« Les Français pourront être encore plus présents en Russie »

Publié le 22/02/2017

C’est un homme d’un autre temps, qui reçoit dans de magnifiques bureaux à deux pas des Champs-Élysées et vous fait admirer ses photos de famille et les propriétés dans lesquelles il aime aller chasser. Ancien conseiller d’État, professeur de droit constitutionnel à l’université de la Sorbonne, engagé au sein de différents cabinets ministériels, Michel de Guillenchmidt semble avoir eu plusieurs vies. Avec lui, l’interview prend le tour d’une conversation informelle, à travers les époques et les continents. Grand voyageur, engagé politiquement au côté de l’ancien président Jacques Chirac, il a participé à de nombreuses missions diplomatiques, et se targue d’avoir visité 94 pays. La Russie reste sa destination de prédilection. Il vient d’être nommé président d’un Tribunal suprême d’arbitrage hébergé à Moscou par la Chambre de commerce et d’industrie France-Russie, institution qui devrait, selon lui, permettre d’intensifier les échanges des entreprises avec ce pays.

Les Petites Affiches – D’où vous vient cet attrait pour la Russie ?

Michel de Guillenchmidt – J’ai des attaches russes profondes, qui remontent à l’enfance. Mes deux parents étaient nés en Russie. Je suis né à Paris mais le russe est la première langue que j’ai parlé, et j’ai toujours passé une épreuve de russe, que ce soit au Bac, à Sciences-Po, ou plus tard, à l’ENA. Cette culture m’a accompagné tout au long de ma vie. J’adore la langue russe, son inventivité, son aspect culturel, ainsi que le sens de la musique du peuple russe. Enfant, je n’ai pas tellement eu l’occasion d’aller en Russie, car c’était l’époque de la guerre froide. Mon père, qui avait fondé une société d’électronique militaire… n’aimait pas tellement les communistes ! Quand le bloc communiste s’est effondré, l’accès à la Russie est devenu plus facile, et j’ai enfin pu découvrir ce pays dont la culture avait imprégné mon enfance. C’est un monde rude, mais passionnant.

LPA – Quand avez-vous commencé à travailler avec la Russie ?

M. de G. – En 1991, la commission de Bruxelles crée, pour porter la bonne parole aux Soviétiques, une « task force » dont je faisais partie. J’ai travaillé à Bruxelles en 1991 et 1992, avant d’être envoyé dans des régions de l’ex-URSS. J’ai découvert des endroits extraordinaires ! J’ai également participé à une coopération scientifique, concernant fusées et satellites. L’idée était que les Russes fabriquaient des fusées anciennement militaires et les Français les commercialisaient. Cela se fait, depuis 2013, de Kourou en Guyane notamment. J’ai eu l’occasion de travailler avec des militaires de formation civile de très grande qualité, très francophiles. Nous avons développé une coopération importante, qui se poursuit encore aujourd’hui. Voilà comment, peu à peu, je me suis inséré dans cet univers de la coopération franco-russe. La présidence du Tribunal d’arbitrage de la CCI France-Russie est un prolongement de ce parcours. J’ignore où me mènera cette nouvelle aventure, mais je suis très heureux d’avoir une nouvelle occasion de travailler sur les échanges avec ce pays, dont une partie significative se trouve en Europe.

LPA – Comment en êtes-vous arrivé à être nommé président de ce nouveau tribunal d’arbitrage ?

M. de G. – J’ai une certaine légitimité sur la pratique de l’arbitrage, que j’enseigne d’ailleurs à l’université de la Sorbonne à Abu Dhabi. Je suis identifié comme un connaisseur du monde russe, et j’ai, depuis 1998, un visa permanent pour la Russie, qui me permet en principe d’y passer six mois chaque année. Cela fait connaître des gens et crée des liens. J’ai toutefois été assez surpris – mais très agréablement ! – lorsqu’Emmanuel Quidet, le président de la CCI France-Russie, m’a contacté pour me proposer d’assurer la présidence de ce Tribunal d’arbitrage, car je n’ai pas vraiment le parcours d’un poutinophile, même s’il m’apparaît que Vladimir Poutine dispose d’une réelle autorité. En tout cas, le Kremlin a donné son accord et je m’en réjouis. J’ai travaillé pendant plusieurs années pour Mikhaïl Khodorkovski, un homme d’affaires russe de renom. Après sa condamnation en Russie et la mise en faillite de Ioukos, j’ai, depuis 2005, participé à la mise en place, avec deux fondations internationales de droit néerlandais et avec l’accord des juridictions des Pays-Bas, d’un système destiné à appréhender les biens de Ioukos situés hors de Russie et donc non touchés par la faillite, pour indemniser ensuite les actionnaires lésés. Nous contactons les anciens actionnaires de Ioukos pour distribuer ce capital…

LPA – Quel est l’intérêt, pour la France, de ce nouveau tribunal que vous allez présider ?

M. de G. – La France est très présente en Russie. Nous y avons plus de 450 entreprises, parmi lesquelles des entreprises de taille importante, comme Total ou GDF-ENGIE… C’est donc très intéressant pour nous, Français, qu’une telle juridictions voie le jour. Mais ce tribunal ne servira pas uniquement aux entreprises françaises. Toutes les compagnies étrangères qui ont des activités en Russie pourront y avoir recours. Il y aura certainement une demande importante, car de nombreuses entreprises rechignent à aller devant les juridictions russes, qu’elles jugent parfois peu compétentes, voire corrompues. L’idée était donc de créer un système juridictionnel indépendant – avec l’accord du Kremlin – mais privé, qui permettrait, quand on a signé une clause d’arbitrage, d’aller devant une juridiction indépendante.

LPA – Comment fonctionne ce tribunal d’arbitrage ?

M. de G. – Toutes les entreprises qui ont signé une clause d’arbitrage peuvent le saisir. Une telle clause peut être prévue dans le contrat initial. Mais elle peut également être établie plus tard, lorsqu’une difficulté concrète apparaît. Les arbitres sont désignés par les parties, et il peut y avoir un ou trois arbitres selon les situations. Les parties se mettent ensuite d’accord sur le lieu, la langue et le droit de l’arbitrage. C’est très flexible. Le système d’arbitrage est relié aux locaux de la Chambre de commerce et d’industrie de Moscou, mais les parties peuvent tout à fait décider que les audiences auront lieu ailleurs. L’arbitrage peut avoir lieu à Zurich en appliquant le droit zimbabwéen si les parties veulent que cela se passe ainsi !

LPA – Qui est à l’initiative de ce projet ?

M. de G. – C’est une initiative de la CCI France-Russie, mais qui a reçu l’appui du pouvoir politique russe. Le président Vladimir Poutine a fait un geste fort en invitant les industriels français au Kremlin. La CCI a porté le message selon lequel il fallait un système juridictionnel compétent pour régler les litiges entre les entreprises. Les Français pourront ainsi être encore plus présents en Russie.

LPA – Quel est l’avantage de ce système ?

M. de G. – La grande force de cette procédure, c’est qu’une fois la clause d’arbitrage signée, les juridictions nationales ne sont plus compétentes. Les juridictions nationales ne retrouvent leur compétence que si la procédure d’arbitrage est entachée de graves irrégularités, dont la liste est fixée par une convention internationale de 1958, dite de New York. Sinon, et c’est ce qui se passe dans l’immense majorité des cas, on s’en tient à la décision rendue par la cour d’arbitrage. Si les deux parties ne s’accordent pas, c’est le Tribunal suprême d’arbitrage qui prend la décision. Il n’y a pas d’appel. Les parties doivent appliquer immédiatement la décision. Cela permet de gagner un temps considérable, précieux pour la vie économique. Le seul inconvénient, c’est que c’est un système complètement privé, et qu’il revient aux entreprises de rémunérer les arbitres. Mais c’est rarement dissuasif pour elles. Comme le dit l’adage, le temps, c’est de l’argent. Elles ont généralement tout intérêt à utiliser cette voie, afin d’éviter d’interminables procès devant les juridictions étatiques.

LPA – Quels seront les délais de cette cour ?

M. de G. – L’objectif est de régler les litiges en six mois maximum. Voilà pour la théorie, mais en pratique, cela dépend évidemment de la difficulté qui apparaît souvent pendant les débats. Il s’agit tout de même de juger, et ce jugement est a priori définitif, puisque l’arbitrage ne prévoit pas d’appel. Il convient donc de prendre le temps d’écouter les parties, de démêler le vrai du faux. Pour cela, nous sommes très regardants sur le choix des arbitres, qui seront tous des experts reconnus, des gens plutôt d’une réelle expérience, susceptibles d’avoir du recul. Il y a dans notre liste d’arbitres des personnalités considérables, d’ancien juges, un ancien président de Cour suprême… Nous venons juste de mettre au point le règlement d’arbitrage, avec les honoraires des arbitres et des experts. Tout cela est très codifié contractuellement. Les honoraires varieront en fonction de la nature du litige, et de ses difficultés.

LPA – Avant que n’existe ce tribunal d’arbitrage, comment les entreprises implantées en Russie réglaient-elles leurs litiges ?

M. de G. – C’était, le plus souvent, compliqué. De nombreux pays commercent avec les Russes depuis les années 1950. Pendant la Guerre froide, les entrepreneurs ne voulaient pas se présenter devant des juges russes. Une chambre de commerce de Stockholm était souvent appelée à juger les litiges entre Soviétiques et Occidentaux. Ce système a été en partie défait, avec l’évolution des rapports Est-Ouest, mais sans qu’un autre mode de règlement des conflits ne s’impose réellement. Il y avait donc une sorte de vide, préjudiciable à la vie économique. Vous imaginez bien que quand des entreprises marocaines viennent vendre des oranges en Ukraine, elles veulent savoir comment cela se passera si ces oranges ne sont pas payées… Si vous ne savez pas devant quelles instances vous passerez en cas de litige, vous ne passez pas l’accord ! Si elles ont la certitude qu’il y aura une instance d’arbitrage pour gérer leurs litiges, elles sont rassurées. Le tribunal d’arbitrage mis en place par la CCI France-Russie est donc une bonne chose, cela devrait favoriser les échanges économiques entre la Russie et les pays tiers. Le système de l’arbitrage international se développe d’ailleurs dans de nombreux États du monde.

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