Les « tiers-lieux » du 93 inspirent le gouvernement
Le secrétaire d’État chargé du numérique, Cédric O, était en visite à Montreuil le 25 octobre dernier pour découvrir les « tiers-lieux » de la ville. Nous l’avons suivi dans les couloirs d’Ici Montreuil, un espace de 1 800 mètres carrés réunissant artistes, artisans et startuppers, pilier d’une nouvelle économie, numérique et collaborative.
Autour de la machine à café, quelques hommes en baskets discutent nonchalamment, leur mug à la main. Tous ont à peu près le même âge, le même style vestimentaire. Il y a là de jeunes entrepreneurs en gros pull, un secrétaire d’État, Cédric O, veste de costume cassé par un chèche en coton, des journalistes venus rendre compte de cette rencontre informelle. Nicolas Bard, barbe de plusieurs jours et bonnet vissé sur les oreilles, est le cofondateur de ce lieu de 1 800 mètres carrés, situé près de la porte de Montreuil, à quelques encablures du boulevard périphérique. Pour lui ce petit-déjeuner debout est à l’image de sa structure, où, assure-t-il, se « retrouvent des artisans, des représentants de l’État, des demandeurs d’emploi ». « On réunit la France, quoi », résume-t-il fièrement.
Le gouvernement semble de son avis, qui s’intéresse de près aux espaces de coworking fleurissant partout sur le territoire, et particulièrement dans la petite couronne. On les appelle les « tiers lieux », traduction de l’anglais « third place ». Derrière ce vocable un peu flou, un concept simple : partager à plusieurs un lieu de travail pour mettre les outils coûteux en commun et créer des synergies permettant de monter des projets ensemble. Les personnes qui s’y installent, sur la durée ou ponctuellement, ont à cœur de développer une activité, se former, explorer de nouvelles idées… « On voit bien ici comment ça se passe : il y a des stratuppers, des artisans d’art qui ont besoin de matériel pour leur prototype. Cette hybridation est intéressante », commente le chargé de communication du secrétaire d’État.
Ici Montreuil, que ses fondateurs définissent comme une « manufacture collaborative et solidaire réunissant les métiers du Faire », est un lieu où se développe une économie nouvelle. Pionnier de ces tiers lieux, cet immense hangar sommairement aménagé rassemble aujourd’hui 90 adhérents et 110 savoirs faire. « Il n’y a pas grand-chose que l’on ne sache pas faire », affirme Nicolas Bard. C’est un lieu de travail mais aussi de formation. Pour le rejoindre, artisans et artistes free-lance sont prêts à débourser chaque mois près de 400 euros pour un atelier, et 260 euros pour une place de bureau. Une formule qui fonctionne. Ici Montreuil a essaimé, créant des lieux similaires à Nantes, Marseille et Aix-en-Provence. À la demande du ministre, le maître des lieux détaille son fonctionnement : 30 % des revenus viennent des abonnements, 20 % des formations payées par pôle emploi à des publics en difficultés, 50 % viennent de la conception.
Les présentations faites ; la petite délégation commence la visite. Un escalier en béton mène au sous-sol, un grand espace ouvert où deux trentenaires taillent des planches de bois, écouteurs sur les oreilles : Éric, designer, et Julien, ébéniste. Les deux se sont rencontrés sur les lieux et ont créé ensemble une entreprise d’aménagement, qui emploie aujourd’hui 5 personnes. Une success story comme les tiers-lieux les aiment. « C’est cool ! », s’enthousiasme le ministre, en regardant les ébénistes travailler derrière les baies vitrées.
Dans une grande pièce à charpente métallique, deux designers tout juste sortis d’école présentent un tabouret qu’ils vont présenter à un concours en Allemagne. Ils expliquent travailler à partir de matériaux naturels ou recyclés. « Un de nos amis nous fournit une pâte élaborée à partir de déchets ménagers broyés », précise la jeune fille. Dans un autre coin de la pièce, deux trentenaires, un ingénieur et un travailleur associatif, exhibent fièrement un petit manège en bois. Il a été imprimé en 3D. « La machine imprime à partir d’un fichier 3D qui met les points dans l’espace. Cette technologie est en train d’arriver dans les foyers », assure l’un des deux acolytes. « Il y a près de 100 imprimantes 3D chez les particuliers aujourd’hui, le marché augmente de 30 % chaque année ». Leur projet surfe sur cette vague. Les deux jeunes ont ainsi conçu un kit de six objets à imprimer chez soi. Vendu au prix de 35 euros, il est actuellement testé dans les magasins Cultura.
La visite se termine dans un showroom avec tuyauterie apparente, située à l’entrée des lieux. Y sont exposés d’anciens fauteuils customisés, de grosses lampes de style industriel, de petits objets de décoration. Une exposante présente ses dernières œuvres : des portes de buffet en bois travaillé pour former des motifs pop à installer sur des meubles de grandes surfaces et vendues 300 euros l’unité. Cette commerçante, reconvertie dans l’artisanat après une carrière menée tambour battant dans les ressources humaines de grands groupes français, vante les mérites d’Ici Montreuil, pilier de sa réinvention professionnelle. « La conception est faite sur ordinateur, les finitions à la main. Je n’aurais jamais pu, seule, acheter une fraiseuse numérique », explique-t-elle. Si elle juge le lieu très adapté pour développer des prototypes, elle estime qu’il manquera de machine pour la suite. « Il manque en France des lieux pour produire les premières séries, de 10 à 200 exemplaires », avance-t-elle. Nicolas, le fondateur, pointe, lui, une autre limite. « On arrive à réunir une grande diversité de personnes, mais jusqu’à maintenant, nous n’avons pas réussi à attirer les populations des quartiers populaires ». Vivier de la nouvelle économie numérique, Ici Montreuil est aussi une parfaite illustration des clivages de Montreuil et des villes de banlieue aux portes de Paris. Classes populaires et population gentrifiée y coexistent dans des espaces différents, sans réellement se croiser.