Saint Ouen : derrière le verdict de la villa Biron, l’errance juridique des travailleuses du sexe

Publié le 30/10/2024
Saint Ouen : derrière le verdict de la villa Biron, l’errance juridique des travailleuses du sexe
Rue Villa Biron – Saint-Ouen-sur-Seine, Chabe01, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

En mai dernier, un octogénaire a été condamné par le tribunal judiciaire de Bobigny pour avoir loué un immeuble insalubre à des travailleuses du sexe vivant dans une situation de grande précarité… Mais six d’entre elles se sont aussi retrouvées sur le banc des accusés.

C’est un immeuble blanc, tout ce qu’il y a de plus anonyme, à Saint-Ouen. Au 27-29 de la villa Biron, petite ruelle prise en étau entre le marché aux puces et le stade Bauer. Depuis près de trente ans, c’est sous ce toit peu accueillant que des dizaines de personnes en situation de grande vulnérabilité (en majorité des travailleuses du sexe d’origine sud-américaines, parfois sans papier, qui travaillaient dans le Bois de Boulogne) avaient trouvé un toit. Ou plutôt une « maison », comme la définissaient plusieurs d’entre elles, comme la Péruvienne Chiomara, interviewée par France 3, qui a vécu plus de dix ans avec ses compagnes de galère : « Ici, on vit quasi comme une famille. Comme on est trans, loin de nos proches, nous sommes tout les unes pour les autres ».

Les treize logements étaient payés rubis sur ongle à un propriétaire peu encombré par la morale, certaines vivaient à quatre dans un appartement de 25 m2 pour un loyer de 1 239 euros. Cafards, rats, moisissures s’invitaient à la noce. Chaque mois, le vieil homme – parfois représenté par son fils, également accusé – se déplaçait en personne à Saint-Ouen pour collecter entre 1 000 et 1 500 euros pour ses appartements insalubres, menaçant parfois de déloger les occupantes manu militari. Les revenus locatifs entre 2007 et 2022 ont été évalués à plus de 2 millions d’euros…

L’octogénaire, dont le patrimoine immobilier est estimé à plus de cinq millions d’euros, est devenu le principal accusé dans cette enquête pour proxénétisme aggravé. En France, la loi punit à la fois les proxénètes (qui « aident, assistent ou protègent la prostitution d’une personne », selon la loi) et ceux que l’on appelle les « marchands de sommeil » (un propriétaire qui abuse de ses locataires en louant très cher un logement indigne, les mettant directement en danger : insalubrité, suroccupation organisée, division abusive de pavillons). Il a écopé en première instance d’une peine de cinq ans de prison, dont deux avec sursis, à laquelle il a fait appel. Il a été condamné en outre à une amende de 200 000 euros et sa société civile immobilière à 55 000 euros. Il a fait appel de cette décision.

« Lors de l’audience, le propriétaire s’est uniquement dépeint comme victime, allant même jusqu’à décrire les femmes victimes comme responsables de l’insalubrité des lieux, et n’a jamais reconnu le caractère ignoble de l’exploitation qui l’a rendu riche », avait souligné dans un communiqué, Lorraine Questiaux, avocate du Mouvement du Nid, association abolitionniste, partie civile dans le procès.

Un logement par défaut

Chaque semaine, l’association Acceptess-T, gérée par des personnes trans pour les personnes trans, propose des permanences juridiques à ses adhérents et adhérentes. L’association a tissé depuis plusieurs années un lien de confiance avec le barreau et Paris Solidarité. June, juriste de l’association, a accompagné de nombreuses femmes vivant à la villa Biron, dont certaines se sont retrouvées sur le banc des accusés. Selon lui, l’affaire de la villa Biron cache une réalité bien plus complexe vécues par les travailleuses du sexe, qui ont vu leur situation se détériorer depuis la loi de pénalisation du client, votée en décembre 2016, censée pourtant lutter contre le système prostitutionnel. « Dans toute cette histoire, des personnes ont abusé de la situation de la vulnérabilité des autres, le propriétaire possède un patrimoine de 5 millions d’euros, s’est enrichi en louant des logements insalubres à des prix exorbitants. Mais c’est un peu à double tranchant, pour les locataires qui sont vulnérables à plusieurs titres. Elles n’ont aucun droit, n’ont pas accès au marché locatif : si ce genre de marchand de sommeil n’existait pas, les filles sans papier, sans contrats ni fiches de paie, ne pourraient pas se loger ! »

Quand l’entraide communautaire est criminalisée

Lors du procès, six travailleuses du sexe victime de ce propriétaire malhonnête, se sont pourtant retrouvées sur le banc des accusés pour leur rôle supposé dans le fonctionnement de cette communauté, resserrées entre les 4 murs de l’immeuble. Le Mouvement du Nid, comme la cour, ont considéré que ce système d’entraide entre les habitantes, à leur arrivée en France, dans les profondeurs du Bois de Boulogne ou les couloirs de la villa Biron, correspondait à la définition même du proxénétisme : « dans la procédure, étaient également mises en cause d’anciennes personnes prostituées, qui ont été amenées à en exploiter d’autres, du fait de l’isolement et de l’emprise exercée par le réseau. Ce fonctionnement est le même pour tous les réseaux de proxénétisme, y compris les réseaux nigérians. Le Mouvement du Nid tient à souligner que ce sont des femmes qui ont été victimes d’actes de torture au quotidien, et qu’il est important que la juridiction pénale tienne compte de ce double statut dans l’appréciation de leur responsabilité pénale », a déclaré le Mouvement du Nid.

Une définition qui passe à côté de la réalité des faits, selon June, de l’association Acceptess-T : « une des filles a été condamnée à 18 mois avec sursis pour proxénétisme. Elle est tétraplégique depuis août 2022, suite à une agression transphobe au Bois de Boulogne… Si elle avait été proxénète, pourquoi aurait-elle travaillé là-bas, avec tous les risques que cela représente ? L’entraide communautaire a été confondue avec du proxénétisme : ainsi le principe de la Junta n’a pas été compris. La « Junta« , c’est un système d’épargne solidaire, un pot commun, monté entre les filles (qui pour beaucoup n’ont pas de compte bancaire) pour s’entraider si l’une d’entre elles ne va pas bien, par exemple… Selon la loi, recevoir ce coup de pouce communautaire, c’est du proxénétisme ».

Une double peine qui selon le juriste est terrible pour les personnes surexposées aux violences subies par les travailleuses du sexe et les personnes trans : « le propriétaire s’en est très bien sorti pendant des années, il s’en sortira fort d’un beau patrimoine. Les autres personnes condamnées, elles, vont se retrouver en situation irrégulière pour trouble à l’ordre public, certaines personnes poussées sur le banc des parties civiles doivent payer des frais d’avocat… toutes vont se retrouver dans une nouvelle errance. C’est une double peine provoquée par la loi de décembre 2016 de pénalisation du client et sa définition de proxénétisme. Ce n’est pas une réponse concrète pour les personnes qui se trouvent criminalisées pour avoir aidé les autres. Régulariser la situation administrative des travailleuses du sexe, leur donner des droits sociaux, c’est la meilleure façon de lutter contre le vrai proxénétisme, celui qui détruit des vies et qui enrichit les profiteurs. Cette loi, de fait, expose plus les personnes à la traite des êtres humains et aux risques de violences ».

Ces dernières années, plusieurs travailleuses du sexe ont été assassinées et blessées dans le cadre de leur activité, dans le Bois de Boulogne. Dans la nuit du 16 au 17 août 2018, la Péruvienne, Vanesa Campos, avait été assassinée par une bande criminelle sur son lieu de travail en plein cœur du Bois de Boulogne (Pré Catelan), suscitant l’émoi de toute la communauté.

La villa Biron existe toujours

Aujourd’hui, selon June, les habitantes de la villa Biron continuent de vivre ensemble. Le verdict n’a pas été accueilli avec le grand enthousiasme auquel on pouvait s’attendre. Certaines ont tenté de travailler dans un autre secteur, de trouver un logement, mais ont été confrontées à de la transphobie, plusieurs autres regrettent la tournure qu’a prise cette affaire, en se retournant contre certaines d’entre elles. « La vie continue, certaines vont bien, d’autres non. Certaines continuent de travailler au Bois, malgré le manque de client. Le renouvellement des titres de séjour est de plus en plus compliqué à obtenir, même pour raison médicale. L’une d’entre elles a un cancer, son état de santé est plus que précaire, et la préfecture n’a pas renouvelé son récépissé en janvier… elle doit continuer d’aller travailler au Bois malgré tout. Nous tentons de notre côté un référé, mesures utiles auprès du juge administratif, pour voir ses droits rétablis », souligne le juriste qui promet de continuer à lutter autant qu’il le faudra contre la vulnérabilisation des personnes trans.

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