Les tiers-lieux, un modèle pour le monde d’après
Quel est le point commun entre Glazart (Paris XIXe), la Recyclerie (Paris XVIIIe), Le Pavillon des canaux (Paris XIXe) et la Cité fertile (Pantin) ? Un homme, Stéphane Vatinel, directeur de Sinny & Ooko : en pensant des tiers-lieux dans des friches ou des quartiers dits sensibles ou précarisés, il travaille à une économie environnementale, sociale et solidaire.
« Ma place est ici : en pleine ville, en plein siècle. Près du béton, de l’acier, de l’asphalte, des feux rouges, des métros, des boutiques, des voitures, des bidonvilles, des motos, des drugstores et compagnie… J’y retrouve mon rythme, mon blé, mon eau, mes herbes, tous mes oui, tous mes non ! », pouvait-on lire dans La Cité fertile d’Andrée Chédid, ce qui a inspiré un lieu devenu cher aux Franciliens, niché le long des rails menant à la gare de l’Est, à Pantin.
Depuis 2018 et dans le cadre du développement des villes durables, près du quartier des quatre chemins, l’ancienne gare de marchandises de la SNCF s’est muée en espace de convivialité d’un nouveau genre avant de devenir un écoquartier. Un « tiers-lieu » comme on l’appelle, avec une pépinière d’entreprises, une brasserie locale (450 000 litres brassés sur place en 2019), un restaurant, un jardin et une serre (250 essences de plantes), des espaces partagés pour faire du sport, jouer, se former ou participer à des conférences, un marché hebdomadaire, des soirées, une scène… En bref, un hectare aménagé comme une agora comme au temps jadis, dédié au développement durable et au vivre ensemble 2.0. La distanciation sociale obligatoire n’empêchera pas les Franciliens et surtout les Franciliennes de s’y rassembler pour le Empow’her festival, les 18, 19 et 20 septembre prochains. Trois jours « dédiés aux femmes qui changent le monde », avec des tables-rondes, des conférences et des ateliers.
Des concerts aux cours de perceuse
Ce projet ambitieux, est le dernier né d’une longue série de projets menés par l’opérateur culturel un brin chamane, Stéphane Vatinel, qui, depuis 20 ans, s’est forgé une spécialité : transformer une friche urbaine en ruche à idées. Il avait 25 ans quand avec des amis, il a repris un espace vide de la Porte de la Villette pour le transformer en espace culture, le Glazart. « C’était en 1992, la Mairie de Paris nous avait proposé cet espace pour quelques années, ce devait être transitoire », se souvient-il. « On en a fait un lieu de défrichage artistique, on accueillait des spectacles de danse, de théâtre, de musique des expos. Aujourd’hui, c’est une institution pour les cultures alternatives. Le transitoire est devenu permanent ». Il quitte l’association après avoir acquis en 2003 avec ses compagnons du Glazart, la salle du Divan du Monde, dans le quartier de Pigalle. Sous son impulsion, la salle accueille de très nombreux concerts gratuits, des contenus musicaux et des festivals d’avant-garde.
En 2008, on lui propose un défi : réhabiliter un ancien centre d’aide pour le travail, quai de Jemmapes. Mais le cahier des charges technique rend la tâche compliquée : le lieu ne doit pas accueillir de concerts, ni de spectacles et doit devenir un lieu à impact social. Le Comptoir général est créé et propose une offre jusqu’alors rarissime : un espace de coworking, avec un café, un dépôt de paniers AMAP, un coiffeur, un jardin. Stéphane Vatinel ne le sait pas encore mais il amorce un virage. En 2014, en lieu et place de l’ancienne gare d’Ornano, Porte de Clignancourt, il ouvre la Recyclerie. Un espace inédit et innovant basé sur l’économie circulaire qui combine plusieurs activités différentes avec un cadre juridique spécifique, taillé sur mesure : les lieux abritent en effet un café cantine, une ferme urbaine, un atelier de réparation collaboratif, un centre d’apprentissage. Un succès.
Il y a 37 000 communes en France, et chacune mérite sa recyclerie
« Il y a 37 000 communes en France, et chacune mérite sa recyclerie, une sublime aventure quand on voit le plébiscite du public », ajoute le magnat du tiers-lieu qui, depuis, a ajouté deux diamants à sa couronne. Ancienne demeure de l’intendant des canaux, construite au XIXe siècle, le Pavillon des canaux est depuis 2014, un espace de coworking qui fait aussi salon de thé, studio d’enregistrement et qui accueille des événements gratuits toute l’année.
La Cité fertile, à quelques encablures, est la dernière fantaisie du responsable de Sinny & Ooko, dont le patron reste avide de nouvelles aventures, pour préparer le monde d’après : « Au fil du temps, où la programmation culturelle est passée au deuxième plan on s’est rendu compte que ça nous permettait d’atténuer une barrière : beaucoup de personnes pensent que l’artistique ce n’est pas pour eux. Il existe un vrai plafond de verre culturel que l’on peut s’imposer tout seul dans son coin. Aujourd’hui, si on fait un atelier de perceuse ou de réparation de vélo, tout le monde vient. Ça a été une révolution pour nous : on a longtemps cru que l’universel était dans la culture mais en parlant jardinage on parle à vraiment tout le monde, c’est un programme transgénérationnel, transsocial. C’est aussi une mission de service public que l’on prétend remplir ».
Souvent accusé de favoriser la gentrification avec ses tiers lieux établis dans des quartiers populaires, Stéphane Vatinel se défend avec des arguments bien huilés : « Personne n’aurait trouvé à redire si nous avions ouvert un Burger King à Porte de Clignancourt, à côté du KFC et du Pôle emploi. Nous nous battons pour la mixité, pour que les choses changent vertueusement : à la Recyclerie, 80 % des expos sont gratuites, il n’y a pas d’obligation de consommer, l’adhésion à l’AMAP et à l’atelier de réparation est de 25 euros par an, tout le monde peut venir se réchauffer chez nous. Quant à la Cité fertile, on nous reproche le prix de notre bière, qui est locale et responsable et moins chère que la mauvaise bière du café du coin… c’est comme le froid réel et le froid ressenti : on se fait une idée des choses sans vérifier. Chez nous le prix de la bière ne sert pas au profit mais à financer un territoire ouvert aux familles des quatre chemins, et un jour on le fera en zone rurale, également ».
Préparer le monde d’après
Stéphane Vatinel est convaincu que les tiers-lieux proposent aussi un modèle pour le monde d’après : « La crise du Covid-19 le prouve : les économies doivent fonctionner collectivement et travailler les unes avec les autres. Le tiers-lieu c’est, sur un même espace, créer différents points d’économies qui ne pourraient fonctionner indépendamment mais qui ensemble forment un écosystème fiable ».
Quand les interdictions de rassemblement ont touché les activités culturelles et de restauration des tiers-lieux gérés par Stéphane Vatinel, les portes sont restées ouvertes. « L’ensemble des activités sociales, à la Recyclerie, le Pavillon des canaux et la Cité fertile, ont continué : les familles ont pu profiter des ateliers de réparation pour leurs vélos, de l’aide au devoir avec l’association Pantin Family, elles ont pu récupérer l’aide alimentaire du Secours Populaire qui distribuait chez nous, mais aussi obtenir du matériel informatique des mains de l’association 4chem1. Nous nous sommes dit : voilà c’est pour cela qu’on existe, nous mettons à disposition des murs et des territoires et les gens peuvent se les accaparer ».
S’il pense plus tard refaire racine dans la ruralité, et ouvrir des tiers-lieux loin de la région parisienne, Stéphane Vatinel permet à de jeunes pousses d’éclore à la Cité fertile. Avec ses formations de responsable ou de création de tiers-lieux, sa pépinière qui a accueilli plus de 80 entreprises liées à l’impact social, tout comme le fonds d’investissement de son incubateur des tiers-lieux qui a permis à 120 projets de voir le jour en quatre ans (ce qui a permis la création de plus de 2 400 emplois pérennes), il peut être sûr que l’exemple de ces lieux de vie se conjugue au futur.