Le poids des normes en France s’élève désormais à 44,1 millions de mots !
La France est-elle un pays hors norme s’agissant de sa capacité à publier chaque année de plus en plus de normes législatives ? Le sujet revient en effet souvent et de nombreux rapports ont porté sur la question de l’inflation législative. Mais qu’entend-on réellement par norme ? Comment quantifier chaque année les normes juridiques ? Pourquoi une telle inflation ? Le quinquennat – remis en cause par les deux candidats du 2e tour à l’élection présidentielle – serait-il l’une des causes ? Explications de Christophe Éoche-Duval, conseiller d’État.
Actu-juridique : Vous venez de publier dans la Revue du droit public une étude intitulée « Un « mal français » : son « é-norme » production juridique ? », la France se démarque-t-elle tant que ça du point de vue de l’inflation législative ?
Christophe Éoche-Duval : Il y a en effet un déficit des études en droit comparé des productions normatives (au moins pour les pays à démocratie parlementaire), et cela m’a surpris, je n’ai rien trouvé au niveau de l’Union européenne. Je ne prétends pas à l’exhaustivité bien sûr, m’étant concentré sur ce que j’ai appelé un « mal français », ne faisant que reprendre un constat admis et — à ma connaissance — non envié à l’étranger. L’OCDE réalise une étude, « Better Regulation in Europe », qui cherche à évaluer le coût économique des normes, et on comprend cet important enjeu, mais attention que l’arbre (un des effets) ne finisse par l’emporter sur la forêt (le nombre de normes). L’inflation normative, qu’on la craigne, qu’on la dénonce ou qu’on s’en accommode, faut-il arriver par l’évaluer, l’objectiver. C’est ce qui m’a motivé comme recherche effectuée à titre personnel comme auteur de doctrine.
AJ : L’inflation législative est-elle nécessairement un mal ?
C. É.-D. : En tous les cas, l’expression vient des plus hautes instances de notre pays (présidents de la République, Premiers ministres, Rapports du Conseil d’État). On peut supposer qu’ils n’ont pas discerné un bienfait. Les principaux méfaits de l’inflation législative sont l’instabilité et l’insécurité juridiques de la norme, ce qui présente un inconvénient grave pour ses destinataires, avocats compris ; l’affaissement de sa légitimité auprès des citoyens, ce qui présente un inconvénient sérieux pour le civisme ; enfin le coût des normes qui s’empilent, et ce ne sont pas seulement les entreprises françaises qui s’en plaignent pour leur compétitivité, mais on constate que les collectivités locales, pourtant personnes de droit public avec autonomie fiscale, « protestent » aussi. Le Conseil national d’évaluation des normes ou l’OCDE le dénoncent régulièrement.
AJ : La disparition du JO papier semble vous contrarier, pourquoi ?
C. É.-D. : C’est anecdotique mais comment mesurer l’inflation normative ? Longtemps un indice — qui en valait un autre et restait imparfait — était de comparer l’accroissement du nombre de pages au JO du 31 décembre. J’explique comment ce critère ne fonctionne plus. Les anecdotes de mesurer l’épaisseur des codes ou de compter leurs pages non plus, même si c’est « parlant » au citoyen de lui dire qu’il y a 2,48 mètres de hauteur de codes et qu’il lui faudrait 2 357 heures pour les lire tous ! Il faut donc chercher ailleurs l’étalon, et ce n’est pas facile. Le Rapport Lambert-Boulard, en 2013, avait conclu : « La France, le pays aux 400 000 normes ». Mais à la vérité, c’est un ordre de grandeur qui a été lancée, sans méthodologie, et j’ai cherché à trouver un comptage moins « à la louche » des « normes ».
AJ : Pour procéder à ce comptage il faut avant tout il faut déterminer ce qu’est une norme. Qu’entendez-vous par « norme » ?
C. É.-D. : Bonne question. Par « norme », on peut faire consensus en la définissant comme une règle juridique à la fois, c’est-à-dire suffisamment distincte pour s’analyser en une sujétion d’ordre juridique s’appliquant de manière contraignante à un ou des sujets de droit (personnes physiques, personnes morales). Sauf que, du coup, on s’aperçoit qu’une norme est en soi indépendante de l’unité du texte qui la renferme (une loi, une ordonnance, un décret peuvent renfermer une ou plusieurs centaines de normes), indépendante de l’article qui en est le support légistique (sauf que je démontre qu’en légistique l’article est une unité qui n’a plus de sens pour comptabiliser les normes) et du nombre de mots qui l’énonce. Enfin, les normes que j’ai étudiées sont d’origine étatique, mais c’est loin d’être les seules qui s’imposent aux Français. Ce sont les plus faciles à mesurer. Il y a donc un « chiffre noir » indéterminé, d’où mon image d’un iceberg.
© Éoche-Duval
AJ : Comment dès lors comptabiliser les normes juridiques ?
C. É.-D. : C’est devenu un casse-tête, il faut être franc. Raisonner par le nombre de textes étatiques (additionnant pour faire simple les lois, ordonnances, décrets et arrêtés réglementaires) n’est plus la bonne méthode car je démontre qu’on serait sur une tendance baissière, or on ressent bien l’accroissent des normes. J’ai pu démontrer qu’une autre tendance constante est à l’accroissement du nombre de « mots » par texte (de 2 386 mots en 2002 à 6 064 en 2022). Il y a donc un vase communiquant en trompe-l’œil. Pour aller vite, j’écarte aussi le critère du nombre d’articles. Que reste-t-il ? Sur le temps long (1958-2022), presque rien car on a changé plusieurs fois de thermomètres et donc les comparaisons sont à chaque fois remises en cause. Heureusement, mais sur le temps court, depuis 2002, le Secrétariat général du gouvernement (SGG) publie une très intéressante étude des normes, travail remarquable, qui renferme quelques lacunes mais permet beaucoup d’observations si on fait des sommes et des recoupements. Grâce à Légifrance, on sait comptabiliser avec un logiciel le nombre de « mots » et finalement c’est le seul critère auquel on peut s’accrocher, car à défaut de pouvoir définitivement comptabiliser les normes (c’est-à-dire le nombre de règles), on peut scientifiquement calculer leur volume. Un outil informatique donne le nombre de « mots » consolidés chaque 25 janvier. Par « consolidés », il faut comprendre des mots « nets », c’est-à-dire après soustraction des mots abrogés et addition des mots « créés », c’est bien le droit positif. Ce comptage, je suis en mesure d’apporter grâce au tout dernier bilan du SGG tombé juste après l’envoi de mon étude à l’éditeur, de l’affiner pour vos lecteurs et d’affirmer qu’au 25 janvier 2022 le stock net de « mots » pour dire des « normes » s’élève à 44,1 millions de « mots Légifrance », sur une pente de + 93,8 % depuis 2002. C’est considérable !
© Éoche-Duval
RDP mars 2022, p. 421, Éoche-Duval ©, mis à jour au 11 avril 2022.
AJ : Quelle lacune comporte le bilan du Secrétariat général du gouvernement ?
C. É.-D. : L’examen attentif de cet outil remarquable permet néanmoins quelques regrets pour le chercheur, le fait qu’il ne commence qu’en 2002, qu’il ne donne pas une vision par législature… J’ajouterai un autre besoin : un indicateur de l’accroissement des incriminations pénales et des créations de sanctions administratives, par exemple. Le nombre de normes issues d’accords ou traités internationaux ratifiés n’est pas plus très transparent.
AJ : À partir de quand estimez-vous que la production de la norme s’est envolée ?
C. É.-D. : L’examen scientifique depuis 1958 est rendu impossible pour les raisons que j’explique dans mon étude, notamment la numérisation à partir de 2004 du JO et l’absence à ce jour de logiciel rendant exploitable les pages JO de 1958 à 2004, mais l’envol, comme vous dites, demeure a priori repérable avec le « vieux » critère du JO. De 1958 à 1981, le JO est très stable, avec même une légère décrue sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, le bond en avant paraît se situer à partir du septennat de François Mitterrand (entre 1980 et 1990 le JO a bondi de 42 %). Après ce pic, la tendance haussière ne faiblira plus, jusqu’à la donnée que je vous livre pour 2022, une croissance de + 93,8 % depuis 2002, chacun des quinquennats successifs rajoutant sa brique nette à la pile transmise, sans baisse ni pause.
AJ : Comment expliquez-vous cette inflation normative ?
C. É.-D. : On entre dans les domaines de la spéculation. Dans mon étude, je pointe bien entendu le « fait majoritaire », ce qu’on appelle la coexistence quinquennale et convergence politique entre la majorité présentielle et parlementaire (c’est-à-dire l’Assemblée nationale, puisqu’elle a le « dernier mot »). Tout projet de loi « entrant » est certain d’être promulgué avec un temps d’examen qui ne cesse de se raccourcir. C’est un effet presque mécanique. Les transpositions de normes européennes ou internationales (78 % des lois depuis 2002 sont une ratification) sont une autre des causes. Certaines jurisprudences, pourquoi en écarter l’hypothèse, du Conseil constitutionnel voire aussi du Conseil d’État peuvent avoir eu, même si ce n’était pas leur intention première, un petit effet inflationniste qui s’ajoute. Je pointe par exemple l’évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l’article 38 de la Constitution (habilitation du gouvernent par voie d’ordonnance) qui est certainement une cause d’inflation préoccupant des ordonnances, qui bondissent depuis une dizaine d’années (de 2017 à 2022, 38 % des ordonnances de la période 2002-2022 ont été consommées). Enfin, pourquoi ne pas le dire, nous n’écrivons plus le droit comme sous Portalis. Certes les questions sont peut-être plus complexes qu’en 1800, mais notre plume est devenue plus lourde, plus compliquée, en un mot plus « bavarde » comme le disait un ancien vice-président du Conseil d’État.
AJ : Qui en est responsable ?
C. É.-D. : Je laisserai à chacun tirer ses conclusions après lecture approfondie de notre étude (et d’autres) mais certainement c’est une responsabilité très collective et diffuse.
AJ : Pourquoi selon vous nous ne parvenons pas à freiner cette inflation normative ?
C. É.-D. : Tous les chefs d’État, depuis Chirac jusqu’à Emmanuel Macron, n’ont cessé d’appeler à la modération, mais force est de reconnaître que ces incantations n’ont pas été vraiment entendues, ni par les administrations, productrices de besoins à traduire en textes, mais pour répondre à des « commandes » de l’exécutif, ni par le Parlement, qui ne freine pas l’inflation entre le projet entré et le texte voté sorti. Jusqu’ici, on peut parler d’une forme d’échec à freiner l’inflation normative et il est curieux que ce sujet occupe trop peu le débat public.
AJ : Que préconisez-vous pour enrayer le phénomène ?
C. É.-D. : Je me garderai bien d’entrer dans des conseils, des solutions ou des admonestations. Le fait de mieux mesurer cette inflation, ce qui n’était pas à mon sens parfaitement approfondi, et de vulgariser cette donnée, aidera à ce que les acteurs de la vie publique s’en préoccupent. C’est de connaître avec le sérieux de l’INSEE l’inflation des prix qui a obligé à mettre en place une politique de lutte contre l’inflation des prix. II peut en devenir de même avec la problématique de l’inflation normative.
Référence : AJU004m3