Loi Sapin II contre la corruption : une révolution du droit pénal ?

Publié le 09/11/2016

À l’issue d’une ultime lecture le 8 novembre, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi Sapin II sur la transparence. À la clé, la création d’une agence anticorruption, un statut particulier pour les lanceurs d’alertes, mais aussi l’introduction de nouveaux mécanismes juridiques qui pourraient bien constituer une mini-révolution dans la matière pénale.

Après de multiples allers-retours entre les deux chambres parlementaires et plusieurs commissions mixtes paritaires, le projet de loi Sapin II sur la transparence et la lutte contre la corruption a finalement été voté ce mardi 8 novembre par l’Assemblée nationale. Une loi qui a pour objectif, selon le ministre des Finances Michel Sapin, de « mettre la France au niveau des meilleurs standards internationaux ». On remarquera le virage pris par le législateur en matière de lutte contre la corruption qui s’inspire directement des lois anglo-saxonnes tels que le Foreign Corrupt Practice Act (1977) américain et le Bribery Act (2010) britannique. Outre la création d’un statut pour les lanceurs d’alertes (en partie vidé de sa substance par les navettes parlementaires) et d’une agence anticorruption, la loi oblige en effet les grandes entreprises à prévenir le risque de corruption par la mise en place d’un programme de « compliance » (mise en conformité). Mais surtout, elle instaure pour la première fois en matière de droit pénal, une transaction qui permettra à l’entreprise inquiétée de se mettre en règle sans avoir à reconnaitre juridiquement sa culpabilité, le tout en s’acquittant d’une amende négociée avec le parquet. Ces mécanismes créent de nouveaux rôles pour les acteurs traditionnels de ce type de procédure, que ce soit les avocats, les juges ou les présidents des tribunaux de grande instance. Me Jean-Pierre Grandjean, avocat au barreau de Paris et membre du conseil de l’Ordre, a suivi au plus près les travaux sur la loi et l’étude de ses conséquences, il était à ce titre le modérateur d’une conférence traitant la question lors du 2e Congrès des avocats. Pour les Petites affiches, il a accepté d’apporter son éclairage sur les changements que la nouvelle loi va engendrer.

Les Petites Affiches – Les dispositions de la loi Sapin II contre la corruption sont-elles une révolution dans la poursuite de ce type de pratiques ?

Jean-Pierre Grandjean – Le mot révolution convient plutôt bien, une révolution dans notre droit pénal en tout cas. Ensuite, est-ce que la loi provoquera des changements dans les mœurs et la pratique ? C’est une autre question à laquelle il est trop tôt pour répondre. Le droit pénal français a toujours visé à rechercher, poursuivre et sanctionner des délits : les policiers enquêtent, le procureur poursuit, les avocats défendent et les juges sanctionnent. Dans ce schéma, les justiciables sont logiquement tentés de cacher leurs délits. Aujourd’hui, on se dirige vers un autre système, d’inspiration directement américaine, où l’on impose au justiciable, en l’occurrence les grandes entreprises dans ce projet de loi, de prévenir le risque pénal sous peine de sanctions. Il s’agit, au cas présent, de la corruption ou de délits voisins et du blanchiment d’argent. Cela implique la mise en place, dans les entreprises, de programmes de conformité (un mot inspiré du concept anglais de « compliance ») sous le contrôle d’une autorité de régulation. Ce sera l’Agence anticorruption qui aura des pouvoirs de contrôle et de sanctions.

LPA – Quelle est la place des lanceurs d’alertes dans ce nouveau système ?

J.-P. G. – Un dispositif d’alerte devra être mis en place au sein des entreprises, qui permettra aux salariés ou dirigeants de signaler un délit. Le lanceur d’alertes sera protégé par un statut spécifique. Aux États-Unis, on va encore plus loin puisque l’on rémunère les lanceurs d’alertes. Lorsqu’une alerte se déclenche au sein d’une entreprise, celle-ci va vérifier la véracité de l’alerte ; elle se tourne vers des avocats pour recueillir leur avis, en fait et en droit, sur l’existence d’un délit. Si la conclusion, après une enquête interne, est qu’un délit a été possiblement commis, l’entreprise pourra rechercher une transaction avec les autorités de poursuite. C’est là que réside la principale innovation. Dans le dernier texte, son nom est la « convention judiciaire d’intérêt public », avec la particularité que cette transaction pénale s’effectue sans reconnaissance de responsabilité pour l’entreprise. Donc sans inscription au casier judiciaire ni de risque de se voir écarter de certains marchés ou appels d’offres. Cette transaction pénale devra comporter deux éléments : le versement d’une amende qui pourra être importante puisque le plafond prévu est de 30 % du chiffre d’affaires ; et l’obligation pour l’entreprise de mettre en place ou renforcer son programme de conformité, ce qui s’effectuera sous le contrôle de l’Agence anticorruption. La transaction devra prévoir aussi l’indemnisation de la victime, si elle est identifiée. Enfin, l’accord sera homologué par le président du tribunal de grande instance.

LPA – Quel est l’intérêt pour l’entreprise d’une transaction au lieu d’une condamnation ?

J.-P. G. – Ça lui permet d’éviter plusieurs choses : les interdictions ou suspensions d’activité d’abord. Mais aussi une certaine publicité, même si ce point est relatif puisque l’audience d’homologation de la transaction sera publique. Cela permet, malgré tout, d’éviter l’étalage du procès sur la place publique. L’on constate, sur la scène internationale, un mouvement qui pousse les entreprises à être plus enclines à l’éthique des affaires. Cette logique permet de voir un délit de corruption sous l’angle de l’accident pour l’entreprise. Plutôt que de subir la longueur et les aléas d’un procès, elle peut régler plus rapidement cet accident et maîtriser son risque. C’est l’entreprise qui décidera de révéler ou pas aux autorités les éléments qu’elle possède, qui acceptera de transiger et fera le nécessaire pour se mettre en conformité.

LPA – Existe-t-il d’autres pans du droit français ayant déjà adopté cette nouvelle philosophie ?

J.-P. G. – Si ce mécanisme est complètement nouveau en droit pénal, on le retrouve dans au moins deux autres domaines : le droit de la concurrence et en droit boursier. Devant les autorités de la concurrence, française et européenne, des mécanismes comparables existent, comme devant l’Autorité des marchés financiers (AMF) où cela vient d’être étendu aux délits d’initiés. Aux États-Unis, tout se règle comme cela, nous en sommes encore loin en France.

LPA – Pourquoi cette loi était-elle nécessaire, et comporte-t-elle un enjeu international ?

J.-P. G. – La France est signataire depuis quinze ans de la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption. Or elle n’a pratiquement jamais condamné d’entreprises pour corruption. Il faut rappeler les mauvais classements de notre pays en termes de corruption. Transparency International nous place en 23e position, largement derrière les États d’Europe du Nord, l’Allemagne ou le Royaume-Uni. C’est l’une des raisons pour lesquelles certaines entreprises françaises vivent « l’enfer » des procédures américaines. Les États-Unis, estimant le système français peu efficace, considèrent que la corruption est mieux traitée chez eux qu’en France. Aux États-Unis, un tribunal peut se déclarer compétent s’il estime qu’il est mieux placé qu’un juge d’un autre pays, même si le lieu du délit n’est pas le territoire américain. Cette loi permettra donc d’améliorer la situation.

LPA – N’y a-t-il pas un changement de paradigme dans le rôle de l’avocat ?

J.-P. G. – C’est certain, mais les avocats ne sont pas les seuls concernés. C’est un aussi un changement profond pour les juges. Le parquet aura un rôle nouveau, à côté de son rôle traditionnel d’autorité de poursuite. Il conclura avec les entreprises des transactions pénales sans reconnaissance de responsabilité. C’est très différent de l’actuelle comparution sur reconnaissance volontaire de culpabilité. Et cela, dans des domaines techniques où les enjeux sont importants. Certains se posent d’ailleurs la question s’il ne devrait pas y avoir des juridictions spécialisées pour ces transactions pénales. Le président du tribunal de grande instance a également un rôle nouveau puisqu’il lui revient d’homologuer ces transactions. Et bien évidemment, c’est aussi un changement de paradigme pour l’avocat qui ne va plus seulement défendre son client, mais l’assister dans le traitement du risque pénal. Ainsi, les enquêtes internes au sein des entreprises, qui seront menées par des avocats soumis au secret professionnel, sont un élément-clé des programmes de compliance. Négocier une transaction pénale avec le parquet, sans reconnaissance de responsabilité, est également une nouveauté. Enfin, lorsque l’accord aura prévu de renforcer la conformité sous le contrôle de l’agence anticorruption, celle-ci fera appel à ce que les Américains appellent un « monitor ». Il peut s’agir d’un avocat spécialisé, nommé par l’autorité de régulation pour vérifier en son nom que le programme de conformité a bien été mis en place ou renforcé.

LPA – Quelle est la position des avocats sur ce texte ?

J.-P. G. – Les barreaux conservent une vision classique de l’avocat, dans son activité de défense. Cet avocat existe toujours, bien sûr, mais il n’est plus le seul depuis 1991 : à peu près la moitié du barreau parisien ne porte jamais la robe. Les élus de la profession sont souvent des avocats du contentieux, le barreau d’affaires est moins présent dans nos instances représentatives. On entend parfois que l’avocat pourrait « perdre son âme » avec ces nouvelles activités. Nous sommes cependant nombreux à penser qu’il n’en est rien. Ces activités peuvent être exercées dans le plein respect de notre déontologie. C’est le socle commun des activités de défense et de conseil. La profession d’avocat est, à maints égards, en pleine mutation. Elle doit évoluer, dans le respect de nos valeurs. À Paris, le conseil de l’Ordre a dit que les enquêtes internes entrent dans le champ d’activité professionnelle de l’avocat et a récemment arrêté des recommandations déontologiques pour cette activité (annexe XXIV du RIBP).

LPA – Le statut de lanceur d’alertes semble aussi avoir provoqué certains remous…

J.-P. G. – La question se pose de savoir si les lanceurs d’alerte profitent d’une trop grande notoriété. Cette recherche de notoriété pouvait être, pour eux, une manière de se protéger. À partir du moment où ils auront un statut, il y aura moins de raison de faire appel à la presse pour déclencher une affaire. Ce à quoi la profession s’est radicalement opposée c’est que dans les premiers projets de loi, les salariés exerçant dans une structure soumise au secret professionnel pouvaient être des lanceurs d’alertes. Ainsi, le salarié d’un cabinet d’avocats aurait pu devenir un lanceur d’alerte protégé. C’est totalement inconcevable puisque nos structures sont légalement soumises au secret professionnel. Ce point n’est cependant plus d’actualité puisqu’un amendement de la loi Sapin II exclut du statut de lanceur d’alerte un salarié violant le secret professionnel.

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