des conclusions juridiques, on observe le développement des comptes mémoriels sur Facebook, qui propose en effet de transformer les comptes des défunts en comptes dits de commémoration, l’expression « En souvenir de » étant alors présente à côté du nom de la personne sur son profil46. On note également l’apparition de start-up, comme Grantwill, qui proposent de gérer l’identité digitale des défunts. À titre d’exemple, Grantwill propose notamment un service d’envoi de messages personnalisés.

« ET SI VOUS DISIEZ TOUT CE QUE VOUS N’AVEZ JAMAIS OSÉ DIRE ? Il n’est pas évident de dire tout ce qu’on pense ou de trouver le moment opportun pour le faire. Vous pouvez envoyer un message groupé ou personnel aux personnes de votre choix. Pour partager plus que des mots, vous pouvez ajouter des photos et vidéos à vos messages. Soyez tranquille, ils seront envoyés après votre disparition ou même des années après, c’est vous qui décidez ! Surprenez vos proches pour leur anniversaire ou rappelez-leur les dates événements qui ont marqué votre vie. »47

Ainsi existe-t-il déjà des entreprises qui font parler les morts après leur décès. Insidieusement, les technologies numériques contribuent donc à façonner une nouvelle façon de concevoir la mort et d’aborder le deuil. Le corps du défunt continue certes à se désagréger (à moins qu’il soit cryogénisé !), mais son identité numérique est susceptible de persister48. À cet égard, on peut rejoindre les observations d’Hélène Bourdeloie, qui constate, d’une part, que « les technologies du web n’affectent certes pas la mort du corps biologique, mais la mort sociale », d’autre part, que « la survivance de l’identité numérique post mortem laiss[e] à penser aux endeuillés que la socialisation avec le défunt est éternelle »49.

Si le droit reste pour l’instant très vague sur ces sujets, on pourrait peut-être trancher en tenant compte de l’impact environnemental du stockage de ces données post-mortem. À l’heure où l’on sait que l’impact environnemental de Facebook équivaut, pour une année, à celui d’un pays comme le Burkina Faso, il paraît tout simplement indécent de stocker ces données numériques post-mortem et de contribuer ainsi à polluer. C’est peut-être du côté de la responsabilité sociale des entreprises qu’il faudrait donc chercher la réponse… Dans le même ordre d’idées, il serait sans nul doute très instructif de se pencher sur la dépense énergétique des entreprises de cryogénisation.

Certaines pratiques contemporaines, qui vont de la cryogénisation, ce nouvel usage funéraire à mi-chemin entre l’inhumation et la momification, à la conservation des données numériques post-mortem, en passant par l’hypothétique et fantasmé téléchargement de l’esprit, exacerbent la tentation de ne voir en la mort qu’une contingence que l’on peut vaincre. Confrontés à une dépouille pétrifiée par un processus de cryonie ou à un esprit qui semble encore capable de communiquer depuis l’au-delà via internet, les plus crédules pourront en effet avoir l’impression qu’un semblant de vie persiste. Même si ces phénomènes semblent anecdotiques et prêtent à sourire, il serait sans doute bienvenu que le droit prenne position sur ces sujets car, à travers eux, c’est non seulement notre rapport à la mort qui en jeu mais encore notre tolérance à des formes d’obscurantisme. Autrement dit, il serait temps d’expliciter le constat de Carbonnier selon lequel « la condition de mortel est d’ordre public »50 et de dire en quoi, en droit comme dans la philosophie d’Heidegger, l’homme est un « être-pour-la-mort ».

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. la déf. du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), https://www.cnrtl.fr/definition/immortalité (23 nov. 2019).
  • 2.
    Morin E., L’Homme et la mort, 1951, Paris, Corréa.
  • 3.
    V. par ex. Brocas A.-M., « Les régimes de retraite face au différentiel d’espérance de vie entre les hommes et les femmes », Dr soc. 2011, p. 290.
  • 4.
    V. par ex. Gayet M., « Les défis de l’anticipation successorale chez les personnes âgées : gratifier sans s’exposer », RDSS 2018, p. 800 ; Gayet M., « Le logement de la personne âgée comme source de financement des besoins liés à la dépendance », RDSS 2019, p. 636.
  • 5.
    V. par ex. Borgetto M., « La personne âgée, sujet de protection du droit », RDSS 2018, p. 757.
  • 6.
    Roda J.-C., « Droit et pop’culture », Gaz. Pal. 14 mai 2019, n° 352c4, p. 3.
  • 7.
    Rouvière F., « Apologie de la casuistique », D. 2017, p. 118.
  • 8.
    Lors de la rédaction de cette contribution, aux États-Unis, le seul Cryonics Institute regroupe 181 corps cryogénisés.
  • 9.
    Caire A.-B., « La cryogénisation. Entre science-fiction et science juridique », RRJ, 2011-4, XXXVI, n° 139, p. 1953-1972 ; Caire A.-B., « Renaître d’un sommeil gelé ? Variations juridiques autour d’un songe d’immortalité », in Delage P.-J. (dir.), Science-fiction et science juridique, 2013, IRJS éditions, Les voies du droit ; Caire A.-B., « L’homme congelé. Éléments prospectifs d’un régime juridique de l’homme congelé », in Labbée X. (dir.), L’Homme augmenté face au droit, 2015, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion ; Caire A.-B., « La cryogénisation », in Pédrot P. et Larrieu P., Transhumanisme. Approche pluridisciplinaire d’une nouvelle utopie, 2018, MA éditions.
  • 10.
    Dick P. K., Ubik, 2010, 10/18, Domaine étranger.
  • 11.
    Spinrad N., Jack Barron et l’éternité, 2016, J’ai lu, Nouveaux Millénaires.
  • 12.
    Carbonnier J., Droit civil. Introduction. Les personnes, 12e éd., 1979, PUF, Thémis, n° 52, p. 235.
  • 13.
    Caire A.-B., « Biostase et science-fiction : réflexions juridiques sur l’animation suspendue », in Defferrard F. (dir.), Le Droit saisi par la science-fiction, 2017, Mare & Martin, Libre Droit.
  • 14.
    Ettinger R., L’Homme est-il immortel ?, 1964, Denoël, préf. Rostand J.
  • 15.
    http://www.cryonics.org (23 nov. 2019).
  • 16.
    Tosi R., « Le sommeil, image de la mort », Dictionnaire des sentences latines et grecques, 2010, Jérôme Milon, n° 1027, p. 754-756.
  • 17.
    Tosi R., « Le sommeil, image de la mort », Dictionnaire des sentences latines et grecques, 2010, Jérôme Milon, n° 1027, p. 754-756.
  • 18.
    Lovecraft H. P., La Cité sans nom. Sur la signification exacte de ces vers et leurs diverses traductions à partir de la version anglaise, « That is not dead which can eternal lie, / And with strange aeons even death may die », v. Met P., La Lettre tue. Spectre(s) de l’écrit fantastique, 2009, Presses universitaires du Septentrion, Objet, p. 91-92.
  • 19.
    CE, 29 juill. 2002, n° 222180.
  • 20.
    CE, 6 janv. 2006, n° 260307. Sur cette affaire, v. Michel J., L’Affaire Martinot ou Prométhée congelé. Le juge, la mort et le rêve d’immortalité, 2015, Paris, LGDJ, Exégèses, p. 15 et s.
  • 21.
    Décision du juge Peter Jackson dans l’affaire JS vs M. and F. : High Court of Justice, 10 nov. 2016, n° FD16P00526, [2016] EWHC 2859 (Fam).
  • 22.
    Ariès P., L’Homme devant la mort. La mort inversée, t. 2, 1977, Paris, Seuil.
  • 23.
    Jankélévitch V., La Mort, 1997, Paris, Flammarion, Champs Essais, p. 235.
  • 24.
    Jankélévitch V., La Mort, 1997, Paris, Flammarion, Champs Essais, p. 234-235. L’auteur évoque la « “maximité” de l’abolition mortelle » et la « décréation mortelle ».
  • 25.
    Michel J., « Hibernatus, les droits de l’Homme et la mort », D. 2005, p. 1742 et s.
  • 26.
    Lafontaine C., Le Corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, 2014, Seuil, La couleur des idées.
  • 27.
    Labbée X., Condition juridique du corps humain. Avant la naissance et après la mort, 1990, Presses universitaires de Lille, p. 417.
  • 28.
    Crignon A., « Big Mother, techno-cocon, auto-aliénation… Alain Damasio en 21 mots-clés », https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20190818.OBS17289/big-mother-techno-cocon-auto-alienation-alain-damasio-en-21-mots-cles.html (24 nov. 2019).
  • 29.
    Lafontaine C., La Société postmortelle. La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, 2008, Seuil.
  • 30.
    Carbonnier J., Droit civil. Introduction. Les personnes, 12e éd., 1979, PUF, Thémis, p. 235.
  • 31.
    Godin C., « Le post-humain, la barbarie qui vient », Cités 2013, n° 3, vol. 55, p. 79-93.
  • 32.
    Forest D., « Le téléchargement de l’esprit : plus qu’une expérience de pensée ? », in Archives de philosophie du droit, t. 59, 2017, p. 205-213.
  • 33.
    Sur ce point : Brunaux G., « Le “mind uploading” ou le téléchargement de l’esprit », in Defferrard F. (dir.), Le Droit saisi par la science-fiction, 2016, Paris, Mare & Martin, Libre Droit ; Nevejeans N., « La robotisation de l’homme au regard du droit », Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, n° 2018/3, vol. 29, p. 31-53.
  • 34.
    Cornu G., Droit civil. Introduction, les personnes, les biens, 11e éd., 2005, Montchrestien, p. 211.
  • 35.
    Sur la quête de la désincarnation et le téléchargement de l’esprit, v. not. Le Breton D., « Le transhumanisme ou l’adieu au corps », Écologie & politique 2017, n° 2, vol. 55, p. 81-93.
  • 36.
    Morgan R., Carbone modifié, 2003, Bragelonne.
  • 37.
    Morgan R., Carbone modifié, 2003, Bragelonne, p. 36.
  • 38.
    Hunyadi M., Le Temps du posthumanisme. Un diagnostic d’époque, 2018, Paris, Les Belles Lettres. L’auteur dénonce le « futurisme inconsidéré » des « prédicateurs du posthumanisme » (p. 28) : « Leur emploi prophétique du futur est, comme tout futur prophétique, orienté vers le présent, et il est utilisé dans un sens implicitement prescriptif. Cette substitution, normativement orientée, du discours prophétique au discours par nature hypothétique de la science n’est évidemment pas la moindre des inconséquences scientifiques » (p. 37).
  • 39.
    Black Mirror est une série télévisée créée en 2011 par Charlie Brooker. D’abord diffusée et produite en Angleterre par Channel 4, elle a ensuite été produite par Netflix, à partir de 2016.
  • 40.
    Lachance J. et Julier-Costes M., « Le deuil dans un monde connecté », Frontières 2017, n° 1, vol. 29.
  • 41.
    Bourdeloie H., « Usages des dispositifs socionumériques et communication avec les morts », Questions de communication 2015, n° 28, p. 101-125.
  • 42.
    Sur les premières tentatives de conversations numériques avec les morts, v. entre autres De Biasi P.-M., « Fausses fenêtres sur l’éternité », Médium 2019, n° 3, vol. 60-61, p. 198-232.
  • 43.
    L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique.
  • 44.
    Groffe J., « La mort numérique », D. 2015, p. 1609 ; Pérès C., « Les données à caractère personnel et la mort », D. 2016, p. 90.
  • 45.
    L. n° 78-17, 6 janv. 1978, relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
  • 46.
    Kristanadjaja G., « Facebook, profils d’outre-tombe », Libération, 5 août 2015, p. 14 ; Pène S., « Facebook mort ou vif. Deuils intimes et causes communes », Questions de communication 2011, n° 1, vol. 19, p. 91-112.
  • 47.
    https://grantwill.com/fr/messages (24 nov. 2019).
  • 48.
    Georges F., « Le spiritisme en ligne. La communication numérique avec l’au-delà », Les Cahiers du numérique 2013, n° 3, vol. 9, p. 211-240.
  • 49.
    Bourdeloie H., « Usages des dispositifs socionumériques et communication avec les morts », Questions de communication 2015, n° 28.
  • 50.
    Carbonnier J., Droit civil. Introduction. Les personnes, 12e éd., 1979, PUF, Thémis, p. 235.
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