Cagnotte en ligne et ordre public : attention au retour de manivelle !
La polémique déclenchée par la cagnotte destinée au policier poursuivi pour la mort de Nahel à Nanterre incite à se pencher sur la légalité de ces appels aux dons. On fait le point avec Me Patrick Lingibé, d’abord sur le cadre général entourant ce type de financement, puis sur la situation des cagnottes. Si la jurisprudence est relativement rare, deux décisions permettent cependant de clarifier les choses.

La brûlante actualité liée aux violences urbaines met en exergue sur la scène publique les cagnottes qui sont ordinairement créées à l’occasion d’évènements éphémères, tels que des mariages ou anniversaires et qui restent généralement dans l’anonymat d’un groupe d’amis restreint. Elles deviennent visibles et sont médiatisées lorsque ces cagnottes sont créées pour venir en aide à des personnes victimes ou poursuivies. On assiste alors à une compétition de création de cagnottes, lesquelles cristallisent du même coup les passions et entraînent des prises de position sociétales pour ou contre ladite cagnotte. Ainsi, le décès du jeune Nahel à Nanterre, victime d’un tir d’un policier, a suscité la création d’une cagnotte au profit de sa famille, laquelle récoltait à la date du 4 juillet 2023 la somme d’environ 413 000 euros. En réponse, une autre cagnotte concurrente a été lancée pour venir en aide au policier poursuivi pour le décès du jeune nantais, récoltant elle environ 1,5 million d’euros en un temps record. À la suite de vives critiques et de menaces de saisine prochaine de la justice, cette dernière cagnotte a été fermée par anticipation par son créateur. Tout cela amène donc à s’interroger sur la question de l’encadrement des plateformes de financement participatif, autrement appelé « crowdfunding » (financement par la foule en traduction française), lequel permet de recourir à un mode de financement de différents projets par le public. En effet, en créant une cagnotte sur internet, l’objectif est de récolter le maximum de fonds auprès de différents contributeurs pour financer des projets de nature très diverse. Nous nous proposons d’aborder dans un premier temps le financement participatif de la cagnotte en ligne (I) et, dans un deuxième temps, de traiter des exigences de ce dispositif au regard de l’ordre public (II).
I – Cagnotte en ligne et financement participatif
La cagnotte en ligne est un système qui permet de sortir des circuits financiers traditionnels en recourant à des plateformes internet dédiées mettant en relation les porteurs de projet en quête de financement et les particuliers qui souhaitent financer ces projets. La rémunération de ces plateformes s’effectue par une commission sur le montant des sommes récoltées. Il existe trois formes de financement participatif : le prêt avec ou sans intérêt, les dons et la souscription de titres financiers non-côtés.
Tout d’abord et en premier lieu, dans le cadre du financement participatif par le prêt, le porteur de projet agit en qualité d’emprunteur. Il conclut, par écrit ou sur un support durable, un contrat de prêt conformément aux articles R. 548-5, R. 548-6, R. 548-7 et R. 548-8 du code monétaire et financier. Ainsi, pour financer le projet en question, le prêteur doit ouvrir un compte en ligne sur la plateforme et y verser son apport. Le financement participatif par prêt n’est pas illimité. En effet, le montant emprunté par le porteur de projet ne peut excéder 2 000 d’euros en application des dispositions des articles L. 548-1 et D. 548-1 du Code monétaire et financier. De plus, le prêt avec intérêt est limité à 2 000 euros par prêteur et par projet et sa durée ne peut pas dépasser sept ans en tout état de cause. En revanche, pour le prêt sans intérêt donc gratuit, la somme maximale est de 5 000 euros par prêteur et par projet, sans limitation sur la durée du prêt.
En deuxième lieu, ce qui concerne le financement participatif par le don, le montant du financement n’est pas plafonné. Généralement, les dons effectués par les donateurs donnent droit à certaines contreparties, en nature (des places de concert, des DVD etc.) ou en numéraire.
Enfin en troisième lieu, s’agissant du financement participatif par la souscription de titres financiers non-côtés, lorsqu’elle passe par une plateforme disposant d’un site internet d’accès progressif, la société porteuse de projet peut obtenir des financements dans la limite de 2,5 millions d’euros sans avoir à publier un prospectus d’offre au public de titres financiers visé par l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) conformément aux dispositions de l’article L. 411-2 du Code monétaire et financier.
Les statuts des plateformes de financement participatif diffèrent également en fonction du financement proposé.
Pour les plateformes proposant le financement de projets par dons ou par prêt, elles doivent être immatriculées au registre de l’Orias. Pour information, il s’agit d’une association sous tutelle de la Direction du Trésor qui a été créée en 2007 pour homologuer les intermédiaires en assurance, des intermédiaires en opérations de banque et en services de paiement (IOBSP), des conseillers en investissements financiers (CIF) et agents liés de prestataires de services d’investissement (ALPSI). Depuis le 1er octobre 2014, son champ d’action a été élargi puisqu’elle est chargée également d’enregistrer les conseillers en investissements participatifs (CIP) et les intermédiaires en financement participatif (IFP). Elle tient donc un registre unique des intermédiaires en assurance, banque et finance. Cette immatriculation doit se faire en tant qu’intermédiaire en financement participatif (IFP). De plus, les plateformes doivent se plier à certaines exigences définies à l’article L. 548-2 et L. 548-3 du Code monétaire et financier. C’est l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) qui est compétente pour les intermédiaires en financement participatif (IFP). Attention, seules les plateformes disposant du statut de conseiller en investissements participatifs (CIP) ou de prestataires de services d’investissement (PSI) peuvent proposer ce que l’on appelle les minibons. Les minibons sont des titres nominatifs délivrés en reconnaissance de dettes.
En ce qui concerne les plateformes de financement participatif par souscription de titre, elles doivent également s’immatriculer au registre de l’ORIAS. Cependant, contrairement aux autres plateformes (par dons et par prêts), elles doivent s’immatriculer en tant que conseiller en investissements participatifs (CIP). Ce statut requiert le respect de certaines exigences, comme les conditions d’âge, d’honorabilité et de compétence professionnelle des dirigeants (article L 547-3 et article L 547-4 du Code monétaire et financier). Une alternative existe toutefois puisque ces mêmes plateformes peuvent opter pour le statut de prestataire de services d’investissement (PSI). Ce statut permet d’être agréé auprès de l’ACPR. Ce statut est avantageux car il permet de proposer toutes les catégories de titres financiers émis par les sociétés. Toutefois, il impose un capital minimum à atteindre et le respect de règles prudentielles qui peuvent être un frein à l’obtention de ce statut.
Les obligations d’information des plateformes de financement participatif diffèrent également en fonction de leur statut.
Pour les plateformes ayant le statut d’intermédiaire en financement participatif (IFP), elles doivent respecter plusieurs obligations d’information à l’égard des utilisateurs de sa plateforme. Toutes ces obligations sont définies aux article R 548-4, R. 548-5, R. 548-6 et R. 548-7 du code monétaire et financier. Par exemple, la plateforme se doit d’informer sur les conditions d’éligibilité et les critères d’analyse et de sélection des projets. Des détails sur le projet en lui-même et les caractéristiques de celui-ci doivent également figurer sur la plateforme. La plateforme doit également présenter les différents risques encourus par les porteurs de projets et les prêteurs (endettement excessif, taux de défaillance et conséquences d’un défaut de paiement). Enfin, elle doit mettre à disposition des outils comme un contrat de prêt type ou encore un évaluateur de capacité de financement.
Pour les plateformes ayant le statut de conseiller en investissements participatifs (CIP) ou de prestataires de services d’investissement (PSI), il existe des obligations similaires. En effet, la plateforme doit fournir toutes les informations définies dans le règlement AMF. Ainsi, l’activité et le projet des émetteurs des titres doivent être précisés par la plateforme. Une information sur les conditions de cession de titres et les droits attachés aux titres doit également figurer. De par la technicité du financement participatif par titres, il est nécessaire de proposer les informations dans un langage intelligible, facilement compréhensible par tous. De plus, la plateforme doit mettre en place un système à deux étapes avant de permettre à l’investisseur potentiel de souscrire à un projet. Dans un premier temps, elle doit s’assurer de la bonne compréhension par l’investisseur de la nature et des risques encourus dans le cadre d’un investissement entrepreneurial. Dans ce système, l’accès aux différents projets ne se fait que si l’utilisateur accepte les différents risques. Dans un second temps, la plateforme doit faire passer un test d’adéquation à l’investisseur pour déterminer si l’offre correspond à l’expérience, aux connaissances ainsi qu’à la situation de celui-ci. Toutes ces étapes sont impératives pour garantir un investissement dans de bonnes conditions.
II – Cagnotte en ligne et ordre public
La multiplicité des cagnottes a amené à s’interroger sur leur légitimité au regard du but poursuivi, des motifs ainsi que du contexte présidant à leur création. La question s’est donc posée de la fermeture forcée d’une cagnotte mise en ligne pour des raisons jugées illégales ou encore immorales.
Ordinairement, c’est l’utilisateur qui a créé la cagnotte qui décide volontairement de lui-même de la fermeture de celle-ci. En effet, en fonction des plateformes, il est libre de le faire à tout moment. Dès lors, les potentiels invités de la cagnotte ne peuvent plus y participer.
Cependant, il convient de savoir que les plateformes se réservent le droit de fermer certaines cagnottes. En effet, chaque plateforme doit disposer de conditions générales d’utilisation qui définissent les règles applicables aux cagnottes. De plus, elles peuvent être responsables du maintien de cagnottes qui violeraient la loi.
En effet, toute création de cagnotte en ligne doit respecter un cadre juridique contraint souvent inconnu des personnes qui les créent ou y participent.
En premier lieu, tout créateur de cagnotte en ligne doit respecter impérativement les dispositions de l’article 1162 du Code civil aux termes duquel « Le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties. ». Il faut savoir que cette notion d’ordre public est large et englobe la notion de « bonnes mœurs », celles-ci pouvant se définir par l’ensemble des règles imposées par la morale qui échappent à la volonté des parties qui ne peuvent y déroger contractuellement. Elles sont nécessairement liées à l’évolution de morale de la société. Telle situation condamnable au titre des bonnes mœurs il y a 50 ans ne l’est plus aujourd’hui à la suite de l’évolution des mœurs.
Cependant, il faut garder à l’esprit que la notion d’ordre public va de pair avec celle de bonnes mœurs. Ainsi, l’article 6 du Code civil s’y réfère en visant les deux notions : « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs. ».
Il s’évince donc de ces dispositions que la cagnotte qui est créée ne doit pas être pas contraire à l’ordre public ni, plus généralement, enfreindre la loi et les bonnes mœurs.
En deuxième lieu, le créateur de la cagnotte doit respecter les dispositions de l’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse qui dispose :
« Il est interdit d’ouvrir ou d’annoncer publiquement des souscriptions ayant pour objet d’indemniser des amendes, frais et dommages-intérêts prononcés par des condamnations judiciaires, des amendes forfaitaires, des amendes de composition pénale ou des sommes dues au titre des transactions prévues par le Code de procédure pénale ou par l’article 28 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits sous peine de six mois d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, ou de l’une de ces deux peines seulement.
Le fait d’annoncer publiquement la prise en charge financière des amendes, frais, dommages-intérêts et autres sommes mentionnés au premier alinéa du présent article est sanctionné des mêmes peines. »
Il faut savoir que cet article 40 a été modifié par l’article 175 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté suite à un amendement sénatorial. Il a ainsi étendu le champ de la répression de l’infraction initiale afin de sanctionner le fait d’annoncer la prise en charge des amendes, frais et dommages et intérêts. Il en ressort qu’une cagnotte créée pour venir en aide à une personne poursuivie pénalement ne peut, en tout état de cause, servir à payer ses condamnations pénales. Par contre, elle peut servir à payer les frais d’un avocat pour sa défense.
La jurisprudence sanctionnant les cagnottes irrégulièrement créées est très limitée du fait que les créateurs les ferment le plus souvent rapidement lorsqu’elles deviennent polémiques avant toute fermeture judiciairement ordonnée.
Nous citerons pour illustrer cette jurisprudence deux décisions.
Tout d’abord, une très vieille de décision rendue le 13 mai 1948 par la cour d’appel d’Alger. Cette juridiction avait jugé à l’époque qu’une souscription publique ouverte au cours d’une réunion et tendant à fournir à un condamné les fonds nécessaires pour se pourvoir devant une juridiction supérieure ne tombait pas sous le coup de cet article 40 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée. Dans cette même décision, la cour indiquait en revanche, que cette même cagnotte ne pouvait pas servir aux paiements des frais découlant d’une éventuelle condamnation (Alger, 13 mai 1948, Dalloz, somm. 34). La position jurisprudentielle soixante quinze années plus tard n’a pas évolué sur ce dernier point.
La deuxième décision est plus récente et topique au regard de notre société contemporaine et de son évolution vers les technologies numériques. Elle a été rendue le 6 janvier 2021 sur le fond en matière civile par le tribunal judiciaire de Paris à propos d’une cagnotte d’entraide pour soutenir un gilet jaune dans une opération dénommée « Soutient un boxeur gilet jaune ». Le bénéficiaire était un ancien boxeur soupçonné d’avoir frappé des policiers qui se trouvait en garde à vue. Les policiers avaient dénoncé une « prime à casser du flic ».
Suite à la suspension de la cagnotte et au refus de verser les sommes sollicitées, la société Leetchi a été assignée devant le tribunal judiciaire parisien aux fins de constater la légalité de la cagnotte ouverte pour soutenir la famille de Monsieur A. et condamner ladite société à verser la somme cagnottée à la requérante Madame D.
La juridiction a prononcé la nullité du contrat de création de cagnotte en ligne conclu entre la SA Leetchi et Monsieur A. et ordonné à la SA Leetchi de restituer à l’ensemble des participants de la cagnotte les fonds collectés en vertu du contrat annulé.
La motivation du tribunal mérite d’être exposée car elle illustre la notion d’ordre public mentionnée par les articles 1162 et 6 du Code civil ainsi qu’en filigrane les exigences d’objectif contenues dans l’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée.
Tout d’abord, s’agissant de l’objet de la cagnotte litigieuse, la juridiction parisienne a constaté qu’il ressortait que « (…) l’objet de la cagnotte (…) n’était ni de financer les honoraires d’avocats exposés par M. A., ni de soutenir matériellement son épouse et sa famille (…) afin de compenser les pertes financières engendrées par un éventuel emprisonnement à venir alors qu’il n’était pas encore interpellé. »
En deuxième lieu, pour apprécier le but réellement poursuivi par la cagnotte, la juridiction s’est livrée à la détermination du périmètre ainsi que contenu du soutien par rapport au cadre légal. Il a rappelé à cet effet que « l’article 1162 du Code civil dispose que le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties. »
En tout état de cause, pour le tribunal judiciaire de Paris, « la défense de l’ordre public et de l’intérêt général doit nécessairement primer sur les intérêts particuliers et les contrats qui les expriment et ce, même à l’égard du contractant qui n’entendait pas volontairement y porter atteinte. »
Enfin en troisième lieu, il a relevé qu’il était établi dans les faits soumis à son appréciation que « la collecte de fonds » créé par Monsieur A. heurtait « suffisamment la moralité et l’ordre public pour être considéré comme un but illicite. »
Il a rappelé cependant dans son jugement que « la cagnotte ne contrevient pas aux dispositions de l’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dès lors qu’il ne s’agissait pas d’organiser une souscription pour payer des condamnations déjà intervenues. »
Autrement dit l’irrégularité d’une cagnotte peut intervenir soit au regard des articles 1162 et 6 du Code civil pour violation de l’ordre public avec le risque très probable du prononcé de la nullité du contrat de création de ladite cagnotte, soit sur le fondement de l’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée sur la liberté de la presse lorsque cette cagnotte vise à assurer la prise en charge des frais de condamnation financière de nature pénale qui sont infligés par une juridiction à une personne donnée.
En conclusion, une cagnotte en ligne ne peut en aucun cas porter atteinte à l’ordre public pris au sens large du terme. Elle ne peut servir à financer des dépenses directement ou indirectement en relation avec des condamnations judiciaires (amendes, frais et dommages et intérêts mentionnées par l’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée. Les créateurs de cagnotte doivent donc être particulièrement vigilants sur l’objet de la cagnotte qu’ils créent et promeuvent en affectant clairement les sommes récoltées à des dépenses licites.
Attention donc au retour de manivelle car la juridiction peut ordonner aux auteurs de cette cagnotte illicite et à la plateforme concernée de restituer aux différents contributeurs l’intégralité des sommes récoltées, avec des risques sérieux collatéraux de condamnations civiles et/ou pénales des protagonistes à l’origine de cette opération illégale.
Référence : AJU377313
