Précisions sur le devoir de vigilance du banquier en cas de détournements de fonds
Le banquier teneur de compte voit peser sur lui des obligations dont le contenu varie en fonction des circonstances.
D’une part, s’il est exact que le devoir de non-ingérence trouve une limite dans l’obligation de vigilance de l’établissement de crédit prestataire de services de paiement, c’est à la condition que l’opération recèle une anomalie apparente, matérielle ou intellectuelle, soit des documents qui lui sont fournis, soit de la nature elle-même de l’opération ou encore du fonctionnement du compte.
D’autre part, manque à son devoir de vigilance le banquier qui laisse des virements être réalisés sur un livret A alors que ceux-ci ne respectent pas les limites prévues aux opérations susceptibles d’être passées sur ce même livret.
CA Paris, 1er févr. 2023, no 21/05880
1. Le devoir de non-ingérence, dit aussi devoir de non-immixtion, impose aux établissements de crédit de ne pas intervenir dans les affaires de leurs clients, soit en s’informant sur ces dernières, soit en réalisant de leur propre chef des opérations pour le compte des clients1.
2. Le banquier n’a donc pas, en principe, à effectuer de recherches pour s’assurer que les opérations qu’un client souhaite réaliser sont régulières, non préjudiciables à ce même client et non susceptibles de nuire injustement à des tiers. Le devoir place ainsi l’établissement bancaire dans une position de neutralité, quelle que soit l’opération effectuée : encaissement de chèque, retrait de fonds, opération de crédit, etc.
3. Ce principe, dégagé par la jurisprudence il y a maintenant bien longtemps2, est régulièrement rappelé par la Cour de cassation3, comme les juridictions du fond4.
4. Ce principe n’est cependant pas absolu. Il est, en effet, des situations dans lesquelles le banquier devra, au contraire, se renseigner sur les clients, ses affaires, les opérations passées, etc. On ne saurait nier que l’exercice de l’activité bancaire présente des risques importants, dans la mesure où les opérations de banque peuvent permettre la réalisation de fraudes au détriment d’un client, de l’établissement de crédit lui-même ou encore de tiers. Le risque lié à l’exercice de cette profession justifie alors que le banquier soit également investi d’une mission de contrôle des opérations qu’il exécute à la demande de ses clients. Tel est l’objet du devoir de vigilance5, également appelé devoir de surveillance ou devoir général de prudence, qui désigne l’obligation pour le banquier de s’immiscer, dans certaines circonstances bien précises, dans les affaires de ses clients pour opérer diverses vérifications.
5. Cette obligation de vigilance présente néanmoins un domaine bien circonscrit. Elle ne peut s’imposer que dans trois cas bien déterminés6. Il en va d’abord logiquement ainsi lorsque la convention unissant le banquier à son client prévoit cette obligation de vigilance. Ensuite, si la loi ou le règlement visent également une telle obligation de vigilance cette dernière s’imposera. On peut citer, en ce sens, le droit régissant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme7. On sait d’ailleurs que, sous l’impulsion de l’Union européenne, les ingérences du banquier sont de plus en plus nombreuses en la matière. Enfin, il convient de rappeler que, de longue date, la jurisprudence considère que le devoir de vigilance s’impose également en présence d’opérations dont l’illicéité ressort d’une « anomalie apparente »8.
6. Or, la détermination du principe à privilégier, c’est-à-dire la non-ingérence ou la vigilance du banquier, suscite régulièrement des interrogations de la part des juges. Un arrêt récent de la cour d’appel de Paris illustre bien les incertitudes pouvant se rencontrer.
7. Les faits concernaient une salariée, Mme B., employée en qualité d’agent comptable qualifié qui avait détourné des fonds au préjudice de son employeur, la société Z. Elle avait procédé à des paiements de factures portant le nom de fournisseurs connus de l’employeur vers le compte de dépôt de son compagnon ouvert à la banque X, mais aussi vers son livret A ouvert à la banque Y.
8. Le 17 octobre 2018, le tribunal correctionnel de Bobigny avait déclaré Mme B. coupable d’abus de confiance et de contrefaçon ou falsification de chèques, et l’avait condamnée à un emprisonnement délictuel de 12 mois, lui ordonnant en outre de procéder à l’indemnisation de la victime.
9. Cependant, par exploit en date du 1er octobre 2019, la société Z avait assigné la banque X et la banque Y devant le tribunal de commerce de Paris. Elle estimait, en effet, que les détournements en question avaient été rendus possibles par les manquements de ces établissements, en l’occurrence leur absence de vigilance et de contrôle. Elle entendait obtenir des banques la restitution des fonds détournés, à charge pour elles de récupérer ces sommes auprès de Mme B. et de son compagnon.
10. Les deux banques pouvaient-elles donc voir leur responsabilité engagée en présence de telles opérations ? Deux situations sont à distinguer selon la cour d’appel de Paris. En effet, la solution retenue à l’égard du banquier tenant le compte de dépôt varie totalement de celle caractérisée à l’encontre de l’établissement concerné par le livret A. Si dans le premier cas, le devoir de non-ingérence s’impose (I), il en va différemment dans le second (II).
I – La non-ingérence liée au compte de dépôt
11. Concernant la banque X, auprès de laquelle était ouvert le compte bancaire du compagnon, il est rappelé que le devoir de non-ingérence trouve une limite dans l’obligation de vigilance de l’établissement de crédit prestataire de services de paiement, « c’est à la condition que l’opération recèle une anomalie apparente, matérielle ou intellectuelle, soit des documents qui lui sont fournis, soit de la nature elle-même de l’opération ou encore du fonctionnement du compte ». On soulignera ici la référence à la distinction d’origine doctrinale entre les anomalies matérielle et intellectuelle9.
12. Or, pour la cour d’appel, ne caractérisent pas une anomalie apparente ni les remises de chèque, ni les virements reçus de la société employeur, à intervalles irréguliers mais pendant plusieurs années, pour des montants variant de quelques centaines d’euros à 2 500 €, tandis que le compte de l’intéressée était également crédité d’autres virements du même ordre de grandeur, étrangers au présent litige.
13. La banque n’avait donc pas manqué à son obligation de vigilance, de sorte que sa responsabilité ne pouvait être engagée envers la société ayant été victime des détournements de fonds.
14. Cette solution est, selon nous, convaincante. L’anomalie intellectuelle s’apprécie en fonction des circonstances de fait, et plus particulièrement les habitudes d’utilisation du compte. Dès lors, si les opérations de dépôts et de retraits dénoncées ne dénotaient pas, par rapport à celles qui étaient traditionnellement passées sur le même compte, aucune anomalie ne pouvait être retenue. En conséquence, la banque X devait respecter son devoir de non-ingérence, et ainsi aucune faute ne peut ici lui être reprochée. Il en va différemment, en revanche, avec l’autre établissement de crédit.
II – La vigilance liée au livret A
15. Concernant la banque Y, la solution change radicalement. En effet, le compte ayant reçu les virements concernés était un livret A. Pour mémoire, il s’agit d’un compte d’épargne rémunéré dont les fonds sont disponibles à tout moment. Ce compte est sans frais et les intérêts versés sont exonérés d’impôt sur le revenu et de prélèvements sociaux. L’État en fixe le taux d’intérêt deux fois par an. Le plafond du livret A est, quant à lui, fixé aujourd’hui à 22 950 € pour les personnes physiques (76 500 € pour les personnes de droit privé sans but lucratif).
16. Il convient alors de rappeler que ce livret fait l’objet d’un encadrement juridique particulier, comme en témoigne l’article R. 221-5 du Code monétaire et financier, issu du décret n° 2008-1263 du 4 décembre 200810. Cette disposition indique, en effet, que « les opérations soit de versement, soit de retrait, soit encore de virement entre le livret A et le compte à vue du titulaire du livret, sont réalisées dans les conditions prévues par la réglementation générale applicable aux comptes sur livret ». Le II de l’article précise qu’un arrêté du ministre chargé de l’Économie fixe la liste des opérations que les établissements de crédit peuvent, en plus, autoriser à partir d’un livret A ou à destination d’un tel livret. Un arrêté du 4 décembre 2008 a été adopté en ce sens11.
17. Cet encadrement réglementaire était-il applicable en l’espèce ? La cour d’appel de Paris observe qu’il résulte de l’article 6 du décret n° 2008-1263 du 4 décembre 2008 que les dispositions de ce texte sont entrées en vigueur le 1er janvier 2009. Dès lors, contrairement à ce que soutenait la banque Y, le décret en question ne limite pas son application aux livrets A ouverts à compter de cette date. Le tribunal avait donc considéré à raison que les dispositions précitées étaient applicables à l’espèce.
18. Or, en l’espèce, le relevé d’identité bancaire de la banque Y utilisé par l’employée indiquait que « conformément à la réglementation, les seules domiciliations de virements ou de prélèvements autorisées sont les suivantes : (…) pour les virements : prestations sociales versées par les collectivités publiques et les organismes de sécurité sociale ; pensions des agents publics ».
19. La cour d’appel confirme alors la solution des juges de première instance qui ont pu juger que les virements litigieux ne respectaient pas les clauses précitées de l’article R. 221-5 et auraient dû attirer l’attention de la banque Y. Le défaut de vigilance de cet établissement est ainsi caractérisé.
20. Cette solution est importante. Elle témoigne du fait que le banquier teneur de livrets A se voit imposer une obligation supplémentaire : celle de s’assurer que les obligations passées sur le compte correspondent bien à celles qui ont été expressément autorisées lors de l’ouverture de ce livret. Tous les établissements de crédit respectent-ils aujourd’hui cette exigence ? Nous pouvons en douter, même si l’informatique devrait permettre une mise en œuvre correcte de cette solution.
21. En l’occurrence, il importait peu, selon les magistrats parisiens, que les virements aient été correctement exécutés. En conséquence, sont ici inopérantes les dispositions exonératoires de responsabilité des alinéas 1 et 2 de l’article L. 133-21 du Code monétaire et financier qui étaient invoquées en défense par l’établissement de crédit Y12.
22. On notera, pour terminer, que cette même banque reprochait également à la société Z, l’employeur, de graves négligences qui seraient à l’origine, sinon exclusive, pour le moins partiellement de son propre préjudice. Elle aurait ainsi permis à sa comptable, Mme B., de détourner des fonds pendant plus de quatre ans, alors que la société elle-même recevait ses relevés bancaires. La banque Y faisait valoir, sur ce point, qu’il avait suffi à la société d’embaucher en 2016 une « responsable comptabilité » ayant procédé à une simple vérification des comptes pour que les méfaits de la mise en cause soient découverts.
23. La cour d’appel de Paris ne partage cependant pas ce point de vue. Selon elle, ces seules circonstances ne suffisent pas à prouver une négligence fautive de la part de la société Z au regard des manœuvres de la salariée précédemment décrites, et alors que la société était dûment suivie par un expert-comptable et par un commissaire aux comptes.
24. La juridiction parisienne confirme donc la condamnation de la banque Y au paiement de la somme de 97 812,96 € correspondant au montant des sommes détournées et dit qu’elle sera subrogée à hauteur de ce montant dans les droits à remboursement que tient la société Z contre son employée en vertu des dispositions civiles du jugement du tribunal correctionnel de Bobigny en date du 17 octobre 2018 devenu définitif.
Notes de bas de pages
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1.
F.-J. Crédot, « Le principe de non-ingérence et le devoir de vigilance, état de la jurisprudence avant la loi nouvelle », in colloque « Blanchiment des capitaux » : Banque et droit, n° spécial 1991, p. 17 ; J. Lasserre Capdeville, « Que reste-t-il au xxie siècle du devoir de non-ingérence du banquier ? », Banque et droit mars-avr. 2005, n° 100, p. 11.
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2.
Cass. civ., 28 janv. 1930, Ducrocq : RTD civ. 1930, p. 369, obs. R. Demogue ; Gaz. Pal. Rec. 1930, 1, p. 550.
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3.
V. par ex., Cass. com., 27 nov. 2012, n° 11-19311 : LEDB févr. 2013, n° 005, p. 3, obs. J. Lasserre Capdeville – Cass. com., 27 janv. 2015, n° 13-20088 : LEDB mars 2015, n° 043, p. 5 – Cass. com., 12 juill. 2017, n° 15-27891 : JCP E 2017, 1637, n° 3, obs. N. Mathey ; RJDA 2017, n° 750 ; GPL 14 nov. 2017, n° GPL306y2, obs. C. Houin-Bressand ; Banque et droit nov.-déc. 2017, p. 26, obs. T. Bonneau ; LEDB févr. 2018, n° DBA111c3, obs. J. Lasserre Capdeville – Cass. com., 25 sept. 2019, n° 18-15965 – Cass. 1re civ., 24 oct. 2019, n° 18-17697 : LEDB janv. 2020 n° DBA112t8, obs. J. Lasserre Capdeville – Cass. com., 21 sept. 2022, n° 21-12335 : JCP E 2022, 1383, n° 47, p. 43, note J. Lasserre Capdeville ; LEDB nov. 2022, n° DBA201b1, obs. S. Piédelièvre ; Dalloz actualité, 27 sept. 2022, obs. C. Hélaine ; RD bancaire et fin. nov.-déc. 2022, comm. 156, obs. T. Samin et S. Torck.
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4.
V. par ex., récemment, CA Toulouse, 7 juill. 2021, n° 18/02945 – CA Caen, 10 févr. 2022, n° 10/02437 : LEDB avr. 2022, n° DBA200q8, obs. J. Lasserre Capdeville – T. com. Lyon, 13 sept. 2022, n° 2225600034/1 – CA Montpellier, 24 nov. 2022, n° 20/00305 : LEDB janv. 2023, n° DBA201e5, obs. J. Lasserre Capdeville – CA Paris, 30 nov. 2022, n° 20/18750.
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5.
B. de Belval et A. Maymont, « Le clair-obscur de l’obligation de vigilance du banquier », GPL 2 févr. 2021, n° GPL395w0.
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6.
J. Lasserre Capdeville, M. Storck, M. Mignot, J.-P. Kovar et N. Éréséo, Droit bancaire, 3e éd., 2021, Dalloz, Précis, nos 271 et s.
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7.
C. mon. fin., art. L. 561-4-1 et s.
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8.
V. par ex., Cass. com., 25 avr. 1967 : JCP G 1967, II 15306, obs. C. Gavalda – Cass. com., 3 janv. 1977, n° 75-11853 : Bull. civ. IV, n° 2 – Cass. com., 15 nov. 2016, n° 15-14133 : Resp. civ. assur. 2017, comm. 45 ; GPL 24 janv. 2017, n° GPL283n7, note J. Lasserre Capdeville ; Banque et droit mai-juin 2017, p. 29, obs. T. Bonneau ; LEDB janv. 2017, n° DBA110e7, obs. S. Piédelièvre – Cass. com., 25 sept. 2019, n° 18-15965 – Cass. com., 15 juin 2022, n° 21-10080.
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9.
C. Gavalda et J. Stoufflet, Droit bancaire, 9e éd., 2015, Litec, n° 328 ; S. Piédelièvre et E. Putman, Droit bancaire, 2011, Economica, n° 189 ; T. Bonneau, Droit bancaire, 14e éd., 2021, LGDJ, n° 614 ; J. Lasserre Capdeville, M. Storck, M. Mignot, J.-P. Kovar et N. Éréséo, Droit bancaire, 3e éd., 2021, Dalloz, Précis, n° 278.
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10.
D. n° 2008-1263, 4 déc. 2008, relatif au livret A : JO, 5 déc. 2006, texte n° 8.
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11.
Arrêté du 4 décembre 2008 pris pour l’application de l’article R. 221-5 du Code monétaire et financier : JO, 5 déc. 2008, texte n° 17.
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12.
Selon l’article L. 133-21, alinéa 1er : « Un ordre de paiement exécuté conformément à l’identifiant unique fourni par l’utilisateur du service de paiement est réputé dûment exécuté pour ce qui concerne le bénéficiaire désigné par l’identifiant unique ». L’alinéa 2 ajoute que « si l’identifiant unique fourni par l’utilisateur du service de paiement est inexact, le prestataire de services de paiement n’est pas responsable de la mauvaise exécution ou de la non-exécution de l’opération de paiement ».
Référence : AJU008g8