Le bitcoin rejoint le club privé des monnaies légales

Publié le 23/09/2021
Bitcoin
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Récemment élevé au rang de monnaie légale, le bitcoin continue de fasciner les aficionados de nouvelles technologies, mais aussi les néophytes. Décision importante pour les premiers et information anecdotique pour les seconds, le fait de conférer un cours légal au bitcoin provoque assurément des conséquences d’ordres économique et juridique. Ces dernières ne doivent pas être prises à la légère tant le développement des cryptomonnaies dans les échanges courants est exponentiel. La possibilité offerte aux cocontractants d’utiliser une monnaie étrangère dans certains contrats et sous certaines conditions implique de résoudre la question de l’intégration du bitcoin dans ces échanges anciennement gouvernés par des monnaies dites traditionnelles.

Le bitcoin est désormais une monnaie légale au Salvador1. Loin d’être anecdotique ou purement marketing, le cours légal conféré au bitcoin est la première pièce (nécessaire) à l’édifice monétaire salvadorien. Si le dollar reste la principale monnaie utilisée dans le pays, la circulation du bitcoin dans l’économie permettra une diminution des frais relatifs aux paiements transfrontaliers et un pouvoir d’achat accru en raison d’un airdrop de 30 dollars de bitcoins à tous les citoyens majeurs du pays. Les opposants au projet, à l’instar du Fonds monétaire international, invoquent les risques liés à la volatilité du bitcoin et les contraintes économiques imposées aux commerçants du pays.

Le timing ne pouvait cependant être meilleur pour ce petit pays d’Amérique du Sud qui dispose de ressources énergétiques via la géothermie volcanique. Face à la répression du minage en Chine, le Salvador pourrait constituer une terre promise pour les mineurs de bitcoins et bénéficier d’un afflux de capitaux conséquent. Les infrastructures se mettent doucement en place, malgré les réticences de la banque mondiale2, à l’instar des distributeurs automatiques de bitcoins3. Certaines entreprises américaines veulent y exporter une grande partie de leur production.

Qu’il s’agisse d’une aubaine ou d’un désastre économique pour le Salvador, le citoyen français peut éprouver un certain désintérêt pour cette décision tant les conséquences pour son propre pays lui semblent lointaines. Et pourtant ! Le Salvador est un État souverain et en conférant un cours légal au bitcoin, il permet à ce dernier d’accéder au rang de monnaie légale étrangère.

Quelle est la portée d’une telle décision ? Longtemps combattue, la qualification monétaire des cryptomonnaies n’est aujourd’hui plus véritablement contredite. Le caractère fongible du bitcoin a été reconnu sans grande surprise par le juge français4, et son utilisation en tant que moyen de paiement et unité de compte est difficilement contestable tant de nombreux biens et services sont aujourd’hui accessibles en contrepartie de celui-ci. Autrement dit, le bitcoin et ses nombreux cousins présentent toutes les caractéristiques de la monnaie5. Pour autant, sans cours légal, une monnaie privée ou contractuelle reste limitée puisqu’elle ne peut être imposée en paiement aux commerçants. Cette ultime caractéristique vient d’être conférée au bitcoin. Certes, les commerçants français n’ont toujours pas l’obligation d’accepter le bitcoin en paiement, seul l’euro ayant cours légal en France. N’y a-t-il alors aucune conséquence à la décision du Salvador pour notre cher pays ? Assurément il y en aura, toute la difficulté se situe dans l’anticipation de ces conséquences probables. Nous n’évoquerons ici que deux aspects de la question.

D’une part, s’agissant du paiement de l’obligation monétaire, rappelons que l’article 1343-3 du Code civil impose que « le paiement, en France, d’une obligation de somme d’argent s’effectue en euros », mais que « le paiement peut avoir lieu en une autre monnaie si l’obligation ainsi libellée procède d’une opération à caractère international ou d’un jugement étranger. Les parties peuvent convenir que le paiement aura lieu en devise s’il intervient entre professionnels, lorsque l’usage d’une monnaie étrangère est communément admis pour l’opération concernée ».

La question d’un paiement en cryptomonnaie en conformité avec l’article 1343-3 du Code civil n’avait pas échappé à la doctrine. Qualifiées de « monnaies » (même contractuelles), les cryptomonnaies auraient pu permettre d’opérer le paiement d’une obligation inscrite dans une opération à caractère international. Cependant, la qualification de « monnaie » au sens de ce texte renvoyait vraisemblablement à celle de monnaie légale, c’est-à-dire disposant du cours légal. Également, l’accord des parties contractantes professionnelles aurait pu justifier le paiement en cryptomonnaies, mais encore aurait-il fallu démontrer que leur usage était « communément admis pour l’opération concernée ».

Si cette seconde hypothèse n’est pas encore impactée par la décision du Salvador puisque le bitcoin pourra difficilement, dans un premier temps, être considéré comme « communément » utilisé entre professionnels6, il n’en est pas de même de la première. En effet, le bitcoin étant désormais considéré comme une « monnaie étrangère », rien ne s’oppose à ce qu’une obligation soit libellée en bitcoins et qu’un paiement soit effectué par lui dans une opération à caractère international.

La question plus spécifique de l’indexation en bitcoins pourrait également être soulevée, mais celle-ci reste relativement marginale puisque, d’une part, l’indexation doit être en rapport avec l’objet du contrat ou l’activité de l’une des parties7, ce qui limite drastiquement les hypothèses d’indexation en bitcoin et, d’autre part, il y a peu d’intérêt à indexer un contrat sur le cours d’une cryptomonnaie qui est par nature très fluctuant. Sur ce dernier point, on rappellera d’ailleurs la récente décision de la Cour de justice de l’Union européenne8 qui rend davantage inopportune une telle indexation puisqu’elle a admis un possible déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties en raison d’une clause aboutissant à un risque disproportionné de change entre le franc suisse et l’euro. Si un tel raisonnement est valable entre deux monnaies relativement stables, il l’est a fortiori entre le bitcoin et l’euro.

D’autre part, l’utilisation de monnaie étrangère n’est pas ignorée des contrats spéciaux. Citons, par exemple, l’article L. 160-3 du Code des assurances qui dispose que « les personnes physiques résidant sur le territoire de la République française et les personnes morales, pour les activités se rattachant à leur établissement en France, peuvent souscrire des contrats d’assurance et de capitalisation libellés en monnaie étrangère ». Également, la réforme du droit des sûretés introduit un nouvel article 2374 qui dispose que « la propriété d’une somme d’argent, soit en euro soit en une autre monnaie, peut être cédée à titre de garantie d’une ou plusieurs créances, présentes ou futures »9. Le bitcoin, nouvelle monnaie légale, peut donc théoriquement permettre de libeller un contrat d’assurance ou de capitalisation, mais aussi être utilisé au titre du gage-espèce. Dans cette dernière hypothèse, le bitcoin est totalement assimilé à une somme d’argent puisqu’il s’agit de la consécration de la cession de somme d’argent à titre de garantie par la réforme du droit des sûretés. Mais alors, quid des cumuls de qualification ? Tandis que la France, mais également l’Europe, envisage les cryptomonnaies comme des biens fongibles soumis à un régime particulier, leur utilisation comme monnaie étrangère dans certains contrats aboutit nécessairement à des contradictions normatives. L’exemple d’une rémunération en bitcoins l’illustre bien. En tant que bien fongible, le bitcoin conduit à une rémunération en nature ; en tant que monnaie étrangère, il conduit à une rémunération classique (en argent).

Conclusion. De nombreuses questions restent en suspens. Un grand nombre de pays tente de réglementer les cryptomonnaies en leur conférant des statuts différents. L’absence d’harmonisation internationale lorsqu’il s’agit de régir des objets transfrontaliers est une épine dans le pied des législateurs nationaux. Nous n’avons ici qu’effleuré la surface des problématiques soulevées par la décision du Salvador. Quid des problématiques de souveraineté monétaire à l’heure où de nombreux États envisagent la création d’une monnaie numérique nationale (crypto-yuan, euro-numérique, etc.) ? Quid des problématiques environnementales liées au minage de bitcoins dont on sait qu’il est énergivore ? L’utilisation massive du bitcoin dans une économie, même mineure comme celle du Salvador, implique une augmentation de la demande énergétique pour le fonctionnement du réseau blockchain. D’autres États d’Amérique du Sud envisagent de suivre la voie du Salvador, ce qui accentuera les incertitudes relatives au rôle du bitcoin dans l’économie mondiale.

Notes de bas de pages

  • 1.
    « Le Salvador, premier pays au monde à légaliser le bitcoin », Le Point, https://lext.so/tCBNab.
  • 2.
    « La Banque mondiale refuse d’aider le Salvador à adopter le bitcoin », Le Figaro, https://lext.so/JenqTE.
  • 3.
    https://lext.so/hKknvf.
  • 4.
    T. com. Nanterre, 6e ch., 26  évr. 2020, n° 2018F00466, SDE Bitspread Ltd c/ SAS Paymium.
  • 5.
    Nous renvoyons à nos propres développements sur le sujet. V. P. Bordais, « Analyse juridique et économique du caractère monétaire des cryptomonnaies, contribution à la réflexion sur les définitions de la monnaie », Revue de la Recherche juridique, 2019-2, p. 579.
  • 6.
    On peut imaginer que l’utilisation croissante du bitcoin dans divers contrats commerciaux internationaux, conclus au cours des prochaines années, facilitera la qualification de « monnaie communément admise » dans le cadre de contrat interne.
  • 7.
    C. mon. fin., art. L. 112-2.
  • 8.
    CJUE, 10 juin 2021, n° C-609/19 ; v. égal. CJUE, 10 juin 2021, nos C-776/19 à C-782/19 : JCP G 2021, 689, obs. D. Berlin.
  • 9.
    Nous soulignons.
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