Discours d’ouverture

Publié le 04/09/2017

 

À l’occasion du précédent colloque organisé par la cour d’appel de Paris le 19 novembre 2015 intitulé « Vers un juge régulateur ? », le professeur Muriel Chagny, qui intervenait sur la question de savoir si le juge du fond est régulateur, avait suggéré de poursuivre la réflexion lors d’un nouveau colloque sur la réparation du préjudice économique.

Dans un premier temps, la proposition pouvait paraître surprenante au regard du nombre significatif de réflexions, d’ouvrages et d’événements sur le sujet. Pourtant, cette idée a rapidement fait son chemin tant auprès des magistrats que des avocats et des universitaires pour aboutir à une proposition de ma part de créer un groupe de travail au sein de la cour d’appel réunissant des magistrats de la cour et des tribunaux de grande instance du ressort en y associant des magistrats de la Cour de cassation, des avocats, des universitaires, des huissiers de justice, des juges du tribunal de commerce de Paris et des experts pour réfléchir, sur la base de la pratique des magistrats et à partir du bilan qui en serait fait, sur les perspectives de la réparation du préjudice économique alors même que la transposition de la directive n° 2014-104 est en cours d’élaboration. Il nous est apparu qu’il y avait un enjeu fort à définir le périmètre des préjudices économiques puis les expériences et d’échanger sur les perspectives.

Pour mener à bien ce projet ambitieux, reposant sur un travail collectif, trois sous-groupes de réflexion ont été constitués correspondant aux trois tables rondes que je vais vous présenter. Ainsi, au cours de rencontres régulières depuis plusieurs mois, les magistrats se sont interrogés sur leurs pratiques et les éventuelles évolutions concernant l’évaluation et l’indemnisation du préjudice économique. L’idée était de partir des acteurs judiciaires afin de mieux envisager les transformations nécessaires. Un travail considérable a été fourni. Le groupe de réflexion s’est avant tout interrogé sur la cible du colloque, qu’est-ce qu’il veut démontrer, qu’est-ce qu’il peut apporter ? Aussi, les sous-groupes de travail, à partir des problématiques qu’ils ont définies concernant les preuves, les préjudices réparables et les améliorations possibles, ont analysé les éléments de leur pratique quotidienne et ont fait ressortir leurs difficultés, leurs attentes et leurs souhaits. Ce sont, en effet, ces problématiques, qui seront abordées aujourd’hui, sur la base de constats partagés, ou pas, avec les autres intervenants, pour aboutir à des propositions afin de répondre aux attentes de tous les praticiens.

Les articles de doctrine commencent généralement, sur ce thème de la réparation du préjudice économique, par le constat qu’il est difficile à traiter ou même à concevoir, pour un juriste français d’autant que la notion de préjudice économique n’est pas définie et qu’il faut donc en déterminer les contours. C’est le premier exercice auquel se sont livrés les participants à la réflexion ces derniers mois. S’agit-il du préjudice économique ou du préjudice à l’économie ?

Ce colloque s’inscrit bien sûr dans l’actualité de la transposition de la directive. Or, dans la directive 2014/104, comme en droit national, le calcul des dommages et intérêts est fait sur la base du principe de la réparation intégrale. La transposition de la directive ne modifiera donc pas l’office du juge français qui, pour fixer le montant des condamnations civiles, devra d’abord identifier les chefs de préjudice réparable puis évaluer les dommages. L’identification est a priori une question de droit concernant la nature et les caractères du dommage mais suppose également de s’intéresser au fait pour cerner ce que recouvre un manque à gagner, une perte ou mieux une perte de chance. Ici, le rôle des victimes est déterminant pour formuler des demandes précises et détaillées. Aussi, le premier message que les juges judiciaires et consulaires, de première instance et d’appel, souhaitent faire passer est qu’ils travaillent à partir des éléments qui leurs sont soumis. Cette assertion peut paraître trop évidente pourtant elle est au cœur des enjeux de la réparation du préjudice économique quand il s’agit de quantifier puis d’évaluer. Car au-delà du problème juridique de la faute, du dommage et du lien de causalité, il y a les conséquences économiques du dommage.

Notre jurisprudence est toujours guidée par la prégnance de la notion de réparation intégrale qui résulte d’un arrêt ancien de la Cour de cassation du 16 décembre 1970 : « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu ». L’application de ce principe de la réparation intégrale, qui s’exerce dans le cadre du pouvoir souverain du juge du fond, rend ainsi difficile la traçabilité jurisprudentielle des principes méthodologiques conduisant à l’évaluation des dommages économiques puisqu’il s’agit, pour chaque situation, de questions de fait. À partir de ce constat, le deuxième message des magistrats est qu’ils ont assez rarement des doutes sur l’existence d’un préjudice, la caractérisation d’une faute. Par contre, leur difficulté réside dans le chiffrage de la réparation du dommage.

Or il est régulièrement relevé que la justification du préjudice économique en France serait sous-estimée :

  • pour des raisons doctrinales. Il y aurait peu d’écrits sur la question de l’évaluation du dommage contrairement à la littérature sur le préjudice, la faute et le lien de causalité ;

  • pour des raisons procédurales. Les parties considéreraient que la question de l’évaluation du préjudice sera traitée postérieurement à la décision de justice ;

  • pour des raisons techniques. Les avocats sont des juristes et pas des experts financiers.

C’est pourquoi le troisième message des juges, qui découle du second, concerne la difficulté pour le juge à arbitrer, confronté à des méthodes d’évaluation différentes dans des rapports très détaillés, avec des bases de calcul complexes et qui arrivent à des conclusions différentes. Ainsi, parfois, le juge donne une indemnité forfaitaire qui n’est pas motivée par ce qu’il ne le peut pas et non qu’il ne le veut pas.

Est-ce qu’il ne faudrait pas alors développer les modes alternatifs de résolution des différends, étant précisé que le juge français dont la fonction principale est de trancher le litige, n’a pas nécessairement la culture et/ou les moyens d’accompagner une procédure de transaction ?

Est ce qu’il ne faudrait pas également situer la réparation du dommage économique dans une approche systémique, notamment du fait du rôle de l’assurance ?

Ici, on se dit que le colloque aurait pu aussi bien s’appeler : la réparation du préjudice économique par le juge judiciaire : quels défis et quelles solutions ? Or, nous avons choisi un titre plus ouvert, incluant la notion d’entreprise, et dynamique en se tournant résolument vers l’avenir, qui va s’écrire dans les prochaines semaines dès que sera connu le texte de la transposition.

Nous vous proposons donc au cours de cette journée d’échanger, de partager notre réflexion à partir de trois axes principaux dégagés par les trois groupes de travail, qui correspondent à nos trois tables rondes.

Table ronde n° 1 : Faciliter l’accès aux preuves

Portée par une dynamique positive, le groupe de travail n° 1 s’est d’emblée investi dans la recherche de solutions pour faciliter l’accès aux preuves parce que la preuve est la clé qui permet d’ouvrir la porte de la réparation.

Cet élan commun à tous les participants me semble traduire, en miroir, l’importance des difficultés que cet accès aux preuves soulève. Il est ici beaucoup question de l’application de l’article 145 du Code de procédure civile et d’un usage inflationniste mais aussi, à l’inverse, d’une sous-utilisation de dispositions procédurales qui pourraient être facilitantes.

La parole sera distribuée pour cette table ronde par Nathalie Dostert, juge consulaire, qui connaît bien le sujet et pourra donc en débattre avec Irène Luc désormais présidente de chambre à la cour d’appel de Paris, magistrat du pôle économique depuis plusieurs années ; Carole Duparc, huissier de justice, qui pratique quasiment tous les jours l’article 145 ; Claude Mathon, avocat général honoraire, que l’on peut qualifier de spécialiste et Michel Jockey, avocat, lui aussi spécialisé, qui fréquente régulièrement les chambres du pôle économique de la cour comme les juridictions consulaires.

Table ronde n° 2 : Identifier les préjudices réparables

L’identification des dommages réparables implique avant tout de résoudre des questions juridiques sur le rôle des présomptions, sur la causalité, adéquate ou équivalence des conditions, mais aussi des questions de fait tel que l’écoulement du temps depuis l’origine du préjudice.

Ces questions notamment seront abordées sous l’impulsion de Jacqueline Riffault-Silk1, doyenne de la chambre commerciale de la Cour de cassation, Sylvie Nérot, conseillère à la cour d’appel, spécialiste de la propriété industrielle, Suzanne Carval, professeur des universités, Didier Faury, expert-comptable, commissaire aux comptes que j’avais déjà eu le plaisir de faire intervenir lors d’une conférence au TGI de Paris, et Joëlle Simon, directrice droit de l’entreprise du Medef qui est beaucoup intervenue sur ces questions.

Table ronde n° 3 : Améliorer l’indemnisation des préjudices économiques

Ce groupe de travail, à l’instar du groupe de travail n° 2, s’est inscrit dans la réflexion portée depuis plusieurs colloques au TGI de Paris puis à la cour sur l’office du juge. En effet, tendre vers une amélioration de l’indemnisation des préjudices c’est d’abord s’interroger sur le rôle du juge au regard de la place des parties, « auteurs et victimes » pour emprunter à un vocabulaire connoté et du rôle des experts. C’est aussi partir du constat des éventuelles difficultés, des contraintes de fond ou de forme qui s’imposent à lui et resituer son action dans une perspective plus global, en interaction avec d’autres autorités et d’autres juridictions.

Pour aborder dynamiquement cette problématique, la bâtonnier Jean Castelain, qui pourrait être qualifié de maître des modérateurs des colloques des juridictions parisiennes, distribuera la parole entre Olivier Douvreleur, président de chambre à la cour, qui traite du contentieux économique depuis longtemps, Olivier Peronnet, expert-comptable et financier, expert près la cour d’appel de Paris qui traite quotidiennement de cette question, Me Thibaud d’Alès, avocat également spécialiste de cette question, entre autres, et Frédéric Jenny2, docteur en sciences économiques, qu’on ne présente plus, ici comme ailleurs.

Ainsi, ce colloque et les travaux qui l’ont précédé ont pour ambition d’aborder une fois encore mais j’oserai dire différemment la réparation du préjudice économique dans le but assumé de dépasser le simple constat sur les pratiques ici et maintenant et de faire des propositions réalistes mais aussi ambitieuses, à la hauteur des enjeux.

J’accueille maintenant Maurice Nussenbaum, qu’il est inutile de présenter tant le thème choisi est indissociable de ses travaux et qui nous fait l’honneur d’introduire ce colloque.

Je remercie très chaleureusement tous les intervenants qui accompagnent ce projet depuis plusieurs mois et les magistrats qui, bien que non intervenants aujourd’hui ont participé aux travaux préparatoires.

Je remercie enfin tout particulièrement le professeur Muriel Chagny qui non seulement est à l’origine de ce projet, mais qui a été présente à toutes les réunions de tous les groupes de travail et qui a accepté d’assurer la délicate synthèse des travaux de cette journée.

Merci à tous et bon colloque !

Notes de bas de pages

  • 1.
    Dont l’intervention n’a pas été publiée dans ce numéro.
  • 2.
    Dont l’intervention n’a pas été publiée dans ce numéro.
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