Me Vincent Brengarth : « Revendiquons le droit à la désobéissance » !

Publié le 15/04/2022

Parmi ses clients, on trouve des lanceurs d’alerte, des personnes qui déboulonnent des affiches publicitaires ou encore des journalistes d’investigation… Avocat au barreau de Paris depuis 2015 et associé au sein du cabinet Bourdon & Associés, Me Vincent Brengarth s’est spécialisé dans la défense des désobéissants ; un exercice semé d’embûches, particulièrement en ces temps où les états d’urgence se succèdent. Dans l’ouvrage Revendiquons le droit à la désobéissance, écrit avec Jérôme Hourdeaux, journaliste à Médiapart, il alerte sur la dérive autoritaire de notre pays.

Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ?

Vincent Brengarth : Dès le début de mes études de droit, je me suis passionné pour les libertés fondamentales qui font également partie de l’ADN de notre cabinet. J’ai prêté serment en décembre 2015, en plein état d’urgence antiterroriste ; une période marquée par les premières contestations des mesures d’assignation à résidence et de fermeture des lieux de culte. Ces mesures marquaient les prémices de ce que nous traversons aujourd’hui. Nous avions alors notamment obtenu la première suspension d’une assignation à résidence devant le Conseil d’État au prix d’une véritable bataille judiciaire. Devenu avocat en temps d’exception, je me suis retrouvé au cœur de toutes les problématiques directement liées aux libertés fondamentales. Cela m’a permis de rassembler et d’analyser juridiquement un ensemble d’exemples concrets notamment sur la répression du militantisme et sur la mise en œuvre d’une justice politique. J’ai rencontré Jérôme Hourdeaux, journaliste à Médiapart, spécialiste des libertés publiques, en 2017, en  marge d’un procès où je défendais une personne qui s’était opposée à un fichage génétique. Notre client faisait partie de ceux qu’on a appelés les déboulonneurs, parce qu’ils faisaient des graffitis sur les encarts publicitaires. Il avait refusé, dans le cadre de sa garde à vue, que son ADN soit prélevé en vue d’une inscription au Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Or le refus de se soumettre au prélèvement biologique peut être constitutif d’une infraction pénale en vertu de l’article 706-56 du Code de procédure pénale. Il avait été relaxé, dans le sillage d’un arrêt rendu en juin 2017 par la Cour européenne des droits de l’Homme qui avait condamné la France en jugeant que l’inscription d’un syndicaliste au FNAEG était disproportionnée. Jérôme Hourdeaux et moi-même avons eu l’idée de permettre au public d’accéder à la matière dont nous disposions dans le cadre de nos activités professionnelles respectives. L’idée était de faire un état des lieux de l’exercice des libertés publiques en France, et de donner des outils de réflexion à toute personne qui s’intéresserait à cette dérive autoritaire. Depuis les attentats de 2015, nous avons vécu plus de la moitié du temps dans un état d’exception, comme le rappelle le Conseil d’État dans son étude annuelle de 2021.

AJ : La France, dites-vous, se met à ressembler à la Russie ou à la Hongrie. N’est-ce pas tout de même excessif ?

Vincent Brengarth : Évidemment, on ne peut pas considérer que nous sommes à proprement parler en dictature. Nous ne sommes pas dans un pays où toute expression dissidente équivaut à un arrêt de mort ou à une peine de prison ferme. La question de savoir si nous vivons toujours dans une parfaite démocratie se pose néanmoins. Depuis plusieurs années, nous observons un rétrécissement des droits individuels et un vieillissement de l’appareil politique. Cela a pour conséquences que le système représentatif n’est plus à même de répondre aux préoccupations citoyennes. On l’a vu au moment de la crise des Gilets jaunes et, à certains égards, on a également pu observer ce phénomène face aux personnes opposées à la vaccination. Les institutions représentatives ne jouent plus leur rôle. Elles se concentrent sur la finalité policière et judiciaire et instrumentalisent la justice pour mettre un terme à des mouvements de contestation sociale. Si on ne peut pas parler de dictature, on peut tout de même parler d’une démocratie sclérosée, qui entraîne un rétrécissement des droits individuels et collectifs. Ce mouvement prolifère dans un contexte d’indifférence quasi générale au sujet des libertés fondamentales. Nous nous trouvons pris entre un État insuffisamment protecteur des libertés et des citoyens qui s’en désintéressent de plus en plus.

AJ : Comment expliquer ce désintérêt ?

Vincent Brengarth : Vous me posez là une question davantage d’ordre sociologique que juridique. Ce que je peux dire, c’est que je ressens ce désintérêt. Les recours que nous portons au cabinet, lorsqu’ils posent des questions de principe et engagent également une vision de la société, sont rarement suivis d’une mobilisation citoyenne à la hauteur des enjeux. On se trouve face à un individualisme croissant. Souvent, les individus ont besoin d’être directement concernés pour se mobiliser. Ainsi, tant que leur propre liberté n’est pas atteinte, ils se soucient peu de celle des autres. Les médias ont, me semble-t-il, une responsabilité à cet égard. Chaque jour, une information en chasse une autre, et il est, dans ce contexte, difficile de maintenir un combat sur le long terme. La capacité d’indignation s’essouffle. C’est par exemple le cas des violations des droits fondamentaux à la frontière franco-italienne et de la criminalisation des militants solidaires. Certains lanceurs d’alerte sont également isolés dans leur combat, alors même qu’ils se battent pour l’intérêt général. Nous avons une responsabilité collective sur ces sujets.

AJ : À quand remonte cette « dérive totalitaire » que vous dénoncez ?

Vincent Brengarth : Nous revenons sur l’historicité de cette dérive qui a commencé durant l’été 1977 avec le projet de loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, porté par le ministre de la Justice, Alain Peyrefitte. Ce texte fourre-tout répondait à une vague d’attentats ayant frappé la France. C’est à ce moment-là qu’a émergé le slogan « la sécurité est la première des libertés », si souvent entendu par la suite. La gauche, et notamment le Parti socialiste, a résisté un temps à cette tentation sécuritaire. L’abrogation de cette loi était d’ailleurs au programme du candidat François Mitterrand en 1981, et Pierre Mauroy avait détourné le slogan de la droite en disant que « la première des sécurités, c’est la liberté ». Néanmoins, la société, et notamment le Parti socialiste, s’est considérablement droitisée à la fin des années 1990. Cette tendance s’est accrue lorsque nous avons été confrontés à des menaces inédites. S’il y avait déjà eu des morts sur le territoire français du fait du terrorisme, jamais nous n’avions connu d’attentats de l’ampleur de ceux de novembre 2015. Il était normal que ces faits donnent lieu à un effort législatif. Seulement, les menaces sanitaires et terroristes qui s’inscrivent dans la durée ont conduit à un basculement et à une suite de lois votées sous le coup de la terreur ; nous ne savons pas quelles institutions vont permettre d’y mettre un coup d’arrêt. J’ai introduit des recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme pour des personnes fichées S. Il y a peu, on décomptait 30 000 personnes fichées S en France, dont certaines pour des motifs de divergence politique, même si cela n’est évidemment pas assumé par les autorités.

AJ : Quelles sont les dispositions d’urgence qui se sont pérennisées ?

Vincent Brengarth : Certaines mesures de l’état d’urgence prévues par la loi de 1955 ont été introduites dans le droit commun avec la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT). Nous avons assisté à une extension des pouvoirs confiés à l’administration sans le contrôle du juge judiciaire ou avec un contrôle a posteriori du juge administratif. Ces outils, ajoutés à ceux de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, accélèrent la transition vers une société de surveillance généralisée, en même temps qu’ils augmentent le risque d’arbitraire dans la société. En menant notre combat de défense des personnes assignées à résidence, nous avons vu les effets à long terme des contrôles menés par les autorités administratives. Des notes blanches, des documents non signés et non datés émanant des services de renseignement, sont considérées comme des éléments probatoires au même titre que d’autres preuves. Ces notes doivent théoriquement être précises et circonstanciées mais la jurisprudence ancre le fait qu’elles le sont de moins en moins. Personne ne se formalise plus que, dans un contentieux administratif, la note blanche puisse être un élément probatoire. Nous verrons ce qui adviendra de l’état d’urgence sanitaire. Alors que cet état devait être dérogatoire, on voit déjà se pérenniser certains de ses outils, comme le passe sanitaire ou vaccinal. N’ont-ils pas vocation à durer tant que la menace sanitaire dure ? Ce passe sanitaire, qui comporte des données individuelles et peut être contrôlé par l’État mais également par des restaurateurs, ouvre la porte à une société du contrôle. Dans le cadre de la loi sécurité globale, il y a eu des débats pour savoir si on pouvait ou non filmer des policiers, alors que leur déontologie implique qu’ils puissent être filmés dans la sphère publique. Il s’agit donc d’une société de contrôle à géométrie variable.

AJ : Quelles conséquences cela a-t-il pour les militants ?

Vincent Brengarth : Au moment de la COP 21, en plein état d’urgence, des militants avaient fait l’objet de procédures administratives, et pour certains, de procédures judiciaires. À Bure, des militants mobilisés contre le nucléaire ont été poursuivis pour association de malfaiteurs, ce qui a permis la collecte de leurs données dans le cadre d’enquêtes judiciaires étendues. Au moment où le mouvement des Gilets jaunes battait son plein, des condamnations lourdes, parfois à plusieurs mois d’emprisonnements, ont été prononcées contre des primo-délinquants sans casier judiciaire, qui n’avaient pas le profil de personnes risquant de réitérer des infractions. À Briançon, l’appareil judiciaire s’est mobilisé afin que des militants fassent plusieurs jours de détention provisoire pour le délit d’aide à l’entrée irrégulière sur le territoire français. Cela montre que l’application de la loi pénale se fait dans un but politique ; dans ce dernier cas, il s’agit de la protection des frontières. L’indépendance du parquet n’est également pas suffisamment questionnée. Le rôle du pouvoir judiciaire n’est théoriquement pas celui d’endiguer la contestation sociale. Or plus le pouvoir peine à répondre politiquement à cette contestation, plus il fonde ses espoirs sur l’appareil répressif et judiciaire. Je suis également très préoccupé par le fait que les autorités administratives indépendantes (AAI) ne jouent pas leur rôle de garde-fous. Si la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) ou le Défenseur des droits tentent de nous protéger avec des moyens limités, leurs avis et recommandations, malheureusement, demeurent lettre morte.

AJ : Le droit joue-t-il aujourd’hui contre les citoyens ?

Vincent Brengarth : La France a toujours été mentionnée comme un pays à l’avant-garde en termes de protection de droits fondamentaux. Cependant, s’il y a une affirmation théorique très forte de cette protection constitutionnelle, celle-ci ne connaît pas de concrétisation lorsque les personnes cherchent à faire valoir leurs droits. En 2021, j’ai, par exemple, accompagné devant le Conseil d’État des journalistes qui ne pouvaient plus faire leur travail à Calais, les policiers les maintenant à distance de la « jungle », ou mettant leur main sur l’objectif d’une caméra. J’ai expliqué que cela constituait une entrave à la liberté d’informer. Le Conseil d’État a admis que la liberté d’informer devait céder devant des impératifs d’ordre public. Le droit devient également un outil allant contre les citoyens lorsqu’il sert des logiques de surveillance généralisée. On assiste à une généralisation de la collecte des données personnelles. La finalité invoquée par le pouvoir exécutif, notamment antiterroriste, exclut tout débat sur la proportionnalité de ce recueil. Elle semble ainsi toujours l’emporter, d’autant plus que les informations sont déjà collectées par d’autres opérateurs. Cela dit et peut-être paradoxalement, la justice, même si elle manque d’indépendance, reste un refuge. Il est possible de s’appuyer sur celle-ci pour certains grands défis, notamment climatiques, notamment parce que la conscience d’une impuissance du politique est de plus en plus forte. On se réfère au juge administratif ou judiciaire comme à une autorité qui serait à même de pouvoir limiter ou modifier l’action gouvernementale.

AJ : Quel est l’impact du numérique sur nos libertés fondamentales ?

Vincent Brengarth : Internet est à la fois un formidable monde, pourvoyeur d’une plus grande liberté d’expression, et une formidable source de dérives. Dans ses aspects positifs, il a redonné la parole à des gens qui, pour des raisons sociales, ne pouvaient pas s’exprimer et qui acquièrent indirectement grâce aux GAFA un outil de diffusion de leur pensée. Dans le même temps, les dépositaires traditionnels de la parole sont, pour leur part, obligés d’assumer leurs responsabilités, dans la mesure où ils ont des retours immédiats à leurs propos. Dans ses aspects négatifs, il s’agit d’un lieu de dérive. L’anonymat rend vindicatif et les procédures judiciaires n’empêchent pas le cyberharcèlement. Le recueil de données pratiqué par les GAFA entraîne des comportements et raisonnements circulaires. Les usagers sont ciblés, et les réseaux sociaux leur proposent du contenu proche de leurs idées supposées. L’autre problème, bien sûr, c’est la collecte des données qui constitue le cœur même du modèle des GAFA. L’État aussi s’intéresse à ces données numériques, et l’idée revient souvent, dans la bouche des responsables politiques, qu’il devrait pouvoir avoir accès aux mêmes données que les GAFA. Le domicile est considéré, à juste titre, comme étant à la limite du sacré. Mais on ne réalise pas complètement que, du fait des changements de comportements, l’ordinateur et le smartphone deviennent, autant que notre domicile, le siège de notre intimité. Toute notre vie privée se situe dans ces outils. Or l’idée de quelqu’un qui épie nos conversations numériques rejoint celle de découvrir quelqu’un, chez nous, en train de lire notre courrier. Il y a des libertés individuelles dont on doit se soucier. Nous ne sommes qu’une génération transitoire, se situant à un stade très bas quant à la manière dont ces données vont être utilisées. N’attendons pas le point de non-retour pour réagir.

AJ : Dans ce contexte, des citoyens continuent pourtant de s’exprimer. Qui sont-ils ?

Vincent Brengarth : La capacité de mobilisation existe toujours. En effet, les manifestations contre la loi Travail en 2016, les marches pour le climat, le mouvement des Gilets jaunes ou encore la mobilisation contre la loi sécurité globale… en sont autant d’illustrations. Les défis auxquels nous faisons face, dont le défi environnemental, ne peuvent que renforcer les initiatives citoyennes, en l’absence de réponse de l’État. Il y a également une convergence entre différentes personnes qui pâtissent de cette dérive autoritaire. Je défends, par exemple, depuis longtemps des jeunes victimes de violences policières dans les banlieues. Ces victimes étaient un peu isolées. Puis, des Gilets jaunes ont été victimes dans le cadre de leurs revendications du même type de violence, et se sont intéressés à ce que vivent ces jeunes de banlieue. Ces circonstances créent des convergences entre des personnes venues d’horizons divers. Ainsi, si des citoyens continuent à s’exprimer, leur nombre n’est pas encore proportionnel à la gravité des atteintes portées aux libertés individuelles.

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