L’effet partiellement exonératoire de la faute de la victime à l’égard du transporteur ferroviaire est encore d’actualité… en matière délictuelle !

Publié le 26/04/2016

La deuxième chambre civile ne souhaite vraisemblablement pas marcher sur les traces de la première chambre civile. Admettant le rôle partiellement exonératoire de la victime à l’égard du transporteur ferroviaire de personnes en matière délictuelle, elle corrobore en effet la rupture de régime entreprise en 2008 entre responsabilité délictuelle et contractuelle dont les conséquences apparaissent pour le moins regrettables. Aussi conviendrait-il d’uniformiser de nouveau le traitement juridique de la faute de la victime.

Cass. 2e civ., 3 mars 2016, no 15-12217, ECLI:FR:CCASS:2016:C200313, M. X c/ Sté SNCF, PB (cassation partielle CA Lyon, 25 nov. 2014), Mme Flise, prés. ; Me Le Prado, SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, SCP Foussard et Froger, av.

Toile de Pénélope, le régime de la responsabilité civile du transporteur ferroviaire ne cesse d’être remodelé par la jurisprudence depuis près d’un siècle. Sensibles au sort des victimes de dommages corporels, les magistrats ont en effet progressivement œuvré pour favoriser leur indemnisation jusqu’à provoquer la rupture avec les principes de droit commun. Mais en mal de légitimité sans doute, ces derniers semblent revenir à davantage d’orthodoxie juridique comme en témoigne la décision commentée.

En l’espèce, un voyageur, descendu du train à sa destination, s’est blessé en tentant d’y remonter pour récupérer un bagage oublié alors que celui-ci avait déjà redémarré. Ce dernier a par la suite assigné la société de transport ferroviaire en responsabilité pour l’indemnisation de son préjudice corporel sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil. Confirmant l’arrêt de la cour d’appel de Lyon, la deuxième chambre civile écarte l’effet totalement exonératoire de la faute de la victime. Bien que grave, en effet, la faute n’apparaissait ni imprévisible – la SNCF étant régulièrement confrontée à ce type de comportement – ni irrésistible – des moyens pouvant être mis en œuvre pour empêcher les passagers de remonter dans le train, comme la présence d’agents sur le quai ou l’installation d’un autre système de fermeture des portes – de sorte qu’elle ne présentait pas les caractères de la force majeure requis pour admettre son rôle libératoire. Toutefois, affirmant par un attendu de principe que « le gardien d’une chose, instrument du dommage, est partiellement exonéré de sa responsabilité s’il prouve que la faute de la victime a contribué à son dommage », la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel qui, reconnaissant l’existence d’une telle faute, a néanmoins déclaré la SNCF totalement responsable.

Aussi, en admettant expressément l’effet partiellement exonératoire de la faute de la victime à l’égard du transporteur ferroviaire, la Cour de cassation entérine-t-elle la scission de régime opérée entre responsabilité contractuelle et délictuelle (I) dont le bien-fondé paraît à tout le moins douteux (II).

I – Vers la fin d’un traitement juridique uniforme de la faute de la victime

Un traitement juridique uniforme… L’arrêt commenté n’est pas voué a priori à marquer les esprits ni à susciter l’étonnement. Du moins marche-t-il dans le sillage d’une jurisprudence classique relativement à l’effet exonératoire de la faute de la victime.

Rien de surprenant, d’abord, en effet, à ce que la Cour de cassation écarte en l’espèce l’effet totalement exonératoire de la faute de la victime à l’égard de la SNCF. S’il est vrai que la faute de celle-ci peut entraîner l’exonération du transporteur ferroviaire comme de n’importe quel autre gardien de la chose instrument du dommage, ce n’est qu’à la condition qu’elle en soit la cause exclusive et revête les caractères de la force majeure 1. Il en va également ainsi en matière contractuelle. Or, l’appréhension traditionnellement rigoureuse des conditions – de surcroît cumulatives 2 – d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, font de cette cause d’exonération une véritable arlésienne 3. Et cela se révèle d’autant plus vrai en matière de transport ferroviaire de personnes que le comportement même aberrant ou délibérément dangereux de la victime ne saurait, de jurisprudence constante, suffire à caractériser l’imprévisibilité 4. C’est ainsi qu’en l’espèce, s’il n’était pas contesté par la Cour de cassation – ni du reste par la cour d’appel – qu’une faute grave avait été commise par la victime, constituée par l’exécution d’une manœuvre interdite par la réglementation ferroviaire, au surplus dangereuse ; elle ne pouvait pour autant jouer un rôle totalement libératoire dès lors qu’elle ne répondait à aucune de ces conditions requises. Confrontée à un comportement certes fautif mais usuel, donc prévisible, la SNCF aurait dû préalablement mettre en œuvre les mesures propres à le neutraliser et à empêcher la réalisation du dommage, notamment, comme ce qui est classiquement affirmé 5, par la présence d’agents sur le quai et par l’instauration d’un système différent de fermeture des portes. La Cour de cassation ne se montre pas moins sévère sur le terrain contractuel. Ainsi attend-elle du transporteur qu’il garantisse envers les tiers, comme envers les voyageurs, le risque zéro de dommage corporel… à supposer que cela ne soit pas que chimère 6 ! C’est dire si, en matière de transport de personnes, la faute de la victime totalement exonératoire ne connaît qu’une existence théorique 7. De là à considérer que la SNCF incarne la bête noire des magistrats… il n’y a semble-t-il qu’un pas à franchir !

Rien de surprenant, ensuite, au premier abord du moins, à ce que la Cour de cassation admette le rôle partiellement exonératoire de la faute de la victime à l’égard du gardien, en l’occurrence du transporteur ferroviaire. Elle ne fait ainsi que corroborer une jurisprudence devenue constante depuis les arrêts du 6 avril 1987 8 dont la portée était vraisemblablement générale et qui depuis lors n’a jamais été remise en cause 9. C’est du reste la même solution qui est traditionnellement retenue dans le cadre de la responsabilité du fait personnel. De sorte que, quel que soit le régime concerné, sur faute prouvée ou sur présomption de responsabilité, la faute commune engendre en principe un partage de responsabilité qui s’opère proportionnellement à la gravité de la faute commise par la victime.

… remis en cause. Et pourtant, la réaffirmation formelle de ce principe général d’exonération partielle du transporteur comme de n’importe quel autre gardien pour faute de la victime mérite une attention particulière dans la mesure où, en matière contractuelle, la Cour de cassation a précisément proclamé le contraire. Par un arrêt remarqué rendu sous le visa de l’article 1147 du Code civil en date du 13 mars 2008 10, la première chambre civile a énoncé que « le transporteur tenu d’une obligation de sécurité de résultat envers un voyageur ne peut s’en exonérer partiellement et que la faute de la victime, à condition de présenter le caractère de la force majeure, ne peut jamais emporter qu’exonération totale » 11. La Cour de cassation a, ce faisant, vraisemblablement manifesté sa volonté d’instaurer en matière contractuelle le système « du tout ou rien » au détriment du transporteur ferroviaire de personnes comme l’avait fait un temps la jurisprudence Desmares avant que ne soit consacrée la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation. On comprend alors en l’espèce que la cour d’appel ait pu être tentée de transposer cette solution au domaine délictuel. Parce que la faute de la victime ne présentait pas les caractères de la force majeure, elle ne pouvait prétendre emporter exonération du transporteur… même partielle. C’est pourtant une autre voie qu’a choisi de suivre la deuxième chambre civile refusant de faire de la responsabilité du transporteur un nouveau cas spécial de responsabilité du fait des choses. Partant, une dichotomie est désormais clairement opérée au sein de la responsabilité civile. De deux choses l’une. Soit la responsabilité contractuelle du transporteur ferroviaire est engagée et ce dernier ne peut espérer qu’une exonération totale à raison de la faute de la victime présentant les caractères de la force majeure. Soit la responsabilité délictuelle du transporteur est engagée et celui-ci peut espérer, outre une exonération totale aux mêmes conditions, une exonération simplement partielle dès lors que la faute de la victime a contribué à la réalisation de son dommage. C’est consacrer là une rupture dans le traitement juridique de la faute de la victime !

II – Pour un retour à un traitement juridique uniforme de la faute de la victime

Les conséquences critiquables de la solution. Est-ce à dire que la solution de la deuxième chambre civile est critiquable ? Rien n’est moins sûr. N’y aurait-il pas iniquité à admettre que la victime puisse obtenir réparation totale auprès du transporteur alors qu’elle a contribué par sa faute à la réalisation de son dommage ? La causalité étant au demeurant partagée, la faute causale de la victime doit exonérer en partie le responsable. La logique est implacable. Et enfin, après tout, si le législateur n’a pas cru utile de distinguer le sort du transporteur de personnes des autres gardiens, il n’appartient pas au juge, seul interprète, d’en décider autrement.

En réalité, c’est moins la solution en soi qui est critiquable que ses conséquences. La discrimination entre les victimes qu’engendre la solution n’apparaît pas en effet équitable. Comment justifier que la victime tiers, comme d’ailleurs la victime créancière d’une obligation de sécurité de moyens, soit moins bien traitée que la victime contractante créancière d’une obligation de sécurité de résultat ? À partir du moment où l’on décide de mener une politique de victimisation et que l’on considère que, en dépit de la part de responsabilité qui lui revient dans son dommage, la victime doit obtenir la réparation intégrale de son préjudice corporel, on voit mal pourquoi certaines victimes en seraient exclues. La différence de statut ne justifie aucunement la différence de traitement. Et cette dernière apparaît d’autant moins fondée que la distinction même entre victimes tiers et victimes contractantes se révèle en pratique laborieuse et artificielle. Il n’y a qu’à analyser la jurisprudence pour s’en convaincre. Il ne suffit pas en effet d’être un voyageur muni d’un billet pour être habilité à agir sur le terrain contractuel. Il faut de surcroît que l’accident se produise durant le trajet pour lequel le voyageur a payé, ce qui exclut comme en l’espèce celui qui survient alors que le voyageur arrivé à sa destination tente de remonter dans le train, de même que celui qui se produit alors que le voyageur est encore sur le quai ou encore celui qui intervient pendant que le voyageur, qui s’étant trompé de train, tente d’en descendre 12.

Les exhortations. Sans doute appartiendra-t-il au législateur de jauger la cohérence d’une telle dichotomie lors de la réforme de la responsabilité civile prochainement attendue ! L’ensemble de ces considérations n’en commandent pas moins un retour à un traitement juridique uniforme de la faute de la victime. L’uniformisation espérée n’implique pas pour autant nécessairement la condamnation de la solution jurisprudentielle promue dans le domaine contractuel. La suppression de l’exonération partielle par la faute de la victime n’est réellement regrettable qu’en ce qu’elle ne bénéficie qu’à certaines victimes de dommages corporels. Aussi, l’impératif de réparation des dommages corporels exhorterait à généraliser cette solution à toutes les victimes créancières d’une obligation de sécurité 13. C’est dire que la solution devrait rayonner non seulement au-delà du domaine contractuel mais également au-delà du transport ferroviaire de personnes 14. Par suite conviendrait-il, sinon de consacrer un régime spécial de responsabilité pour les victimes de dommages corporels, de soumettre tous les accidents de transport de personnes à la loi de 1985 15. Il en résulterait une simple modification de son article 1 qui dispose actuellement que sont soustraits à son application les accidents impliquant « des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies propres ». Ainsi le transporteur ne pourrait-il opposer que la faute intentionnelle, ou tout au plus inexcusable, de la victime (et encore à condition que la victime ne soit pas sur la liste des personnes bénéficiant de l’immunité juridique).

Nombreux sont néanmoins ceux qui refuseront de sacrifier la logique originelle de responsabilité pour souscrire à cette logique de garantie. L’optimisation de l’indemnisation des dommages corporels ne peut se faire au prix d’une déresponsabilisation des victimes dont le comportement est socialement dangereux. C’est pourquoi il apparaît préférable d’opérer un retour au principe général d’exonération partielle de l’auteur du dommage pour faute de la victime dans les domaines contractuel et délictuel. Et de prévoir que, en cas d’atteinte à l’intégrité physique, l’exonération partielle soit subordonnée à l’existence d’une faute grave de la victime à l’instar de ce qui a été prévu dans l’avant-projet de réforme du droit des obligations (art. 1351) 16. Cette solution aux allures de compromis serait probablement la plus à même de favoriser le consensus sans entrer dans des distinctions subtiles et aux contours mal dessinés. Certes la notion de faute grave serait à la discrétion des magistrats, mais l’appréciation raisonnable qu’en font ces derniers dans les autres disciplines juridiques semble pouvoir annihiler les craintes éventuelles.

Issu de Gazette du Palais – n°16 – page 17

Date de parution : 26/04/2016

Réf : Gaz. Pal. 26 avril 2016, n° 264a6, p. 17

Notes de bas de pages

  • 1.
    Il ne suffit pas que la faute de la victime soit la cause exclusive du dommage pour admettre l’exonération totale. V. cep. Cass. 1re civ., 6 oct. 1998, n° 96-12540 : Bull. civ. I, n° 269 – Cass. 2e civ., 17 mars 1993, n° 90-11737 : Bull. civ. II, n° 116.
  • 2.
    Cass. ass. plén., 14 avr. 2006, n° 04-18902 : D. 2006, p. 1577, note P. Jourdain. Ces critères sont implicitement consacrés en matière contractuelle dans le nouvel article 1218 du Code civil.
  • 3.
    V. not. S. Hocquet-Berg, « Gardien cherche force majeure désespérément » : Resp. civ. et assur. 2003, chron. n° 12.
  • 4.
    En ce sens, v. not. Cass. 2e civ., 23 janv. 2003, n° 01-16067 : D. 2003, p. 2465 – Cass. 2e civ., 27 févr. 2003, n° 01-11975 : RTD civ. 2003 – Cass. 2e civ., 15 déc. 2005, n° 03-16772 : Bull. civ. II, n° 336 – Cass. 2e civ., 13 juill. 2006, n° 05-10250 : JCP G 2007, I, 115, spéc. n° 8, note P. Stoffel-Munck.
  • 5.
    Pour une motivation similaire, v. not. Cass. 2e civ., 21 déc. 2006, n° 06-10976.
  • 6.
    V. not. F. Rome, « Rien n’est imprévisible ni irrésistible… » : D. 2007, p. 1129.
  • 7.
    Ainsi les magistrats exigent-ils une faute, non pas seulement délibérée, mais intentionnelle impliquant que la victime ait recherché volontairement le dommage.
  • 8.
    Cass. 2e civ., 6 avr. 1987, nos 85-18546, 85-12833, 85-16387, 84-17748 : Bull. civ. II, n° 86.
  • 9.
    V. cep. Cass. 2e civ., 8 juill. 1999, n° 97-20337 : Resp. civ. et assur. 1999, comm. n° 317 – Cass. 2e civ., 25 juin 1998, n° 96-19752 : Bull. civ. II, n° 238.
  • 10.
    Cass. 1re civ., 13 mars 2008, n° 05-15551.
  • 11.
    La chambre mixte (Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008, n° 06-12307) semble avoir abondé en ce sens mais sa solution a été diversement appréciée au sein de la doctrine. V. not. le rapport de l’avocat général, M. Petit.
  • 12.
    Cass. 1re civ., 1er déc. 2011, n° 10-19090.
  • 13.
    V. not. Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, Dalloz, 2015, 8e éd., n° 999.
  • 14.
    La Cour de cassation avait déjà écarté l’effet partiellement exonératoire de la faute de la victime à l’égard d’un centre de transfusion sanguine tenu d’une obligation de sécurité de résultat, v. Cass. 2e civ., 20 oct. 2005, n° 03-19420 : Bull. civ. II, n° 274. Elle a en revanche récemment admis l’exonération partielle du transporteur fluvial, v. Cass. 1re civ., 16 avr. 2015, n° 14-13440.
  • 15.
    V. not. P. Stoffel-Munck, note préc. : « Mais, en équité, pourquoi traiter plus mal le passager d’un train que celui d’une automobile ? ».
  • 16.
    Cette solution permettrait de renouer avec celles consacrées en matière de transport international qui appréhendent en général plus souplement la faute exonératoire de la victime.
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