Seine-Saint-Denis (93)

« L’éducation populaire permet de briser la glace »

Publié le 18/02/2021

Chaque année, le concours Créatrices d’avenir, organisé par Initiative Île-de-France, met à l’honneur l’entrepreneuriat au féminin. Il permet de découvrir des parcours hors des sentiers battus, et des projets innovants. Parmi les 15 finalistes de cette édition, trois entrepreneuses sont originaires du Grand Paris. Isis Emam, fondatrice de l’association Farda, concourrait dans la catégorie « quartier ». Elle présente l’objectif de son association : parler de santé sexuelle et de relations intimes avec des exilés, grâce aux outils de l’éducation populaire.

Les Petites Affiches : Quel est votre parcours ?

Isis Emam : J’ai travaillé pendant 3 ans dans le domaine du droit d’asile dans une administration française. Je travaille aujourd’hui dans un comité médico-social de santé pour les personnes migrantes. J’ai créé l’association Farda en février dernier avec une équipe multiculturelle. Nous sommes, parmi une dizaine de bénévoles réguliers, autant d’hommes que de femmes, autant de Français que d’exilés. Cette association promeut la santé sexuelle pour toutes. Ses missions sont : sensibiliser, former et faire ensemble. En 2020, nous avons donné plus de 20 ateliers et accueilli 90 participants.

LPA : Qu’est-ce qui vous a poussé à créer cette association ?

I.E. : Je n’ai pas eu l’idée toute seule. Il y a quelques années, je donnais bénévolement des cours de français à des personnes migrantes. J’étais en contact avec la communauté afghane, et j’ai rencontré, par des amis communs, un réfugié afghan qui avait travaillé dans son pays comme conseiller interculturel pour l’armée américaine. Il était donc arrivé en France avec une bonne connaissance de la culture occidentale. Il voyait que ses amis prenaient des risques pour leur santé sans le savoir, et qu’ils se posaient énormément de questions sur les relations avec les femmes. Le simple fait de faire la bise, de toucher une femme si près sans comprendre ce que cela signifie, les déstabilisait. Il m’a fait part de cela, et nous avons commencé à structurer une idée de projet. Nous avons fédéré d’autres exilés pour identifier leurs besoins. Ayant travaillé à leur contact pendant longtemps, j’ai un réseau important dans plusieurs communautés. J’ai fait parvenir un questionnaire à une soixantaine de personnes, mené des entretiens individuels et de groupe, ce qui nous a permis d’identifier les besoins et les envies de ces personnes.

LPA : Comment menez-vous votre action de sensibilisation ?

I.E. : Notre première mission est de sensibiliser les exilés à la santé sexuelle. Nous parlons de vie affective et sexuelle, de genre, de sexualité, par le biais d’ateliers organisés pour les exilés. Il est bien sûr question des infections sexuellement transmissibles (IST) et du Sida, mais pour nous, la santé sexuelle n’est pas réductible à l’absence de maladie. Il s’agit également de pouvoir se protéger contre les violences conjugales, d’avoir une vie affective et sexuelle épanouissante et sécurisante. Nous abordons des notions comme celles du consentement, de la sexualité positive, des violences sexistes, des violences gynécologiques. Nous utilisons deux techniques pour libérer la parole sur ces sujets sensibles. D’abord, les outils de l’éducation populaire : forums, théâtre, arts plastiques, nous donnent une porte d’entrée sur ces thématiques intimes. En outre, nous faisons intervenir des médiateurs sociolinguistiques et culturels, qui viennent des mêmes communautés que ces exilés. Ils traduisent à la fois les mots et les concepts, par exemple, la notion d’adolescence qui n’existe pas dans toutes les cultures. Cela nous permet d’avoir des échanges plus justes.

LPA : En quoi consistent vos autres missions ?

I.E. : Notre deuxième mission est de former des professionnels qui hébergent les exilés et travaillent avec les réfugiés. Nous les sensibilisons à l’exil et à l’interculturalité pour qu’ils et elles puissent mieux gérer les difficultés rencontrées dans leurs activités professionnelles. Par exemple, s’il y a des cas de harcèlement ou que des propos sexistes sont tenus dans une structure d’hébergement, ce n’est alors pas toujours facile d’avoir le comportement approprié. Nous formons des exilés pour qu’ils puissent à leur tour devenir des médiateurs et des médiatrices socioculturels.

Nous avons d’autre part des missions transversales. Nous avons ainsi une mission de soutien psychologique aux victimes de violences sexuelles. Une psychologue clinicienne les accueille une fois par semaine. Parmi ces victimes, il y a des hommes, qui sont venus nous expliquer leur mal-être et leurs interrogations. Nous avons enfin une mission de lien interculturel. Nous organisons des défis, des rencontres, des sorties, pour permettre des échanges entre les Français, les locaux et les nouveaux arrivants.

Dessin représentant un théâtre de plein air avec en premier plan un banc et un public dessus
Good Studio / AdobeStock

LPA : En pratique, à quoi ressemble l’éducation populaire ?

I.E. : L’éducation populaire repose sur des outils comme le théâtre, les quiz, les jeux sur les stéréotypes qu’on peut avoir sur les hommes et sur les femmes, etc. Nous structurons les ateliers en plusieurs parties. Nous commençons toujours par une partie informelle de jeu ou de convivialité qui permet de briser la glace. Je vous donne un exemple : nous sommes intervenus dans une structure qui accueillait des femmes, dont beaucoup avaient eu des problèmes gynécologiques tels que des fibromes. Nous avons d’abord fait un origami sur le sexe de la femme. Le pliage permettait de voir le clitoris, la vulve, le vagin. Les questions sont venues ensuite naturellement. Nous avons fait témoigner une bénévole de l’association atteinte d’endométriose. Elle s’est confiée sur ses mauvaises expériences, a donné des conseils, leur a expliqué qu’elles ne devaient pas avoir mal pendant les examens médicaux, qu’elles pouvaient refuser d’être auscultées si elles ne se sentaient pas bien. En troisième partie, nous avons parlé des préservatifs à travers un jeu de théâtre. Les femmes avaient beaucoup à dire sur leurs expériences. Nous abordons différents sujets par atelier, en pensant que certaines personnes ne suivront peut-être qu’un atelier.

LPA : À quel rythme vous réunissez-vous ?

I.E. : Hors confinement, nous proposons un atelier par semaine organisé par la Maison des réfugiés, un lieu situé dans le XIVe arrondissement et cogéré par Emmaüs, la ville de Paris et l’association Singa, qui œuvre pour créer du lien entre personnes migrantes et sociétés d’accueil. Nous faisons également des interventions dans des structures qui travaillent avec les exilés et nous demandent d’intervenir. Ces structures, qui ont déjà leur public, viennent à nous après nous avoir connus sur les réseaux sociaux, ou parce qu’elles entendent parler de nous par des exilés. Cela marche également dans l’autre sens. Les structures d’hébergement qui nous suivent et nous soutiennent nous font connaître auprès des personnes hébergées.

LPA : La première année d’activité de votre association a été marquée par le confinement. Comment avez-vous vécu cette période ?

I.E. : Nous avons mis sur pied un challenge interculturel pendant le premier confinement. Une personne française et une personne exilée échangeaient sur la santé sexuelle dans leurs pays respectifs. Les conversations portaient sur les choses de la vie quotidienne, avec des questions sur le nombre de divorce, ou la présence ou non de préservatifs en magasins. Ensuite, ils ont participé à un quiz. Enfin, ils ont mis en place une œuvre artistique. Nous avions choisi le thème des relations amoureuses et amicales pendant le confinement. Certains ont fait des poèmes, d’autres des dessins ou des montages photos, qu’ils ont mis en commun en ligne, ou par WhatsApp ou par téléphone. Pendant ce deuxième confinement, nous avons mis en place des ateliers de théâtre en ligne, animés par un exilé qui travaillait dans ce milieu dans son pays. L’atelier portait sur les cyberviolences sexistes.

LPA : Quels retours avez-vous de vos actions ?

I.E. : Notre approche fonctionne. Le fait que des exilés soient impliqués dans l’association donne une forme de confiance, de même que les temps informels, pour prendre le goûter ou discuter dans un parc, qui permettent à une relation de s’installer. Les outils d’éducation non formelle et populaire sont précieux. Les personnes se rendent compte que c’est une opportunité pour eux de poser des questions. J’avais été surprise, lors du premier atelier de recevoir des questions si ouvertes.

LPA : Pourquoi avoir postulé au concours Créatrices d’avenir ?

I.E. : Je trouve important de mettre à l’honneur des projets portés par des femmes. J’ai d’ailleurs été ravie de découvrir les projets d’entreprises et d’associations portés par d’autres créatrices. J’habite à Saint-Denis dans un quartier populaire, et j’ai donc postulé dans la catégorie « quartiers ». Je trouve important de porter des projets par et pour les personnes qui viennent de ces quartiers. Les exilés y vivent et il est important qu’ils puissent y bénéficier de services, d’associations, qu’ils aient accès à leurs droits.

Le concours est ouvert aux associations comme la nôtre, car nous souhaitons avoir un modèle de financement hybride. En plus des subventions, nous souhaiterions vivre de la prestation de services auprès des structures qui hébergent les exilés.

LPA : Qu’attendez-vous du concours ?

I.E. : Avant même d’avoir les résultats et de savoir qui a remporté les trophées, cela m’a déjà permis de découvrir d’autres projets et des entrepreneuses que je souhaiterais suivre et soutenir. Et puis, je me suis entraînée à « pitcher » mon projet devant des personnes travaillant dans des banques, des personnes venant d’un monde que je n’ai pas l’habitude de fréquenter.

LPA 18 Fév. 2021, n° 158t0, p.8

Référence : LPA 18 Fév. 2021, n° 158t0, p.8

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