Paris (75)

Urbanisme tactique : le droit en question

Publié le 24/07/2020

Annoncé comme une des solutions temporaires face aux défis de la crise du Covid-19, l’urbanisme tactique interroge notre façon d’occuper et de concevoir l’espace public. Cette tendance a poussé des cabinets d’avocats spécialisés parisiens à imaginer son impact sur le droit de l’urbanisme et la planification à l’échelle, notamment, du Grand Paris.

L’urbanisme tactique désigne, selon Paul Lecroart, urbaniste de L’Institut Paris Région, « des initiatives citoyennes immédiates et réversibles de transformation d’espaces urbains en réaction à la lenteur et la lourdeur des procédures des collectivités ». L’idée derrière ce concept, dénommé en 2010, par l’activiste Mike Lyndon (mais qui existe depuis au moins les années 1980), est d’agir sans délai, avec des moyens bon marché, pour transformer l’espace public, ou des lieux délaissés, dans une vision à long terme. Ces modifications se font pour le moment en dehors de toute réglementation. Depuis quelques semaines, des juristes s’emparent du sujet et réfléchissent à l’incidence de ces actions sur le droit de l’urbanisme.

Paris et l’urbanisme tactique

Si le confinement et le déconfinement n’ont pas modifié le plan local d’urbanisme de Paris, attaché à des procédures très lourdes qui nécessitent un temps long, des modifications temporaires de l’espace public ont néanmoins été mises en place. On pense bien sûr aux pistes cyclables, décidées par des arrêtés de circulation émanant de la Mairie de Paris. Ces mesures ont été prises en réaction à la crise et ont été analysées comme des expériences d’urbanisme tactique. D’autres exemples, qui ne concernent pas que les questions de mobilité, sont déjà apparus hors période de crise et ont même été pérennisés. Ainsi en 2004, dans le XIIe arrondissement, une simulation de la restructuration de la place du colonel Bourgoin est opérée avant sa version finale ; ou des jardinières installées en 2010 sur la place Sans-Nom ont dépassé le cadre expérimental et sont toujours présentes.

Le concept, loin d’être nouveau, permet cependant d’aborder la nécessité de faire évoluer le droit de l’urbanisme. Dans une tribune publiée le 3 mai dernier sur le site de son cabinet, l’avocat Arnaud Gossement écrit : « Il est urgent que les juristes se saisissent de cette notion, notamment pour réfléchir au rapport du droit au temps. L’urbanisme tactique est d’abord un urbanisme de l’urgence, du “sans délai”. Attendre des mois sinon des années une autorisation n’est plus possible : le régime déclaratif va sans doute retrouver ses lettres de noblesse. Précisons toutefois que l’urbanisme tactique ne s’oppose pas à l’urbanisme réglementaire tel que nous le connaissons. Il l’interroge et, à bien des égards le complète ».

Urbanisme tactique : le droit en question
Hurca!/AdobeStock

Concevoir la réversibilité

Selon Pierre Laffitte, avocat au cabinet Seban & Associés : « La planification d’une ville requiert nécessairement des temps d’étude, de conception, de participation du public, de consultation, synonymes de temps long. A priori, cette nature lente peut sembler contredire l’idée du temporaire. Mais l’inertie du droit de l’urbanisme – inhérente à la sécurité juridique – peut cependant trouver un compromis dans la notion de réversibilité que l’on retrouve dans l’urbanisme tactique. Une première idée intéressante qui ressort de ce concept est celle qui consiste à vouloir faciliter les aménagements légers, dès lors qu’ils sont aussi faciles à réaliser qu’à faire disparaître. De même, l’urbanisme tactique nous invite à réfléchir au droit à l’erreur, au droit à l’essai. On le voit aujourd’hui avec les pistes cyclables qui sont déjà effacées car elles n’ont pas trouvé leurs utilisateurs ou présentaient une dangerosité trop grande.

On retrouve déjà cette notion de réversibilité dans la lutte menée actuellement contre l’obsolescence des bureaux. Des milliers de mètres carrés de bureaux sont actuellement vacants à Paris alors que des gens dorment dans la rue et que le prix des loyers augmente. La raréfaction du foncier pousse le droit de l’urbanisme et de la construction à évoluer, pour rendre davantage compatible le court terme et le long terme, en favorisant la mutation des immeubles de bureaux, sans avoir à tout démolir. La réversibilité des bâtiments rejoint donc cette idée de l’urbanisme tactique qui est “allons plus vite !” », poursuit Me Pierre Laffitte.

Un droit à l’essai ?

La question qui se pose est bien sûr celle de l’encadrement juridique des actions citoyennes qui caractérisent l’urbanisme tactique. « On voit bien les limites de la réappropriation de l’espace public : si tout le monde prend son pot de peinture pour tracer une nouvelle piste cyclable, on sort de la logique de planification et de cohérence ». Alors, comment conserver les aspects positifs, la facilité, la vitesse et la réversibilité de l’urbanisme tactique ? « L’urbanisme est rarement dans le droit à l’essai. L’idée serait donc de réfléchir à une nomenclature des projets, susceptible de relever d’un régime déclaratif en raison notamment de leur caractère réversible, et peu onéreux, de manière à favoriser l’essor de ces initiatives individuelles », précise M Pierre Laffitte.

En matière de droit de l’urbanisme, le rapport au collectif, à la Cité, est fondamental. Une fois la réflexion suffisamment avancée, le projet est généralement soumis à des procédures de participation du public. « Mais là on va au-delà avec l’urbanisme tactique », précise Me Pierre Laffitte. « On passe d’une logique de participation à une logique d’initiative ».

Qui décide ?

Dans sa tribune, Arnaud Gossement ajoute : « Désormais, a fortiori en cette période de déconfinement, ce sont des collectivités territoriales qui décident et engagent les travaux d’aménagements, parfois en reprenant des plans forgés par des associations, à l’image du RER vélo en Île-de-France. Non seulement l’urbanisme tactique appelle par essence l’intervention d’une autorité décentralisée mais il appelle également à repenser les territoires et leurs frontières. Ce projet de RER vélo suppose ainsi une collaboration et une coordination entre différentes collectivités territoriales. Collaboration qui risque d’être complexe au regard d’une répartition des compétences entre plusieurs acteurs ».

Des notions existent déjà en droit de l’urbanisme, notamment celle d’utilité publique, d’intérêt général ou d’intérêt collectif. De la même manière, le droit de l’environnement prend en compte bon nombre des valeurs portées par l’urbanisme tactique, qui est de favoriser des espaces adaptés à l’humain, dans une optique de réduire le « tout voiture ». On retrouve également des objectifs communs à l’article L. 101-2 du Code de l’urbanisme, comme le rappelle Arnaud Gossement : « Certes, la lutte contre l’étalement urbain, l’utilisation économe des espaces naturels, la recherche d’alternatives à la voiture individuelle et la lutte contre le changement climatique y figurent déjà mais il serait sans doute utile de renforcer la place de l’environnement et de la santé publique ».

La crise du Covid-19 a bouleversé notre rapport aux villes et aux territoires. Cette période a produit des réflexions autour de notre façon de nous mouvoir et d’habiter. À Paris, comme ailleurs, ce changement culturel questionne la possibilité d’envisager des règles plus souples trouvant un équilibre entre l’expérimental, le réversible et le durable.

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