Prescription acquisitive : l’absence d’influence du non-respect des règles d’urbanisme sur le caractère équivoque de la possession
Le non-respect des règles d’urbanisme applicables à des travaux de construction ne fait pas obstacle à ce que le possesseur du terrain d’assiette en acquière la propriété par prescription. En outre, ces manquements n’excluent pas l’intention du possesseur de se comporter comme un propriétaire et n’entachent pas la possession retenue d’équivoque.
Cette décision, rendue par la Cour de cassation le 21 septembre 2022, est intéressante en ce qu’elle apporte des précisions quant au caractère non équivoque d’une possession.
Cass. 3e civ., 21 sept. 2022, no 21-17409
En matière immobilière, la possession a un effet juridique très fort dans la mesure où elle permet d’acquérir la propriété en application d’un mécanisme connu sous le nom d’usucapion1. Pour que la possession soit efficace, elle doit cependant remplir certaines conditions. Celles-ci sont exposées à l’article 2261 du Code civil qui énonce que « pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire ». Si la possession n’est pas viciée, elle permettra alors d’acquérir la propriété après un délai de prescription de 30 ans2.
Rendue sur renvoi après cassation3, la décision commentée dans ces lignes nous permet de revenir plus particulièrement sur le vice d’équivocité qui était en cause ici. Cette décision fait cependant suite à plusieurs années de procédure. Avant de l’exposer il convient, pour une meilleure compréhension, de revenir sur les différentes étapes de l’affaire.
En l’espèce, des acquéreurs, revendiquant la propriété d’un terrain, assignent en expulsion leurs occupants. En défense, ces derniers invoquent le jeu de la prescription acquisitive. La cour d’appel de Fort-de-France4 écarte la prescription acquisitive et, après avoir constaté que les acquéreurs disposaient d’un titre de propriété, retient que les attestations versées aux débats par les occupants ne précisaient pas la date à laquelle ils avaient commencé à occuper le terrain litigieux. De plus, les juges soulignent que l’occupante avait souhaité négocier l’achat de la parcelle revendiquée de sorte que le caractère public et non équivoque de la possession n’avait pas été établi. En d’autres termes, la proposition d’achat émanant du possesseur avait eu pour effet, selon les juges du fond, de vicier sa possession.
L’arrêt est cassé par la Cour de cassation qui jugea à l’époque qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si à la date de leur proposition de négociation les occupants n’avaient pas prescrit par possession trentenaire, la cour d’appel n’avait pas donné de base légale à sa décision5.
Par la suite, la contestation revint devant la cour d’appel de renvoi, mais cette fois-ci à propos du non-respect des règles d’urbanisme par les occupants. Ces derniers, après avoir cultivé la parcelle revendiquée, y avaient fait construire deux maisons d’habitation et ce en violation de l’article L. 111-3 du Code de l’urbanisme qui limite les nouveaux ouvrages aux parties urbanisées de la commune. Pour les acquéreurs, ce non-respect des règles d’urbanisme entachait la possession d’un vice d’équivocité.
Après avoir constaté la réalisation d’actes de possession durant au moins 30 ans, conformément aux exigences de l’article 2272 du Code civil, la cour d’appel de renvoi6 rejeta la demande d’expulsion formée à l’encontre des occupants du terrain et jugea qu’à l’égard des administrations fiscale et administrative, la construction de bâtiments sur un terrain agricole n’ayant pas fait l’objet d’un déclassement n’entachait la possession d’aucune équivoque et que lesdits manquements et omissions n’étaient pas de nature à contredire la volonté de leur auteur de se considérer comme propriétaire exclusif de la parcelle.
Les acquéreurs formèrent un pourvoi devant la Cour de cassation en estimant que la cour d’appel avait violé l’article 2261 du Code civil et que « nul ne peut prescrire en vertu d’une possession s’établissant sur des actes illicites ou irréguliers ».
Le pourvoi est rejeté par la Cour de cassation qui jugea, le 21 septembre 2022, que le non-respect de règles d’urbanisme applicables à des travaux de construction ne faisait pas obstacle, en l’absence d’actes de possession illicites pour être contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs, à ce que le possesseur du terrain d’assiette en acquière la propriété par prescription. Elle estima, en outre, que la cour d’appel avait exactement énoncé que les manquements aux règles d’urbanisme dénoncés par les demandeurs n’excluaient pas l’intention du possesseur de se comporter comme propriétaire, faisant ainsi ressortir qu’ils n’entachaient pas la possession retenue d’équivoque.
Cette décision est intéressante car elle permet de revenir sur le vice d’équivocité et sur ce qui peut être considéré comme un comportement équivoque de la part du possesseur.
En l’occurrence, le fait d’édifier une maison d’habitation, en méconnaissance des règles d’urbanisme n’est pas, selon la haute juridiction, une attitude équivoque. Si cette analyse peut surprendre au regard du comportement du possesseur et de sa manière d’agir dans l’art de posséder, elle est pourtant compréhensible au regard de ce qu’est le vice d’équivocité.
Il y aura équivoque, dans la possession, toutes les fois que le comportement du possesseur ne manifestera pas clairement son intention de se conduire en véritable propriétaire du bien. Ainsi, l’attitude du possesseur ne doit pas être ambiguë, à l’image par exemple d’une personne qui achèterait un véhicule sans se faire remettre la carte grise correspondante ou sans vérifier que le vendeur la détienne7. De même, l’équivoque est généralement présente entre concubins8 ou dans le cadre des indivisions, lorsqu’un indivisaire réalise des actes de détention et de jouissance sur un bien dont il n’a pas la propriété9.
Pour autant, déterminer avec certitude cette absence d’équivoque est particulièrement difficile dans la mesure où ce vice est un vice relevant de l’animus et non du corpus. Pour connaître l’intention du possesseur, il faudrait donc pouvoir sonder ses pensées, ce qui est matériellement impossible. De plus, les actes matériels réalisés sur le bien constituent le corpus. Ils viennent seulement en complément de l’animus, mais ne peuvent servir à le prouver10. La détermination de l’animus par les juges est par conséquent souvent en partie subjective et s’apprécie à l’aune du contexte général des faits11.
Compte tenu de ces difficultés, la loi facilite fort heureusement la démonstration de cet élément psychologique en posant une présomption simple au bénéfice du possesseur12. Il revient dès lors au contradicteur de prouver que la possession est équivoque. En l’espèce, les acquéreurs s’étaient servis de cette méconnaissance des règles d’urbanisme pour démontrer le caractère équivoque de la possession.
Cet argument est discutable car qui mieux qu’un propriétaire peut prendre la décision de construire sa maison d’habitation sur le terrain qu’il occupe, de manière continue, paisible, publique et depuis de nombreuses années ? Cette action révèle l’attitude d’un occupant se considérant justement comme un propriétaire. Par ailleurs, comme l’a souligné un auteur, le contentieux des constructions illicites et édifiées en méconnaissance des règles d’urbanisme est une situation qui se retrouve plus souvent chez les propriétaires que chez les détenteurs13. De ce point de vue, la décision rendue par la Cour de cassation semble a priori logique.
Cependant, cette logique peut être relativisée au regard de la prise en compte de cette affaire dans sa globalité.
Comme nous l’avons vu, les occupants, souhaitant sans doute régulariser leur situation, avaient formulé une proposition d’achat de la parcelle litigieuse. Les premiers juges du fond avaient alors estimé que cette proposition faisait perdre à la possession son caractère public et non équivoque.
Cette analyse est cohérente. En effet, le fait de formuler une proposition d’achat est une attitude radicalement différente de celle mise en avant dans notre arrêt de 2022. Une proposition d’achat révèle l’envie de devenir propriétaire alors que le fait de construire sa maison d’habitation consacre plutôt l’accomplissement d’un acte que ferait le véritable propriétaire. Alors que la première attitude entretient l’équivoque, la seconde tend à la faire disparaître.
Or, dans cette affaire, si les occupants avaient bien fait construire leur maison d’habitation sur la parcelle qu’ils occupaient, ils avaient ensuite proposé d’acheter cette parcelle. Dès lors, il aurait été intéressant de s’interroger sur l’effet de cette proposition d’achat sur la possession.
Si l’on considère que la proposition d’achat entretient bien une équivoque, la possession aurait dû être disqualifiée et non viciée. L’on peut effectivement présumer que dès le début, le possesseur ne s’est pas comporté en véritable propriétaire et qu’il a souhaité, en fin de compte, régulariser sa situation. En effet, si ce dernier s’était toujours considéré comme un véritable propriétaire, pourquoi formuler une proposition d’achat ? Dans ces conditions, la possession n’est pas devenue viciée durant l’occupation, elle n’a tout simplement jamais été constituée, faute d’un de ses éléments. Au pire, elle pourrait s’apparenter, si le délai trentenaire est déjà écoulé, à un refus de se prévaloir de l’usucapion, ce qui est tout à fait possible14.
Pourtant, en jugeant en 2019 que la cour d’appel aurait dû rechercher si, à la date de leur proposition de négociation, les occupants n’avaient pas prescrit par possession trentenaire, la Cour de cassation a rejeté ces arguments. À l’aune de cette décision, l’on comprend ainsi deux choses. Premièrement, que pour la haute juridiction, la proposition d’achat, même si elle est susceptible de révéler une équivoque dans la possession, n’a aucun effet disqualifiant si elle intervient après la période trentenaire. Deuxièmement, que si cette attitude peut à la rigueur démontrer un changement dans l’animus, elle ne saurait prouver que le possesseur ne s’est pas, durant la période trentenaire, considéré comme un propriétaire.
Notre décision, rendue en 2022, n’est que le pur produit à la fois de cette décision et de l’enchaînement des événements. Tout d’abord, des actes de possession ont bien été réalisés durant la période trentenaire. Ceux-ci ont été constatés par la cour d’appel de renvoi. Ensuite, la proposition d’achat, étant intervenue après ce délai, ne pouvait avoir aucune incidence sur la qualification de la possession. Enfin, l’attitude antérieure des possesseurs, qui avaient d’abord édifié leur maison d’habitation, a permis d’exclure toute équivoque durant la période concernée par la prescription acquisitive. Compte tenu de ces éléments et suivant le raisonnement tenu par les juges de la Cour de cassation, les occupants ne pouvaient qu’obtenir gain de cause quand bien même avaient-ils eu, par la suite, une attitude équivoque.
Si l’attitude de l’occupant mérite d’être scrupuleusement analysée par la personne souhaitant revendiquer la propriété du bien en cause, cette analyse doit se focaliser sur cette période trentenaire uniquement. Tel est l’enseignement qui doit être retenu.
D’un côté, l’on peut comprendre cette décision compte tenu du fait que la Cour de cassation estime depuis plusieurs années que « la prescription acquisitive n’a ni pour objet ni pour effet de priver une personne de son droit de propriété mais de conférer au possesseur, sous certaines conditions, et par l’écoulement du temps, un titre de propriété correspondant à la situation de fait qui n’a pas été contestée dans un certain délai » et qu’en ce sens, l’usucapion constitue un « motif d’intérêt général de sécurité juridique en faisant correspondre le droit de propriété à une situation de fait durable »15. La prescription acquisitive permet ainsi de ménager les droits de chacun et d’instaurer un certain équilibre en faisant coïncider le fait et le droit. Par conséquent, une fois la propriété acquise par prescription trentenaire, il serait « injuste » de se fonder sur le comportement postérieur du propriétaire pour remettre en cause cette acquisition. C’est déjà ce qu’avait jugé la Cour de cassation, dans une décision rendue en 2018, en estimant que si la violence s’oppose à ce que la possession puisse emporter prescription, elle ne saurait vicier l’usucapion déjà acquise16. Toutefois, l’on peut ne pas être violent durant plus de 30 ans, mais il est plus délicat d’affirmer que l’on s’est toujours comporté comme un véritable propriétaire quand l’on propose finalement d’acquérir le terrain que l’on occupe. La situation n’est pas comparable et, une fois encore, l’on mesure à quel point cette condition relative à la psychologie du possesseur est en elle-même source de difficultés.
D’un autre côté et au regard de la globalité de l’affaire, l’on peut à l’inverse être plus mitigé sur cette issue qui a permis à des possesseurs d’obtenir gain de cause alors qu’ils avaient pourtant fait état d’une volonté d’acquérir un terrain et donc de se comporter, sans doute depuis le début, en futurs propriétaires et non en actuels propriétaires. Plus qu’un changement dans l’animus, cette attitude semble surtout révéler une équivoque de la part des possesseurs quant à leur intention de se considérer comme de vrais propriétaires.
Enfin, un dernier mot peut être accordé à la prise en compte de la bonne foi. Certes, la bonne foi du possesseur est, sauf en matière de prescription abrégée, indifférente. Toutefois, de telles décisions ne sont-elles pas susceptibles d’encourager les occupants à agir de mauvaise foi à tous les niveaux ? L’on remarque, dans ces deux décisions, qu’il est préférable de ne pas souhaiter régulariser sa situation. En premier lieu, édifier une maison d’habitation en méconnaissance des règles d’urbanisme peut être avantageux en matière de prescription acquisitive car cette attitude révèle, selon les juges, l’attitude d’un occupant souhaitant se comporter comme un véritable propriétaire. D’un autre côté, vouloir régulariser sa situation en formulant une proposition d’achat n’est pas conseillé, au risque de voir la prescription acquisitive entachée d’un vice d’équivocité. Or, il est une chose de ne pas considérer la bonne foi comme une condition, il en est une autre de l’encourager… Encore une fois, le dénouement de cette affaire lais
Notes de bas de pages
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1.
C. civ., art. 2258 ; S. Schiller, Droit des biens, 10e éd., 2021, Dalloz, Cours, p. 135, n° 171.
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2.
C. civ., art. 2272 ; N. Reboul-Maupin, Droit des biens, 9e éd., 2022, Dalloz, HyperCours, p. 356, n° 341.
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3.
N. Le Rudulier, « Prescription acquisitive : la violation des règles d’urbanisme est sans incidence », Dalloz actualité, 11 oct. 2022.
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4.
CA Fort-de-France, 7 févr. 2017, n° 15/00614.
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5.
Cass. 3e civ., 11 avr. 2019, n° 17-17766 : D. 2019, p. 1801, obs. N. Reboul-Maupin et Y. Strickler ; AJDI 2020, p. 139, obs. N. Le Rudulier ; RTD civ. 2019, p. 610, obs. W. Dross.
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6.
CA Basse-Terre, 31 mars 2021, n° 19/01120.
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7.
Cass. 1re civ., 14 mai 1996, n° 93-21187 : Bull. civ. I, n° 199 ; Defrénois 1996, p. 1067, note C. Atias ; JCP G 1996, I, 3972, n° 2, obs. H. Périnet-Marquet ; RTD civ. 1998, p. 408, obs. F. Zénati-Castaing – Cass. 1re civ., 30 oct. 2008, n° 07-19633 : JCP G 2009, I, 127, n° 7, obs. H. Périnet-Marquet.
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8.
Cass. 3e civ., 21 févr. 2006, n° 04-19667 : Bull. civ. I, n° 92.
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9.
Cass. 3e civ., 6 juin 1974, n° 72-12423 : Bull. civ. III, n° 235.
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10.
S. Schiller, Droit des biens, 10e éd., 2021, Dalloz, Cours, p. 124, n° 152.
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11.
Sur ce point, v. H. Périnet-Marquet, JCP N 2013, p. 1248, n° 6 et N. Reboul-Maupin, Droit des biens, 9e éd., 2022, Dalloz, HyperCours, p. 353, n° 332.
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12.
C. civ., art. 2256.
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13.
N. Le Rudulier, « Prescription acquisitive : la violation des règles d’urbanisme est sans incidence », Dalloz actualité, 11 oct. 2022.
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14.
Sur cette analyse, v. W. Dross, « L’aveu du droit du véritable propriétaire par le possesseur : quels effets ? », RTD civ. 2019, p. 610.
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15.
Cass. 3e civ., 17 juin 2011, n° 11-40014 : D. 2011, p. 1819 ; AJDI 2011, p. 813, obs. N. Le Rudulier ; RDI 2011, p. 500, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 2011, p. 562, obs. T. Revet – Cass. 3e civ., 12 oct. 2011, n° 11-40055 : D. 2011, p. 2598, obs. G. Forest ; D. 2012, p. 2128, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; RLDC oct. 2011, p. 55, obs. B. Parance.
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16.
Cass. 3e civ., 13 sept. 2018, n° 17-25915 : AJDI 2019, p. 466, obs. N. Le Rudelier.
Référence : AJU007f5