Paris (75)

Les dark-stores, ou l’ubérisation des villes

Publié le 28/04/2022
Uber, dark kitchen
ark/AdobeStock

Après Ubereats ou Deliveroo, les services de livraisons de courses ou d’alcool pour les particuliers pullulent dans les grandes villes. En Île-de-France, les propositions grimpent en flèche et menacent l’équilibre des petits commerçants.

Que serait Paris sans ses petites épiceries du coin aux petits étals de fruits et légumes ayant pignon sur rue, ouverts jour et nuit du lundi au lundi ? Il ne s’agit pas de faire « vieux jeu » que de dire que ces petits commerces devraient être inscrits au patrimoine immatériel de l’humanité : cette façon de pouvoir compter sur les épiciers parisiens est une coutume urbaine, de la même manière que l’on achète son déjeuner dans un food-truck new-yorkais. Depuis quelques mois, pourtant, l’équilibre de cette économie des courses de dépannage est tourmenté par l’arrivée des « dark-stores ». Des supermarchés fantômes qui ne font que de la livraison.

Il faut dire que la crise du Covid, qui a enfermé tout un chacun chez soi, a fortement bouleversé les habitudes de consommation des Français, a fortiori des citadins et des Franciliens en particulier. Alors que la pratique du drive et du « drive piéton » est entrée dans les mœurs (avec des hausses de +46 % entre 2020 et 2021 sur l’ensemble des enseignes), la livraison a domicile, proposée par les grandes enseignes comme Monoprix, a explosé pendant la pandémie alors même qu’il s’agit d’ordinaire d’une proposition payante boudée par les Français. Les enseignes Monoprix et Franprix avaient même mis en place des numéros verts permettant à leurs clients de commander simplement un panier qui leur permettait de tenir trois ou quatre jours. Même chose pour les livraisons de repas : 5 milliards d’euros, c’est le chiffre d’affaires colossal qu’a généré la livraison de repas à domicile en 2020, et qui révèle une croissance du marché de 47 % sur deux ans (2018-2020), selon le cabinet d’experts Food Service Vision. Des habitudes qui ne se sont pas arrêtées avec la fin de la pandémie : au total, 60 % des Français ont intégré cette pratique à leurs habitudes de consommation, contre seulement 40 % avant la crise.

C’est sur cette base de nouvelles habitudes de consommations que de nouveaux acteurs de la livraison, se sont lancés en région parisienne et dans les grandes villes, dès 2020. Ils s’appellent Cajoo, Flink, Gorillas, Getir mais aussi Deliveroo et proposent des services de livraison à toute heure. Mais contrairement aux « dark-kitchens », ces restaurants qui n’existent qu’en ligne sur les plateformes de livraisons et qui utilisent des laboratoires tout à fait légaux, ces enseignes de dark stores exploitent des espaces (des boutiques surtout) qui ne sont pas destinés à être des entrepôts. Et c’est bien cette faille que les pouvoirs publics ont décidé d’exploiter pour limiter l’expansion de ses nouvelles start-up du « quick commerce« , comme on dit aux États-Unis.

Le sacro-saint plan d’urbanisme

Paris a dû affronter ces dernières années les conséquences néfastes de Airbnb, la dernière réglementation en date, applicable cette année, va contraindre les propriétaires à convertir les boutiques en pieds d’immeubles en AirBnB dans les quartiers les plus touristiques de la ville. « Ces dernières années », face au durcissement des règles de location dans la capitale, « un petit nombre d’investisseurs se sont reportés sur la transformation de commerces en pied d’immeuble en AirBnB ». Des mesures qui visent à « protéger le petit commerce et l’âme de nos quartiers », a commenté M. Brossat. Après les Uber, les trottinettes et les livraisons à emporter au modèle social plus que douteux, les dark-stores représentent un nouveau défi d’adaptation pour les municipalités.

En mars, la ville de Paris a demandé la fermeture de 45 dark stores qui ont été créés sans autorisation. « Sur 65 dark stores qui ont été instruits par les services de l’urbanisme de la mairie à la suite de remontées d’information des Parisiens, 45 sont illégaux », a précisé à l’époque Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la Mairie de Paris en charge de l’urbanisme. Lors d’une rencontre avec les acteurs du quick commerce, la ville a tenu à rappeler la réglementation en vigueur. Les magasins qui se trouvent dans le viseur de la municipalité ne répondent pas au Code de l’urbanisme. « Le Code de l’urbanisme considère les « dark stores” comme des entrepôts. Or la plupart des opérateurs ont simplement installé leurs sites dans des locaux commerciaux sans effectuer de changement de destination via une déclaration préalable et sont donc en infraction », explique la ville.

Problème : les dark stores n’apparaissent pas dans ce fameux Code d’urbanisme, car il s’agit d’une activité encore trop récente. L’article R. 151-27 décrit les destinations possibles pour une construction : exploitations agricoles et forestières, habitation, commerce et activités de service, équipement d’intérêt collectif et services publics et autres activités des secteurs secondaires ou tertiaires. La destination des constructions n’est pas anodine, puisqu’elle conditionne quels types de bien vont pouvoir être loués par les dark stores ainsi que le type de bail associé. « Ces entreprises sont dans une zone grise qui engendre un flou : elles ont les mêmes activités qu’une entreprise, mais n’accueillent, en principe, pas de public », souligne à nos confrères de Maddyness, Laurent Schittenhelm, avocat associé chez Bryan Cave Leighton Paisner (BCLP). Le plan local d’urbanisme de Paris prévoit, par exemple, que les locaux ayant pour destination une activité commerciale ne peuvent pas « utiliser plus d’un tiers de leur surface de plancher total pour du stockage ». Ce qui signifie que sur une surface de 100 m2, seuls 33 m2 peuvent être utilisés pour stocker les produits. Évidemment cela ne correspond pas à l’activité des dark stores. Ces derniers pourraient se tourner vers des locaux destinés à du stockage, mais ceux-ci sont beaucoup trop rares à l’intérieur du périphérique où ne permettent pas d’activité commerciale (le self-storage ou les garde-meubles, par exemple). Une alternative consisterait alors à demander au bailleur de modifier la destination du local. Impossible à Paris, car « le PLU de Paris interdit de transformer des locaux à destination de commerce », assure l’avocat.

Face à l’intérêt indéniable des citadins pour ce nouveau mode de consommation et face à la crainte de voir nombre de vitrines fermer au profit de ce type de commerces en lignes, les pouvoirs publics sont obligés de jongler entre fermeté et adaptabilité. Si la mairie de Paris a imposé la fermeture de 65 locaux illégaux, elle ne ferme pas la discussion : les services de la mairie, a assuré Emmanuel Grégoire, pourraient aider les entreprises à « trouver des lieux plus adéquats où s’installer ». Comme des parkings sous-terrains, qui peuvent être sous-occupés pour certains. La mairie de Paris demande aux « dark stores » de travailler « pour améliorer l’insertion urbaine de leur activité et démontrer qu’ils sont capables de fournir un service utile en limitant les externalités négatives. » Il ne reste qu’à espérer qu’entre-temps, les Parisiens retrouvent le chemin de leur petite épicerie de quartier, peut-être plus cher que le supermarché, mais indéniablement plus charmante qu’une vitrine aveugle…

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