« Même dans l’aéronautique, on peut percer en étant une femme »
Chaque année, le concours Créatrices d’avenir, organisé par Initiative Île-de-France, met à l’honneur l’entrepreneuriat au féminin. Il permet de découvrir des parcours hors des sentiers battus, et des projets innovants. Parmi les 15 finalistes de cette édition, trois entrepreneuses sont originaires du Grand Paris. Maud Payan, jeune femme de 27 ans, est partie à l’assaut du monde de l’aéronautique. Lauréate du trophée « Innovation », décerné le 18 décembre dernier, elle est revenue sur son parcours.
Les Petites Affiches : Pouvez-vous vous présenter ?
Maud Payan : Je suis ingénieur de formation, avec une spécialisation en aéronautique. Ce domaine m’a toujours passionnée. Je suis pilote de planeur depuis mes 17 ans. J’ai voulu faire mes études et travailler dans ce secteur. J’ai eu quelques expériences dans le domaine : j’ai fait un stage de 6 mois chez Safran, puis un autre dans un cabinet de conseil en innovation pour les start-up en aéronautique. J’ai ensuite rejoint le master X HEC entrepreneurs, en partenariat avec l’École Polytechnique et HEC. J’y ai rencontré mes associés : Anthoine Dusselier, un ingénieur issu de Polytechnique et Delphine Deleger, qui avait déjà 20 ans d’expérience dans les opérations aéronautiques, notamment chez Air France KLM.
On a monté Tarmac Technologies ensemble, car en master, on nous conseille d’avoir une idée d’entreprise. C’est un tremplin pour vous aider à la développer, à créer votre équipe et votre premier projet. On a rejoint Station F, un incubateur de start-up créé en 2017 à Paris. Nos bureaux se trouvent dans ce lieu, au sein de l’incubateur d’HEC. Nous avons choisi Aulnay-sous-Bois pour sa proximité avec Roissy, où se trouvent, en plus de l’aéroport Charles-de-Gaulle, les sièges des compagnies aériennes et des sous-traitants. La société a été officiellement créée en janvier dernier.
LPA : Quel service proposez-vous ?
M.P. : Tarmac Technologies s’intéresse aux opérations aériennes au sol. Cela recouvre ce qui se passe entre le moment où l’avion atterrit et celui où il repart. En tant que compagnie aérienne, vous voulez réduire ce temps au sol, très coûteux. Il y a une vingtaine de process à faire effectuer par une dizaine de sous-traitants : le check-in et le boarding des passagers, le chargement et le déchargement des bagages, le fueling, le vidage des eaux usées. Il faut vérifier le bon état des soutes, s’assurer que les panneaux de décompression sont en ordre, envoyer le plan de chargement au pilote. Plus d’une dizaine d’acteurs doivent se coordonner autour de l’avion sur un temps le plus court possible. Aujourd’hui, ces acteurs interagissent avec talkie-walkie et papier crayon. Il n’y a aucune traçabilité. Si vous n’êtes pas autour de l’avion, vous ne savez pas ce qui se passe en temps réel. C’est déroutant. Quand l’avion est en vol, on sait à la minute près où il est. En revanche, quand il est au sol, on ne sait pas s’il sera prêt dans 30 ou 50 minutes. Les sous-traitants, quand ils sont en retard, payent des pénalités. Il y a un vrai manque d’outils pour communiquer et traquer en temps réel ce qui se passe. On en a créé un, disponible sur une application sur tablette ou téléphone pour tous les agents de la compagnie de sous-traitance ou de l’aéroport. Ils peuvent savoir où en est chaque avion, rentrer des informations sur chaque tâche effectuée et décrire les éventuels problèmes rencontrés.
LPA : Tout est donc tracé ?
M.P. : Cela crée un dossier de vol digital. À la fin du vol, il y a normalement un rapport papier que vous envoyez par mail. Les agents ont besoin d’une demi-heure pour travailler dessus. Là, tout est fait en temps réel. Le rapport de vol s’envoie automatiquement. C’est un vrai gain de temps pour les agents et les compagnies. La donnée récoltée permet de voir sur quelles tâches on peut améliorer ses performances. Le but est de réduire le retard, d’optimiser le temps passé au sol. Si on observe qu’on a toujours cinq minutes d’avance, on peut réduire le temps au sol. Chez Air France KLM, on a ainsi réduit ce temps pour un Boeing de 2 heures à 1h50. Tous les jours, cela fait 10 minutes de gagnées. Sur l’année, cela fait un vol de plus.
LPA : Qui sont vos clients ?
M.P. : Nous vendons à la fois aux compagnies et à leurs prestataires. Le but est que cet outil soit une plateforme. La compagnie a intérêt à savoir ce qui s’est passé. Le sous-traitant a intérêt à savoir là où il est bon et là où il ne l’est pas. Chacun a intérêt à s’améliorer. Aujourd’hui, quand il y a un retard sur un avion, il a un code international entre 0 et 100 qui permet de déterminer la cause du retard. Si le prestataire n’est pas d’accord, il ne peut pas contester. Avec notre plateforme, tout le monde a la même source d’information, au même moment. Il n’y a pas de litige possible.
Cela peut également être utile aux aéroports. Avant le Covid-19, l’espace des aéroports était saturé. Les avions devaient attendre qu’un autre soit reparti pour pouvoir charger et décharger les passagers. Tant que l’avion n’a pas reculé, la tour de contrôle ne sait pas quand il va repartir. S’il est en retard, elle n’est pas la première informée. Avec l’application, elle aussi aurait une visibilité et saurait à quelle heure l’avion serait prêt à repartir. Notre but est donc de vendre l’application à ces trois acteurs que sont les aéroports, les compagnies et les prestataires. La plateforme fonctionne néanmoins avec un seul des acteurs. Il y a une plus-value si plusieurs acteurs s’y mettent. Plus vous avez de personnes dessus, plus il y a de sources d’information. S’il n’y a que le sous-traitant, il pourra optimiser ses tâches à lui, il saura s’il a respecté ou non ses objectifs et là où il peut s’améliorer.
LPA : Pourquoi avez-vous voulu lancer votre propre entreprise ?
M.P. : Dans les grosses entreprises, la plus-value de votre travail n’est pas très visible. Au jour le jour, vous n’en voyez pas l’effet. Je l’ai constaté lorsque j’étais en stage chez Safran. Les projets en électronique et défense prennent plusieurs années, portent sur des sujets technologiques de pointe. Même s’il est stimulant de travailler sur des projets aussi ambitieux, ces contraintes techniques et administratives engendrent une certaine lenteur. À l’inverse, lorsque j’ai travaillé dans une start-up sur les drones, ce que je faisais, même en tant que jeune employée, avait un impact visible, tant pour moi que pour le client. Cela bougeait vite. J’ai compris que je préférais être dans une plus petite structure, savoir ce qui se passe dans l’entreprise, la faire grandir. J’ai eu envie de me lancer, mais il fallait avoir l’idée. Ma rencontre avec Antoine et Delphine a été déterminante. Delphine, venant du milieu, avait identifié ce manque de digitalisation dans les opérations aériennes. Nous avons essayé de créer un produit qui correspondait aux besoins de ce secteur.
LPA : Pourquoi avoir postulé au concours Créatrices d’avenir ?
M.P. : Je vois comme une très bonne initiative ce concours qui met en avant les initiatives des femmes qui veulent se lancer. Pour le moment, il y a plus d’hommes dans les créations d’entreprises et les levées de fonds. Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on ne peut pas entreprendre. Notre entreprise compte deux femmes associées sur trois, et tout le monde y trouve son compte, y compris notre associé homme. Nous avions l’ambition d’avoir une équipe mixte. On veut prouver que même dans l’aéronautique, on peut percer avec une équipe féminine. Ce concours met en avant des projets de femmes très intéressants et variés. C’est pour nous à la fois une publicité et une manière de promouvoir nos valeurs.
LPA : Comment êtes-vous perçus dans le monde aéronautique ?
M.P. : Nous évoluons dans un milieu composé majoritairement d’hommes de plus de 50 ans. Les femmes ne sont pas encore considérées comme les égales des hommes. Dès que l’on a un client au téléphone, on sent s’il veut avoir une femme ou un homme en rendez-vous. Étant une équipe mixte, on en joue, car on sait qu’on ne va pas pouvoir changer les mentalités de tout le monde, notamment de nos clients les plus âgés. Il arrive qu’être une femme soit un atout. J’aimerais que ce critère n’en soit plus un. Nous n’avons pas encore trouvé l’équilibre.
LPA : Où en est votre entreprise aujourd’hui ?
M.P. : On a commencé à se déployer à l’international. Notre premier client a été Air France KLM sur les escales extérieures. Tout avion Air France qui part des aéroports d’Orly ou de Roissy fait une escale et revient. La maison mère n’est pas présente sur les escales. Air France nous a employés pour les escales à San Francisco, Boston, Miami, Washington, Toronto et Mexico. Delphine est à Boston. C’est utile d’avoir quelqu’un sur place, à cause du décalage horaire et des déplacements. Elle est plus près du terrain. On vient de recruter notre premier CDI et on travaille avec deux free lance à plein temps. Nous sommes donc 4 à temps plein et 2 externes. On aimerait être une dizaine l’an prochain. On a pour objectif d’être dans plus de 20 aéroports à la fin de l’année.
LPA : Comment la crise sanitaire vous a-t-elle impactée ?
M.P. : Nous avons lancé notre entreprise en janvier dernier. En février, nous avions deux contrats et nous étions en train de déployer notre premier produit commercial à San Francisco. Tout s’annonçait bien.
On devait retrouver d’autres investisseurs à Berlin et à Genève au mois de mars dernier. En une semaine, tout s’est écroulé. Les vols se sont arrêtés, les frontières se sont fermées. Notre marché s’est écroulé. Nos clients ont tous été au chômage partiel ou en arrêt total. Cela faisait des mois que nous travaillions notre produit. Nous avons cru que tout allait tomber à l’eau. Aucun expert ne pouvait dire ce qui allait se passer, combien de temps la crise allait durer. Finalement, nous avons complètement retravaillé notre produit pendant le confinement. Nous n’avions de toute façon rien d’autre à faire, puisqu’il n’y avait plus de commercialisation possible. Nous nous sommes demandé de quoi allaient avoir besoin nos clients après la crise. En contexte Covid, il ne s’agit plus seulement de résorber des retards, mais de mettre en place de nouvelles procédures sanitaires. Nous avons ajouté la possibilité d’avoir des check-lists de sécurité sanitaire pour s’assurer que l’appareil est ravitaillé en masques et en gel hydroalcoolique, que la désinfection de la cabine se fait progressivement. Depuis septembre dernier, nous avons plein de retours positifs car notre outil répond encore mieux aux problématiques des compagnies aériennes et sous-traitants. La résilience est le mot de l’année 2020 pour nous.