« L’industrie manque de talents féminins »

Publié le 26/02/2021

Après une carrière dans l’industrie, Marie-Sophie Pawlak a fondé l’association « Elles bougent » pour inciter les jeunes filles à choisir des métiers techniques. Temps fort de l’année : le concours InnovaTech, qui chaque année fait plancher des lycéennes sur des projets du secteur de la French Tech. Les premières épreuves commencent à la fin du mois de février.

Illustration d'un avion dans une main
aedkafl / AdobeStock

Les Petites Affiches : Vous avez fondé l’association « Elles bougent » en 2005. Quel était votre parcours avant cela ?

Marie-Sophie Pawlak : J’ai fait des études d’ingénieur chimiste. J’ai travaillé dans plein d’usines. J’ai commencé dans une entreprise qui fabriquait des produits d’entretien. J’avais pour mission de diminuer les quantités de solvants et de rendre les produits plus efficaces que ceux de la concurrence. J’ai ensuite travaillé pendant 17 ans dans l’industrie automobile, un secteur qui ne m’intéressait pas plus qu’une autre fille et que j’ai finalement trouvé passionnant. J’ai ensuite travaillé dans l’enseignement supérieur, à l’époque où les échanges Erasmus se développaient. Je m’occupais des relations internationales et des échanges avec les établissements étrangers. J’avais également en charge les partenariats avec les entreprises. Je devais savoir quel genre d’ingénieur elles voulaient recruter dans les années à venir. Les DRH m’ont dit vouloir recruter plus de femmes, non pas pour remplir des quotas mais parce qu’ils étaient convaincus que la mixité était un atout dans l’entreprise. Ils pensaient qu’avoir une population diversifiée, à l’image de la société, rendait plus innovant et instaurait un meilleur climat social. La demande de secteurs industriels comme l’automobile, le spatial, l’aéronautique, le ferroviaire, le maritime, était particulièrement forte. Sont venus ensuite des secteurs comme le bâtiment, la construction, l’énergie, la transformation digitale. Les métiers très techniques, scientifiques, technologiques, sont particulièrement en manque de talents féminins. J’ai créé l’association « Elles bougent » en 2005 pour susciter des vocations féminines dans ces secteurs scientifiques. En 2016, je me suis consacrée à 100 % à l’association qui compte aujourd’hui 10 salariés, est parrainée par 10 ministères et organise des événements d’ampleur internationale, notamment lors du 8 mars.

LPA : Femme dans l’automobile, vous êtes un contre-exemple…

M.-S.P. : J’ai fait mon primaire et secondaire dans une école de filles. On n’avait pas de professeur homme, ce sont donc des bonnes sœurs qui m’ont appris à jouer au foot. Je ne vais pas faire l’éloge de la non-mixité, mais je me dois de dire que j’ai eu chez les sœurs des modèles de femmes qui tenaient la boutique, et faisaient tout. En usine, je n’étais au contraire qu’avec des hommes. À 23 ans, j’allais travailler avec les équipes de nuit. Un jour, un patron m’a convoquée pour me dire que le travail des femmes de nuit était interdit. Il avait été alerté sur mon cas par les délégués syndicaux. Les hommes gagnaient forcément plus d’argent que les femmes car ils faisaient un 8 de nuit, mieux payé que les deux autres.

Plus tard, je me suis penchée sur les lois. J’ai réalisé qu’avant 1870, les femmes avaient le droit de travailler en usine la nuit. Un jour, un homme a décidé qu’il fallait les protéger pour préserver leur bonne morale mais aussi pour qu’elles gardent leur capacité de fécondité. Quand on relit la loi, c’est aberrant. On le leur a interdit, non pas pour les protéger en tant que personne, mais pour protéger la natalité, donc les intérêts de la nation. Le travail nocturne des femmes a été autorisé à nouveau en 1987. Je considère que c’est une avancée qu’elles puissent travailler la nuit.

LPA : Qu’avez-vous observé pendant ces années dans l’enseignement supérieur, en lien avec les écoles d’ingénieurs étrangères ?

M.-S.P. : J’ai pu observer la manière dont les métiers étaient sexués dans le monde. Nous n’avons pas les mêmes histoires. En Inde, il y a autant de jeunes filles que de jeunes hommes à faire des cursus informatiques, mais dès qu’elles se marient, elles arrêtent de travailler. Dans les ex-pays soviétiques, l’usine n’était pas connotée, car les pères comme les mères y travaillaient. En Chine, de nombreuses femmes ont des postes à responsabilité dans des usines ou des laboratoires.

LPA : Pourquoi avoir créé l’association « Elles bougent » ?

M.-S.P. : En 2005, j’ai réalisé qu’il fallait œuvrer pour la mixité non pas dans les écoles d’ingénieur, mais en amont. Les jeunes filles se privent d’une orientation scientifique et technique par méconnaissance. Quand elles choisissent les sciences, elles optent pour ce qui consiste à prendre soin de l’autre ou de la planète : le paramédical ou les sciences du vivant. Elles n’ont en général pas d’intérêt pour la technologie. Les premiers précepteurs d’orientations, les parents et les professeurs, sont touchés par les mêmes syndromes et préjugés que leurs filles et ne leur conseillent pas ces filières. Ils les invitent à choisir des métiers qui leur permettront de concilier vie personnelle et professionnelle. À l’inverse, ils incitent leurs fils à avoir de l’ambition. Ce discours est valable mais devrait concerner tout autant les filles que les garçons. Les hommes ont le droit de concilier vie professionnelle et vie personnelle, et les femmes ont le droit, voire le devoir d’avoir de l’ambition.

Hors période de crise sanitaire, nous organisons chaque année 500 événements en face-à-face dans toute la France. L’idée est de sortir les jeunes filles du collège ou du lycée, de les faire rencontrer des étudiantes de ces filières et de leur ouvrir les portes des entreprises ou des salons comme le mondial de l’automobile, le Bourget ou Vivatech. Elles sont guidées par des femmes ingénieurs, qui sont nos partenaires et que l’on appelle « marraines ». La lumière est mise sur les parcours de ces femmes, qui peuvent faire figure de modèles. Lorsque ces marraines sont de jeunes diplômées, l’identification peut être encore plus forte. Quand on demande aux jeunes filles ce qu’elles ont préféré, c’est généralement le goûter, un moment informel où elles ont pu poser toutes les questions aux marraines. Ces dernières sont désintéressées et n’ont aucune obligation de suivi des jeunes filles. Cette relation sans enjeu est source d’inspiration.

LPA : Qu’est-ce que le challenge « InnovaTech » ?

M.-S.P. : Le concours InnovaTech a été créé en 2016, en partenariat avec la Direction générale du ministère des Entreprises et des Finances. Il est à 100 % féminin, entrepreneurial et intergénérationnel. Nous mettons les jeunes filles dans la peau d’un ingénieur le temps d’une journée. Nous créons des équipes de 6 : deux lycéennes, deux étudiantes et deux marraines. Elles vont travailler sur l’industrie du futur, ou 4.0, celle que l’on appelle aussi la French Tech.

Il s’agit de projet autour des objets connectés, de la smart city, de la médecine ou de l’alimentation intelligente. En fin de journée, les participantes « pitchent » leur projet en 6-7 minutes. Cela ressemble à une petite scène de théâtre, devant un jury qualifié, avec notamment des experts de l’industrie du futur, de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Dans chaque région, une équipe est désignée gagnante. La finale a lieu à Bercy. Les ministres viennent remettre les différents prix. C’est quand même assez ludique. Nous sommes souvent épatés de ce qu’elles arrivent à faire en une journée.

LPA : Comment s’organise cette édition 2021 ?

M.-S.P. : 7 régions se sont inscrites pour ce challenge 100 % digital. Pour la première fois, on va travailler sur Zoom. Nous sommes en train de former les équipes. Nous avons une petite expérience car nous avions dû faire la finale de 2020 en digital car il était déjà impossible de réunir 400 personnes comme les années précédentes. Les premiers challenges vont commencer le 24 février 2020 jusqu’à mi-mars et la finale aura lieu le 6 mai prochain. Les marraines ont un rôle de coordination, elles savent mener un projet et peuvent aussi impulser des thématiques, en fonction de leur domaine de compétences.

LPA : Pouvez-vous nous présenter quelques projets ?

M.-S.P. : Il y a des choses à poursuivre. On se rend compte que des graines de start-up sont semées. Les candidates prennent souvent leur territoire en considération ce qui fait que des collectivités territoriales se montrent intéressées par leurs inventions. Quelques exemples de projets : l’an dernier, les lauréates avaient inventé un dos-d’âne équipé d’un boudin d’eau. Quand les voitures passent dessus, elles exerçent une pression qui fait passer l’eau à travers des turbines et génèrent de l’électricité. Elles ont fait un prototype qui intéresse des municipalités, qui songent à l’utiliser pour éclairer des panneaux. Les lauréates de la région Midi-Pyrénées avaient, elles, imaginé un casque de pompier intelligent, relié par une application à une tablette. Celle-ci permettait au commandant des pompiers de rester à l’extérieur du brasier pour communiquer avec ses hommes. Les caserne de la région a trouvé cela très intéressant.

LPA : Savez-vous si vous parvenez à susciter des vocations ?

M.-S.P. : Au début je me suis dit que j’allais vider l’océan avec une petite cuillère. Quand on parle à des jeunes filles entre la troisième et la terminale, les entreprises peuvent espérer les retrouver au mieux cinq ans plus tard, si elles font un parcours sans faute. Il est difficile de voir le retour sur investissement. Nous avons fait des sondages : 75 % des participantes nous disent que nous les avons aidés à s’orienter. La moitié d’entre elles disent que nos événements les ont confortés dans leurs choix et 25 % disent qu’elles ont changé d’orientation. J’ai parfois des retours plus anecdotiques, mais plaisants. Une de nos jeunes marraines m’a ainsi dit qu’elle avait connu « Elles bougent » au lycée. Une autre était devenue marraine car sa fille lui avait demandé de l’être après avoir participé à l’un de nos événements. Des jeunes filles nous écrivent pour nous dire qu’elles travaillent aujourd’hui chez Dassault, qu’elles travaillent sur les Rafale…

LPA : Êtes-vous optimiste en ce qui concerne l’égalité ?

M.-S.P. : J’ai été présidente de la commission pour l’égalité femmes-hommes de la Conférence des grandes écoles. J’œuvre pour la mixité dans l’industrie et dans la tech, mais il faudrait également promouvoir la mixité dans la santé, dans le droit, dans la communication. J’ai envie de faire des « Elles bougent » dans plein de secteurs ! J’ai commencé par l’industrie car c’est le domaine que je connais, là où j’étais le plus crédible.

Il faudrait également amener les garçons vers les métiers féminins ou les métiers autrefois à dominance masculine et qui se sont féminisés à l’extrême : vétérinaire ou instituteur, par exemple. Ils se sont paupérisés en même temps qu’ils se féminisaient. Les rendre à nouveau attractifs pour les hommes passe par une revalorisation des salaires. Il faudrait légiférer davantage. Je pense qu’on est dans la bonne décennie. Je crois qu’en 2030 on sera très proche de la mixité partout, qu’on aura eu de grandes avancées dans le domaine de l’égalité.

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