Collectivités territoriales : gare à la confusion entre les fonctions administratives et politiques
Par un jugement rendu le 29 mars 2023 devenu définitif, le tribunal correctionnel de Paris a condamné l’ancien président du conseil départemental du Val-de-Marne (PCF) et son ancien directeur de cabinet à une peine d’amende de 10 000 euros pour détournement de fonds publics pour le premier et à une amende de 8 000 euros pour complicité pour le deuxième. Ce qui fait l’intérêt de commenter cette décision c’est que ces condamnations sanctionnent l’utilisation d’emplois de cabinet pour des fonctions administratives. Elle permet d’aborder la situation des membres des cabinets des élus locaux et de sensibiliser sur les fonctions de ces derniers afin de sécuriser juridiquement ces derniers.
Le procureur de la République de Créteil a été saisi par une note du 26 juillet 2017 de la chambre régionale des comptes d’île de France que lors de l’examen de la gestion du département du Val-de-Marne au titre des exercices 2011 à 2015, elle avait relevé des faits susceptibles de recevoir la qualification de détournement de fonds publics. Il ressortait de ce signalement par la juridiction financière qu’un service administratif, dénommé « questure » était placé sous l’autorité du président du conseil départemental et de son directeur de cabinet. Ce service de 74 agents avait été créé dans les années 1980 et avait pour objet d’aider les vice-présidents et conseillers départementaux à exercer les fonctions que l’exécutif départemental leur avait déléguées. Il était composé d’huissiers, de secrétaires, de chauffeurs, d’agents chargés des relations publiques et de la presse ainsi que d’agents exerçant des fonctions de collaborateurs placés auprès de ces élus départementaux dénommés « collaborateurs d’élus ». La chambre régionale des comptes s’est intéressée plus précisément à la situation de 22 agents exerçant les fonctions de collaborateurs d’élus au regard de trois critères : la nature des missions et fonctions exercées ; la porosité entre la questure et le cabinet de la présidence et le profit politique des agents de la questure.
Le procureur de la République de Créteil s’est dessaisi en août 2017 au profit du parquet national financier, lequel saisissait la section de recherches de Paris de la gendarmerie national pour mener des investigations suite aux éléments transmis par le juge financier parisien. Le procureur financier soutenait que les 29 emplois de collaborateurs d’élus étaient administratifs en apparence mais qu’en réalité leur usage avait été détourné par les prévenus en connaissance de cause à des fins étrangères à celles normalement dévolues à un agent administratif.
Le tribunal correctionnel a bien relevé la question de fond de droit se posant dans cette affaire, à savoir « si ces 29 emplois administratifs de droit commun, qualifiés de collaborateurs d’élu, ont été détournés, par l’usage fait par M. A… avec la complicité de Monsieur B… pour servir une fin politique, étrangère à celle pour laquelle ils ont été créés ».
Que l’instruction menée par la juridiction financière et par les services d’enquête judiciaire, faisait ressortir que les 29 agents ont été recrutés dans le cadre d’emplois administratifs des attachés territoriaux en qualité d’attaché territorial aux fins de réaliser des travaux utiles à leur élu de référence pour l’exercice de ses fonctions exécutives déléguées.
De plus, aucun des 29 agents recrutés ne relevait de l’autorité hiérarchique administrative des directrices générales successives et des directeurs généraux adjoints du département du Val-de-Marne, lesquels n’avaient au demeurant participé ni à leur recrutement ni à leur évaluation. Il résultait donc que dans les conditions de l’espèce les 29 agents qui occupaient des emplois administratifs étaient en réalité exclusivement recrutés, employés et évalués annuellement par le président du conseil département ou son directeur de cabinet ou les élus départementaux disposant d’une délégation de fonctions de ce président, pour aider ces élus délégués à exercer leurs fonctions politiques.
Le présent commentaire s’attachera à rappeler d’une part, les contours de l’infraction de détournement de fonds publics (I) avant d’aborder la situation particulière des emplois de cabinet par rapport à l’administration (II).
I – Les contours du délit de détournement de fonds publics
Prévu par l’article 432-15 du Code pénal, le détournement de fonds public sanctionne le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission, d’une peine de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit de l’infraction. La peine d’amende est portée à 2 000 000 € ou, s’il excède ce montant, au double du produit de l’infraction, lorsque l’infraction est commise en bande organisée. Deux éléments particuliers doivent être mis en exergue concernant cette infraction.
En premier lieu, cette infraction n’exige pas pour être constituée que l’auteur des faits ait détourné les fonds incriminés en connaissance de cause (Cour de cassation, chambre criminelle, du 13 septembre 2006, 05-84.111, Publié au bulletin) :
« Attendu que, pour déclarer Pierre-Bernard X… et Jean-Claude Y… coupables des faits reprochés, l’arrêt, par motifs propres et adoptés, énonce que, s’agissant des emplois localisés au siège de la Fédération de l’Allier du parti communiste, les fonctions effectivement exercées étaient d’ordre purement politique, sans accomplissement d’aucun travail pour la municipalité ; que trois autres agents travaillaient pour l’association Radio Montluçon Bourbonnais, emplois inexistants dans les comptes de la commune, et ce, alors même que le conseil municipal s’était opposé à la création de postes pour un tel détachement ; que l’élément intentionnel des infractions est caractérisé par la clandestinité des emplois réels ; que Pierre X… a signé la plupart des contrats d’embauche des agents concernés, renouvelés d’année en année ; que Jean-Pierre Y… a admis que les agents, dont il avait présenté la candidature, affectés au secrétariat du groupe d’élus dont il était le président, étaient placés sous son autorité et qu’il connaissait parfaitement la nature de leurs fonctions ;
Attendu qu’en prononçant ainsi, et dès lors que l’affectation, en connaissance de cause, des agents municipaux, à des tâches non conformes aux emplois prévus, implique le détournement de leur rémunération, opérée par prélèvement sur le budget de la commune, la cour d’appel, qui a répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, a justifié sa décision ; »
En deuxième lieu, elle n’exige pas également pour être retenue que son auteur ait eu l’intention claire de s’approprier les fonds détournés ou encore d’en tirer profit personnellement (Cour de cassation, chambre criminelle, du 20 avril 2005, 04-84.917, Publié au bulletin) :
« Attendu que, pour relaxer Gérard Y… et Henri X… du chef de détournement de fonds publics ou privés, et Marie Z… du chef de recel de ce délit, l’arrêt relève, d’une part, que, s’il y a bien eu chez les prévenus une négligence persistante dans le respect de leurs devoirs en matière de perception et de reversement régulier des fonds remis par les clients du greffe pour un usage déterminé, n’est en revanche nullement caractérisée une volonté délibérée de s’emparer pour leur propre compte des fonds ainsi reçus ; qu’il énonce, d’autre part, que « le versement à tort de salaires à Marie Z…, eussent-ils été alimentés en tout ou en partie grâce à des fonds qui auraient été affectés au paiement des publicités légales », ne constitue pas un détournement de fonds par dépositaire public ;
Mais attendu qu’en statuant ainsi, et alors que l’article 432-15 du Code pénal n’exige pas que le prévenu ait eu l’intention de s’approprier les fonds détournés ni qu’il en ait tiré un profit personnel, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé ; »
Le tribunal correctionnel parisien a considéré que la participation du président du conseil départemental et de son directeur de cabinet résultait qu’ils « ont eu pleine conséquence des conditions de recrutement, d’emploi et d’évaluation des 29 agents administratifs (…). Ils étaient au surplus des personnes ayant une longue expérience des choses politiques et administratives propres à ce département. »
Il a considéré sur ce point que « ni l’ancienneté du service de la questure ni la circonstance qu’aucun service du département ni aucune autorité de contrôle extérieure à celui-ci n’aient jamais signalé aux prévenus le risque pénal associé à l’emploi des collaborateurs d’élu, ni la suppression diligente par les prévenus de la questure n’excluent que ceux-ci aient eu conscience de l’illégalité de la pratique de la collaboration d’élus départementaux délégués hors les cas prévus par la loi (…) ».
La présente décision est la parfaite application de ces deux éléments et donc de l’appréciation sévère de cette infraction par la chambre criminelle de la Cour de cassation.
II – La nécessité de circonscrire les collaborateurs de cabinet à des fonctions politiques
C’est l’article L. 332-2 du code général de la fonction publique (ancien article 110 de la loi du 26 janvier 1984 modifiée) qui a posé le cadre législatif de recrutement du personnel politique territorial, son premier alinéa disposant « I.- L’autorité territoriale peut, pour former son cabinet, librement recruter un ou plusieurs collaborateurs et mettre librement fin à leurs fonctions. ». Ces collaborateurs ont des fonctions de nature politique qui exigent un rapport de confiance très étroit avec l’autorité territoriale de nomination. En application de l’article L. 333-10 du code général de la fonction publique, les collaborateurs de cabinet ne rendent compte qu’à l’autorité territoriale auprès de laquelle ils sont placés.
Ce profil fondé sur la relation politique avec l’autorité territoriale explique la raison pour laquelle ce recrutement n’est pas soumis aux règles traditionnelles de la fonction publique, aucune publicité de vacance de poste ni aucune détention de diplôme n’étant exigé en l’espèce. Ce recrutement est librement laissé à la discrétion totale de l’autorité territoriale qui peut recruter qui elle souhaite, sous la réserve expresse de l’interdiction de recruter des membres de sa famille (article L. 333-2 du code général de la fonction publique).
Deux règles s’imposent cependant à l’autorité de recrutement : d’une part, une règle générale pour tout emploi public, à savoir que des crédits budgétaires soient votés et d’autre part, une contrainte spécifique aux emplois de cabinet, à savoir que l’effectif maximal des collaborateurs de cabinet ne doit être dépassé. En effet, les emplois de collaborateurs sont fixés pour les collectivités territoriales en fonction du nombre d’habitants et pour leurs établissements publics administratifs et la métropole de Lyon du nombre de fonctionnaires. À titre d’exemple, un département entre 850 001 et 1 000 000 habitants et un établissement public d’au moins 200 agents ont droit respectivement à 9 et à 2 collaborateurs de cabinet.
Il convient de rappeler sur ce point que l’article 2 du décret n° 87-1004 du 16 décembre 1987 modifié relatif aux collaborateurs de cabinet des autorités territoriales modifié relatif aux collaborateurs de cabinet dispose : « La qualité de collaborateur de cabinet d’une autorité territoriale est incompatible avec l’affectation à un emploi permanent d’une collectivité territoriale ou d’un établissement public relevant de la loi du 26 janvier 1984 modifiée précitée. ». Le cabinet et les membres qui le composent n’ont aucune vocation à administrer les agents des services administratifs de la collectivité territoriale concernée. Ce rôle revient juridiquement au seul directeur général des services en application de l’article 2 du décret n° 87-1101 du 30 décembre 1987 modifié portant dispositions statutaires particulières à certains emplois administratifs de direction des collectivités territoriales et des établissements publics locaux.
Ce que le tribunal correctionnel de Paris a sanctionné c’est le mélange des genres entre la sphère politique et la sphère administrative. Autrement dit, c’est d’avoir recruté 29 agents et de les avoir détournés de leurs missions administratives pour exercer des fonctions politiques, augmentant de manière détournée le seuil maximum de collaborateurs de cabinet auquel le département du Val de Marne avait le droit de recruter pour des activités politiques. Cependant, l’inverse est également sanctionnable et condamnable au même titre : les collaborateurs de cabinet ne peuvent pas exercer quelque fonction administrative au sein d’une collectivité territoriale puisque celles-ci sont de nature politique. Le ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales en 2021 a rappelé dans une réponse écrite que « (…) le cabinet n’a pas vocation à gérer lui-même les services administratifs de la collectivité territoriale, ce rôle étant dévolu au directeur général des services aux termes de l’article 2 du décret n° 87-1101 du 30 décembre 1987. » (Question de M. Jean-Louis Masson publiée le 28 janvier 2021 et réponse publiée le 18 mars 2021).
De son côté, le juge du Palais-Royal a été amené à annuler le recrutement de collaborateurs de cabinet dont les missions correspondaient en réalité à des emplois permanents dans la collectivité territoriale (CE, 26 janvier 2011, Assemblée de Polynésie) en jugeant « (…) que des fonctions d’exécution telles que celles de maître d’hôtel, secrétaire (autre que de direction), sténodactylo, standardiste, cuisinier, agent de sécurité, chauffeur, planton, personnel de service, hôtesse, aide cuisinier ou serveur, énumérées aux 4e, 5e et 6e groupes indiciaires de l’article 10 de la délibération litigieuse, qui correspondent à des fonctions administratives ou de service à caractère permanent dont l’exercice ne requiert pas nécessairement d’engagement personnel déclaré au service des principes et objectifs guidant l’action de l’autorité politique ni de relation de confiance personnelle d’une nature différente de celle résultant de la subordination hiérarchique du fonctionnaire à l’égard de son supérieur, ne constituaient pas des emplois de cabinet (…) »
La cour administrative d’appel lyonnaise a rendu en 2004 un arrêt très pertinent distinguer la notion d’emploi relevant de la hiérarchie administrative par rapport à celle d’emploi de cabinet qui relève d’activités purement politiques, jugeant en l’espèce illégale la décision de recruter comme collaborateur de cabinet un agent non titulaire en qualité d’attaché de presse rattaché à la direction de la communication (CAA Lyon, 29 juin 2004, requête n° 98LYO1726, Département de l’Isère / M. A. – M. C.) :
« Considérant que pour annuler, par le jugement attaqué, l’arrêté du 2 février 1993 par lequel le président du conseil général de l’Isère a recruté M. C., le tribunal administratif de Grenoble s’est fondé sur ce que ledit arrêté méconnaissait les dispositions de l’article 5 du décret du 16 décembre 1987 susvisé relatif aux collaborateurs de cabinet des autorités territoriales, recrutés en application de l’article 110 de la loi du 26 janvier 1984 susvisée ; que si l’arrêté litigieux vise notamment ledit article 110, il ressort toutefois des pièces du dossier que M. C. a été recruté en qualité d’agent contractuel départemental pour exercer les fonctions d’attaché de presse sur un emploi créé par délibération du 18 décembre 1992 relevant de la direction de la communication lequel, intégré à la hiérarchie de l’administration de la collectivité concernée, ne peut dans ces conditions qu’être regardé comme un emploi permanent et non comme un emploi de cabinet ; qu’il s’ensuit que c’est à tort que le tribunal administratif de Grenoble s’est fondé sur le motif précité pour annuler la décision du président du conseil général ;
(…)
Considérant qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que les fonctions afférentes à l’emploi d’attaché de presse à la direction de la communication confiées à M. C. n’aient pu être assurées par un agent du cadre d’emplois des attachés territoriaux, ni que le recrutement d’un agent contractuel pour occuper ces fonctions ait été, dans les circonstances de l’espèce, justifié par leur nature ou par les nécessités du service ; qu’ainsi la décision de procéder au recrutement de l’intéressé est intervenue en méconnaissance des dispositions précitées ; »
Il convient de rappeler sur ce point que l’article 5 du décret n° 87-1004 du 16 décembre 1987 modifié relatif aux collaborateurs de cabinet des autorités territoriales dispose notamment et en premier lieu que « la décision par laquelle un collaborateur de cabinet est recruté détermine : les fonctions exercées par l’intéressé ». L’acte administratif de nomination doit permettre de savoir les activités confiées et d’éviter tout dévoiement dans des fonctions administratives qui ne peuvent pas être juridiquement attribuées. Les autorités territoriales doivent être sur ce point très vigilantes. En effet, les fonctions confiées ne peuvent être des fonctions qui relèvent traditionnellement d’un fonctionnaire. Le collaborateur de cabinet ne saurait avoir ainsi des fonctions qui l’amènent à s’immiscer dans l’appareil administratif ou encore de donner des directives à un personnel administratif qui ne relève pas et ne peut relever juridiquement et statutairement du cabinet.
Il existe une différence fondamentale entre le collaborateur de cabinet qui est soumis à une loyauté politique envers l’autorité qui le nomme et le fonctionnaire au sens large qui lui est soumis à un principe de loyauté et de neutralité administrative. Pour le premier, il participe à l’action politique de l’élu qui l’a nommé et devant lequel il est seul responsable alors que pour le second, son rôle est d’appliquer la politique décidée. Ils n’ont pas du tout les mêmes fonctions ni les mêmes objectifs et répondent à deux logiques différentes : l’une est exclusivement politique, l’autre est exclusivement administrative avec sa fonction de support et de compétence technique.
C’est une ligne de démarcation que les élus locaux doivent toujours avoir à l’esprit car toute confusion commise à ce niveau peut être lourde de conséquences sur le plan pénal comme l’illustre le jugement commenté. L’autorité territoriale doit ainsi éviter en tout état de cause de confier à des collaborateurs de cabinet des fonctions qui très clairement relèvent de la compétence exclusive du personnel permanent de la collectivité publique. Ainsi, les postes notamment de conseiller aux affaires administratives, de conseiller aux affaires juridiques, de conseiller aux affaires foncières, de chargé de communication créés au sein d’un cabinet sont illégaux et doivent être proscrits des actes de recrutement ou d’actes s’y assimilant.
Cette décision rendue par le tribunal correctionnel de Paris est donc l’occasion de rappeler aux autorités territoriales la nécessité d’éviter toute confusion et porosité entre emplois de cabinet et emplois administratifs et de prendre le cas échéant à ce niveau les mesures de sécurisation juridique pour prévenir tout risque juridique.
Référence : AJU373619