Modification du prix des contrats de la commande publique : lecture critique sous l’angle du droit des contrats
Très attendu par les acheteurs publics dans le contexte d’inflation et de perturbations économiques actuelles, liées notamment aux conséquences de la pandémie de Covid-19 et au conflit armé en Ukraine, l’avis du Conseil d’État du 15 septembre 2022 consacre, pour la première fois, la faculté de modifier par avenant les clauses financières d’un marché public. Cette petite révolution, largement commentée en droit de la commande publique, se prête à une autre lecture, au regard du droit des contrats. Lecture qui conduit à s’interroger sur la pérennité, à terme, de la distinction entre contrats « administratifs » et contrats de droit privé, alors que le rapprochement de leur régime semblait engagé par les juridictions administratives et que le droit de la commande publique, d’origine européenne, ne les distingue pas.
CE, avis, 15 sept. 2022, no 405540 : https://lext.so/0RZsij
Alors que les magistrats des septième et deuxième chambres de la section du contentieux du Conseil d’État semblent avoir définitivement sonné le glas de la « clause exorbitante du droit commun » telle que l’entendait jusqu’alors le droit des contrats administratifs1, le très attendu avis du 15 septembre 2022 (n° 405540), de la section consultative, relatif au régime des modifications du prix des contrats de la commande publique, expliqué et détaillé dans une fiche technique de la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy puis dans une circulaire du 22 septembre 2022, redonne quant à lui, en contrepoint, toute sa vigueur à certains principes généraux du droit des contrats administratifs.
À l’occasion de cet avis, censé guider les acheteurs pour la gestion des problématiques actuelles de hausse des prix, dans un contexte de sortie de crise sanitaire, de conflit armé en Ukraine et d’inflation galopante, le Conseil d’État a en effet réaffirmé un certain nombre de principes traditionnels du droit des contrats administratifs.
Cet exercice de redécouverte de principes quelque peu délaissés, tels la théorie de l’imprévision ou le pouvoir de modification unilatérale, aurait pu en révéler la modernité, dans un cadre juridique ayant largement évolué vers une reconnaissance grandissante de l’importance du droit « commun » des contrats au sein de l’action administrative. La lecture de l’avis du Conseil d’État soulève au contraire un certain nombre de paradoxes, en ignorant largement ce droit des contrats qui devrait pourtant demeurer l’une des références à l’aune de laquelle apprécier les conditions de leur exécution. Au contentieux, les juridictions administratives l’ont d’ailleurs toujours rappelé avec une vigueur qui ne s’était jusqu’alors pas démentie. De la reconnaissance de la liberté contractuelle2 à l’application de principes « dont s’inspire le Code civil »3, en passant par la consécration de l’exigence de loyauté des relations contractuelles4, ou l’effet relatif des contrats5 : le droit « commun » des contrats n’est pas étranger à celui des contrats dits « administratifs » et ne saurait évidemment le devenir. Un pas supplémentaire avait été franchi au printemps 2020, à l’initiative de la DAJ de Bercy cette fois qui, dans ses « Questions – Réponses » sur les conséquences de la crise sanitaire sur la commande et l’invocation de l’imprévision, avait énoncé, sans aucune référence à l’article L. 6 du Code de la commande publique et dans une formulation civiliste quasiment en miroir de celle de l’article 1195 du Code civil, que « les entreprises peuvent également invoquer l’imprévision, lorsqu’elles sont confrontées à une situation mettant en péril l’équilibre économique des contrats. Cela leur permet, sauf clause contraire, de solliciter une renégociation des contrats concernés ».
Quelques exemples relevés dans l’avis du Conseil d’État, puis dans les commentaires de la fiche technique de Bercy et la circulaire qui ont accompagné sa lecture, illustrent cependant un mouvement presque radicalement inverse, empreint de considérations qui, bien que légitimes, peuvent faire regretter qu’à titre consultatif les conseillers n’aient pas porté un regard plus inspiré à Portalis (dont le buste figure au Conseil d’État) pour rendre un avis qui, bien que dédié aux « contrats de la commande publique » en général, n’envisage somme toute que des contrats – trop ? – « administratifs ».
« Chacun est libre de contracter… »
L’article 1102 du Code civil donne pourtant le ton : « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi. La liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public ».
Dit autrement, la somme de règles fixées par le Code civil n’est pas en soi contraire au droit de la commande publique, dans la mesure où ces règles prévoient elles-mêmes leur articulation nécessaire avec des règles spéciales prévues pour la formation de certains contrats.
Ainsi, rien n’interdit, en commande publique et quand bien même le contrat serait qualifié d’« administratif », de se fonder sur les principes issus du Code civil pour l’élaborer, l’interpréter ou l’exécuter, dès lors qu’il n’est notamment pas question de contrevenir aux exigences des directives européennes imposées pour leur passation.
« Les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits »
Dans le cas des modifications apportées aux clauses financières d’un contrat de la commande publique, l’avis du Conseil d’État, la fiche de la DAJ et la circulaire sont muets s’agissant de leur articulation, ou de leur conjugaison, avec le droit commun des contrats.
Plus encore, en convoquant certaines notions comme celles d’« interdiction des libéralités », d’« enrichissement sans cause » ou de « modification unilatérale », l’avis du Conseil d’État, la fiche de la DAJ et la circulaire semblent confondre les impératifs imposés par le droit de la commande publique avec des principes spécifiques aux contrats administratifs, de sorte que les premiers deviennent solubles dans les seconds. Ce faisant, se trouvent non seulement ignorés de nombreux contrats de droit privé pourtant soumis à la commande publique, mais plus encore se trouve passée sous silence l’essence même de ce qui, il faut le dire, « fait contrat ».
Par exemple, dans son interprétation des dispositions de l’article R. 2194-5 du Code de la commande publique, issues de la directive européenne, selon lesquelles « le marché peut être modifié lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir », l’avis du Conseil d’État ajoute que lorsque de telles modifications doivent être opérées, l’acheteur doit veiller, lors de la « négociation », à ne pas consentir de libéralités et à respecter l’exigence de bon usage des deniers publics. Cette mise en garde interpelle dans la mesure où l’on imagine mal comment une modification précisément « rendue nécessaire », selon le texte européen, pourrait s’analyser en une libéralité ou contrevenir au bon usage des deniers publics. Plus encore, comment une modification du prix, contrepartie de la fourniture d’un bien ou d’un service, pourrait-elle s’analyser en une libéralité ?
Il aurait été peut-être aussi vertueux d’évoquer le principe fondamental d’exécution de bonne foi des conventions, responsabilisant chacun – tant acheteur que fournisseur – dans le cadre de leurs discussions quant à la portée et à la nécessité de la modification demandée.
« La vente est parfaite entre les parties dès qu’on est convenu de la chose et du prix »
Alors que l’avis du Conseil d’État permet d’utiliser le pouvoir de modification unilatérale, intimement lié au contrat « administratif », pour procéder à des modifications des clauses financières du contrat, il rappelle dans le même temps (point 15 de l’avis) que le prix est un élément essentiel du contrat.
Le prix présente en particulier ce caractère essentiel dans les contrats de vente, et donc dans tous les marchés de fournitures soumis aux règles de la commande publique. À cet égard, aucune règle ni aucun principe, même spécifique des contrats administratifs, ne déroge au caractère consensuel du contrat de vente lequel, de tout temps et même en commande publique, se trouve formé dès la rencontre de deux volontés, sur une chose d’une part et sur un prix d’autre part, conformément à l’article 1583 du Code civil.
L’on peut s’interroger, à cet égard, sur l’opportunité de recourir à des « modifications unilatérales » dans le cadre de marchés de fournitures. Bien que le Conseil d’État, au contentieux, ait déjà admis des modifications unilatérales portant sur des éléments financiers du contrat, il ne s’est agi à notre connaissance que de cas particuliers concernant des conventions d’occupation du domaine public ou des délégations de service public, pour des raisons liées à l’évolution du service ou à la gestion domaniale. Peut-il raisonnablement en être de même dans le cadre d’un achat de fournitures, alors que l’accord des parties sur le prix proposé constitue un élément nécessaire à la perfection de la vente ?
À la lecture de l’avis du Conseil d’État, le pouvoir de modification unilatérale reconnu de longue date à l’Administration primerait ainsi sur les éléments essentiels à la formation du contrat et les conditions dans lesquelles les parties sont conduites à y consentir.
« L’enrichissement est injustifié lorsqu’il ne procède ni de l’accomplissement d’une obligation par l’appauvri ni de son intention libérale »
Si l’avis du Conseil d’État, tout comme la fiche de la DAJ et la circulaire qui l’ont suivi, sont avares de réflexions strictement contractuelles au soutien de leurs raisonnements, c’est qu’ils procèdent en réalité, dans une certaine mesure, à un exercice de sortie du champ du contrat, pour verser, de manière plus ou moins convaincante, sur les rives d’un terrain « extracontractuel ».
Le premier exemple de cet exercice quelque peu paradoxal se trouve dans la fiche technique de la DAJ qui, insistant sur la prudence dont doit faire preuve l’acheteur dans le cadre de modifications des clauses financières de ses marchés, expose que l’acceptation d’un prix trop élevé par rapport à la circonstance invoquée par l’opérateur économique constituerait « un enrichissement sans cause » au profit de ce dernier.
Convier l’enrichissement sans cause (désormais « enrichissement injustifié » selon les termes de l’article 1303 du Code civil), alors qu’il est question de modifier un contrat en cours, peut sembler baroque. L’enrichissement sans cause est en effet une construction juridique, certes source d’obligations, mais très précisément exclusive de tout contrat : il ne peut exister d’enrichissement injustifié qu’à la condition qu’il ne résulte pas d’une obligation de celui qui s’est appauvri. L’enrichissement sans cause peut être utilisé, et l’a d’ailleurs été à de nombreuses reprises, par l’entreprise dont le contrat est annulé afin d’obtenir une indemnisation des « dépenses utiles » à la collectivité, qu’elle ne peut plus demander sur une base contractuelle anéantie6.
En se référant à cette notion d’enrichissement sans cause, la DAJ utilise ainsi des termes laissant accroire qu’il existerait, au sein même du contrat, d’autres sources d’obligations que celles résultant d’une responsabilité strictement contractuelle.
« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant »
Le second exemple illustrant cette contamination du contrat par des considérations situées en dehors de ce dernier est celui du traitement, par le Conseil d’État, de la théorie de l’imprévision, en parallèle de la place accordée aux modifications contractuelles pouvant être réalisées pour remédier à des causes exogènes aux parties.
La théorie de l’imprévision, codifiée à l’article L. 6 du Code de la commande publique, se trouve encore décrétée, par l’avis du Conseil d’État, comme une source de responsabilité « extracontractuelle » de l’Administration. Cette qualification est sans nul doute justifiée par des considérations tenant plus volontiers à son apparente incompatibilité avec le droit européen des modifications de marché, que par de réels impératifs juridiques. Une fois sortie du contrat, sans lequel elle n’a pourtant aucune raison d’exister, l’imprévision, dans sa conception administrative, se situerait ainsi au-dessus de tout soupçon du point de vue européen des marchés publics. Une telle qualification de l’imprévision est toutefois relativement incertaine et certainement artificielle.
Incertaine, parce que l’on trouve au moins une décision du Conseil d’État, statuant au contentieux, niant au contraire le caractère extracontractuel de la responsabilité liée à une situation d’imprévision, pour l’ancrer dans la responsabilité contractuelle sans faute de l’Administration7. De quoi illustrer l’incertitude, au sein de l’ordre administratif, sur la nature de cette théorie particulière.
Artificielle parce qu’alors que les acheteurs « publics » soumis aux règles de la commande publique, se voient dans l’obligation d’articuler les modifications de leurs contrats, limitées à 50 % du montant initial du marché sur le fondement de l’article R. 2194-5 précité, avec l’invocation possible de la théorie de l’imprévision, non limitée dans son montant et située en dehors du contrat, les acheteurs « privés » soumis aux mêmes règles européennes de modifications de leurs marchés sont quant à eux renvoyés à l’article 1195 du Code civil qui fonctionne comme un droit à la renégociation du contrat en cas d’imprévision, mais qu’ils devront aménager avec les limites prévues à l’article R. 2194-5 précité, sans solution qui leur permettrait de s’extraire, en particulier, du seuil de 50 %. Le dernier paragraphe de la circulaire indique ainsi « lorsqu’ils sont des contrats de droit privé, les contrats de la commande publique peuvent être renégociés en application de l’article 1195 du Code civil (…). Cette renégociation doit être effectuée dans les conditions et les limites prévues aux articles R. 2194-5 et R. 3135-5, ainsi que le cas échéant R. 2194-8 et R. 3135-8 du Code de la commande publique ». Les acheteurs « privés » ainsi renvoyés au Code civil et en même temps à la limite de 50 % sont pêle-mêle : organismes de sécurité sociale, groupements de coopération sanitaire de droit privé…
Autrement dit, lorsqu’elle s’inscrit dans un contrat « administratif », l’imprévision échapperait au contrat dont elle est issue et pourrait permettre de s’affranchir des règles prévues par les textes européens ; mais lorsqu’elle concerne un contrat « privé » de la commande publique, l’imprévision serait alors au contraire prisonnière de ce contrat, et par là même condamnée à entrer, coûte que coûte, dans l’une des fenêtres de modification autorisées par les directives, qui serait donc celle des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir8.
Placés dans des situations pourtant identiques, acheteurs publics et acheteurs privés de la commande publique se trouvent ainsi séparés l’un de l’autre par la nature du contrat qui les unit à leurs fournisseurs ou prestataires. L’Allemagne, dont les contrats, quelle que soit la personnalité des cocontractants, sont régis par le Code civil, a estimé dans une circulaire de mars 2022 qu’il convenait de considérer, à l’égard des acheteurs soumis aux règles de la commande publique, les modifications des clauses financières comme « non substantielles » et partant autorisées par la directive européenne (codifiée en droit français à l’article R. 2194-7 du Code de la commande publique). Il s’agit peut-être d’une voie à explorer au niveau européen pour réconcilier les différents acheteurs et admettre que l’imprévision ne peut être limitée, en définitive, que par le seul objectif de rétablir un équilibre initial rompu au détriment de l’une ou l’autre des parties au contrat, dans le respect du principe essentiel de loyauté des relations contractuelles.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 20 juill. 2022, n° 457616.
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2.
CE, sect., 28 janv. 1998, n° 138650.
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3.
V. par ex. concernant le régime des clauses pénales : CE, 29 déc. 2008, n° 296930.
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4.
CE, ass., 28 déc. 2009, n° 304802.
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5.
CE, 11 juill. 2011, n° 339409.
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6.
CE, sect., 10 avr. 2008, n° 244950, Sté Decaux.
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7.
CE, 11 juill. 2014, n° 244950 – pour une application récente dans le cadre d’un contentieux relatif à l’exécution d’un marché public de travaux, CAA Versailles, 22 avr. 2021, n° 18VE04192.
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8.
CCP, art. R. 2194-5.
Référence : AJU007i3