Yvelines (78)

T. Godefroy-Scola : « Les créateurs d’entreprise s’autorisent aujourd’hui à avoir plusieurs carrières d’entrepreneur » !

Publié le 19/10/2022

Le tissu économique des Yvelines (78) est riche de 140 000 entreprises. Parmi les représentants de ces acteurs économiques, il y a la CPME 78. Porte-parole des TPE et des PME sur le territoire, elle est composée de 525 adhérents. Au sein de cette association d’entrepreneurs, il existe une représentation par secteur d’activité : l’artisanat, l’industrie, les services. Des mandataires de l’association siègent au sein des institutions économiques et consulaires du département : au conseil des prud’hommes, au tribunal de commerce, à la caisse primaire d’allocations maladie, à la CCI, dans les missions locales ou encore au conseil d’administration de l’université Versailles Saint-Quentin. Aujourd’hui, les TPE et les PME font face à de nombreux défis, comme les difficultés de recrutement ou l’augmentation des prix. Le sentiment de Thomas Godefroy-Scola, président de la CPME 78, sur la conjoncture économique actuelle et sur les situations vécues par les entrepreneurs yvelinois.

Actu-Juridique : Comment se portent aujourd’hui les PME et les TPE yvelinoises ?

Thomas Godefroy-Scola : La situation est très variée en fonction des entreprises. Certaines sont dans une très bonne situation. D’autres rencontrent des difficultés ou sont en faillite. Globalement, la confiance des chefs d’entreprise est en baisse. À propos des défaillances, il y a un effet de rattrapage en 2022. D’après les chiffres du tribunal de commerce de Versailles, elles ont augmenté de 31,7 %. Nous assistons donc à un rattrapage qui concerne les sociétés qui n’ont pas été liquidées en 2020 et en 2021. Elles ont réussi à tenir grâce aux aides du gouvernement, dans le contexte de la crise sanitaire. Puis certaines liquidations ont été reportées. Pendant deux ans, les chiffres des défaillances étaient donc en-dessous de la normale. Autre signe de la hausse des liquidations, avec les chiffres de l’association GFC. Cette structure est spécialisée dans les assurances-chômage complémentaires et facultatives pour les chefs d’entreprise. D’après les estimations, l’activité de cette association augmente. Plus de 20 % de hausse des demandes de prestation par rapport à 2021. Il y a donc beaucoup plus d’entrepreneurs qui liquident leur structure et qui sollicitent une assurance chômage, par rapport à l’année dernière.

Actu-Juridique : Est-ce seulement un phénomène de rattrapage par rapport à la crise sanitaire ou existe-t-il d’autres explications à cette hausse des défaillances ?

Thomas Godefroy-Scola :Aujourd’hui, je pense qu’il y a un effet de rattrapage accompagné d’une conjoncture économique complexe pour certaines entreprises. Certaines connaissent actuellement des difficultés et sont contraintes de passer par une liquidation. Le rattrapage se fait naturellement car, pendant la crise sanitaire, le taux de défaillance était anormalement bas. Il y a donc un retour à la normale. Je ressens aussi un certain découragement des entrepreneurs face aux difficultés. Au niveau des agences d’assurance, nous sommes une trentaine dans les Yvelines. Trois dirigeants ont décidé d’arrêter cette année, en dehors de la raison du départ à la retraite. Ce phénomène n’arrivait jamais auparavant. Face aux difficultés, certains entrepreneurs baissent les bras. Par conséquent, les liquidations augmentent…

Actu-Juridique : Comment expliquez-vous cette démotivation face aux difficultés de la part des entrepreneurs ?

Thomas Godefroy-Scola : Je pense que c’est un mouvement global de la société. D’abord, c’est un phénomène similaire qui touche le salariat. À l’heure actuelle, nous comptons 500 000 démissions de salariés en France, depuis le début de l’année. Nous en parlerons ensuite, mais le recrutement est une problématique importante à l’heure actuelle. Globalement, les Français, salariés ou entrepreneurs indépendants, sont en quête d’une meilleure qualité de vie, d’un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée. Puis, ils sont aussi en quête de sens dans leur activité. C’est un ressenti à partir des échanges que j’ai avec les adhérents de la CPME 78 ou avec mes clients. Quand les difficultés s’accumulent, c’est complexe d’avoir de la visibilité, et de donner du sens à son activité. Certains sont donc poussés à vouloir se réorienter dans d’autres branches. La semaine dernière, je discutais avec un professeur de CAP menuiserie. Cette année, dans sa classe, il a quatre personnes de plus de 40 ans. Jusqu’à maintenant, il n’avait jamais eu des personnes qui se réorientaient, la formation étant réservée aux jeunes de 16 à 22 ans. Certains salariés ou entrepreneurs se reconvertissent dans des métiers manuels. Ils étaient peut-être ingénieurs commerciaux et veulent devenir menuisiers. Ils considèrent cette activité comme concrète, utile, avec du sens. Ce phénomène est assez nouveau. Il a été exacerbé et dynamisé par la période Covid, vécue ces deux dernières années. Il y a quelques années, l’entrepreneur créait son entreprise et s’y accrochait au maximum jusqu’à la retraite, pour la céder ensuite. J’ai le sentiment que cet état d’esprit a changé. Dorénavant, les créateurs d’entreprise s’autorisent à avoir plusieurs carrières d’entrepreneur. Ce phénomène est assez nouveau dans l’entrepreneuriat.

Actu-Juridique : Au niveau de la conjoncture économique actuelle, quelles sont les principales problématiques auxquelles ont face les entreprises yvelinoises ?

Thomas Godefroy-Scola : À l’heure actuelle, nous avons trois thèmes majeurs qui portent préjudice aux entreprises du département des Yvelines, mais aussi de toute la France et de l’Europe. D’abord, il y a le phénomène des difficultés de recrutement. Aujourd’hui, l’Île-de-France compte près de 800 000 demandeurs d’emploi. Il n’y a pas une TPE ou un grand groupe qui ne rencontrent pas de difficultés à trouver des nouveaux collaborateurs. Nous essayons de travailler avec Pôle Emploi et l’Apec pour trouver des solutions. La tâche est difficile. Ce phénomène touche tous les secteurs d’activité. Il y a quelques années, ce problème était réservé aux métier pénibles et peu valorisés. Un exemple concret avec un dirigeant spécialisé dans la vente de cuisines à Versailles, qui ne réussit pas à trouver un commercial pour travailler dans sa société, sur un poste rémunéré 50 000 euros par an. Même situation pour une adhérente qui a une dizaine de crèches. Elle rencontre des difficultés pour trouver du personnel. J’ai entendu que la BNP Paribas avait une trentaine de postes à pourvoir dans les Yvelines. Les difficultés sont donc aussi présentes pour des métiers qui étaient attractifs, comme le secteur bancaire.

Le deuxième problème pour bon nombre d’entreprises est l’énergie. Les coûts de production pour une société sont beaucoup plus élevés que prévus. C’est le cas pour se chauffer, pour fabriquer ou pour se déplacer. Puis il y a un troisième sujet avec l’approvisionnement en matière première. Une situation qui touche notamment le secteur du bâtiment ou de l’automobile. Je vais vous donner un exemple personnel. Je suis assureur et j’ai recruté pour mon entreprise un commercial, en janvier 2022. Pour ce nouveau collaborateur, j’ai commandé la semaine de son recrutement un véhicule de fonction pour ses déplacements auprès des clients. Nous sommes en octobre et je n’ai toujours pas reçu la voiture. C’est un véhicule de série sans aucune option particulière. Habituellement, la livraison aurait pris deux mois. J’ai passé la commande à un garage qui n’a plus aucun véhicule en stock. Cette situation touche de nombreux secteurs d’activité. Je le constate dans mon activité d’assureur. Début septembre, il y a eu un épisode de grêle. Plusieurs clients ont été sinistrés. Ils n’arrivent pas à trouver d’artisan pour venir faire les travaux car ils ont des difficultés à avoir les matériaux nécessaires. L’activité et le développement économique pourraient être freinés.

Actu-Juridique : Comment les entreprises gèrent-elles l’augmentation des coûts de l’énergie ?

Thomas Godefroy-Scola : D’abord, je n’ai pas encore rencontré de sociétés qui ont diminué leur capacité de production du fait de l’augmentation des prix de l’énergie. En revanche, j’ai échangé avec des transporteurs routiers qui connaissent des difficultés importantes avec la hausse des prix de l’essence. Ils ont des contrats signés avec leurs clients en 2020 et en 2021, honorés en 2022. C’est complexe, puisque les prix de 2020 ou de 2021 ne sont pas les tarifs actuels et c’est complexe de répercuter la hausse. Il y a aussi des entreprises qui se sont engagées sur une politique de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Elles sont contraintes d’y renoncer, en partie à cause de l’augmentation des prix de l’électricité et préfèrent prendre un générateur à pétrole qui est plus polluant mais moins coûteux. J’ai aussi eu des échanges avec la fédération des boulangers des Yvelines. Ils vont augmenter les prix du pain et des viennoiseries. Même situation pour les artisans dans le secteur du bâtiment. Enfin, dernier exemple, en temps normal, pour mes différentes agences d’assurance, en cumulé, j’ai un coût de 500 euros de chauffage et d’électricité par mois. Si la hausse mensuelle atteint 1 500 euros, ma rémunération, mes investissements et mon recrutement vont être pénalisés. Ce n’est qu’une augmentation du prix multiplié par trois. Certaines entreprises connaissent des hausses multipliées par sept ou huit et même par dix. Par exemple, dans les Yvelines, nous avons pu constater la fermeture de cinq piscines municipales ; le modèle économique n’était plus tenable. Aujourd’hui, elles ont rouvert grâce à un accompagnement des municipalités concernées.

Actu-Juridique : Comment la CPME des Yvelines accompagne-t-elle les entreprises adhérentes face à cette hausse des prix de l’énergie ?

Thomas Godefroy-Scola : Plusieurs solutions sont en train de se mettre en place pour accompagner les sociétés. À la CPME 78, sur le sujet de l’inflation et de la gestion des coûts, nous travaillons avec des économistes de la Banque de France à destination de nos adhérents. Des services sont proposés par ENGIE et EDF, avec des représentants qui se déplacent dans les entreprises des Yvelines. Nous travaillons avec eux à la CPME pour prévoir des programmes, des formations, des visites en entreprise pour réaliser des bilans énergétiques et faire de la pédagogie sur la réduction de la consommation afin de s’adapter à la conjoncture actuelle. L’objectif est d’optimiser, au cas par cas, les factures énergétiques des uns et des autres.

Actu-Juridique : Quelle est la principale conséquence de cette hausse des prix de l’énergie pour les entreprises ?

Thomas Godefroy-Scola : Globalement, les marges de l’entreprise sont extrêmement réduites. Ensuite, dans le département, beaucoup d’entrepreneurs ont souscrit un prêt garanti par l’État (PGE) et ont décidé de décaler le paiement des cotisations Urssaf de 2020 et 2021. En 2022, ils doivent rembourser ces dettes supplémentaires liées aux aides de la crise sanitaire. Même si nous pouvons lisser, ce sont des charges supplémentaires. En 2022, nous avions déjà une situation où les charges étaient plus élevées que la normale, à cause des reports de cotisation et des aides de 2020 et de 2021. Si nous avons en plus des frais de déplacement, de chauffage, d’électricité ou des coûts de production plus élevés, la situation devient très compliqué et même fatale pour certains.

Actu-Juridique : Quelles sont les perspectives selon vous pour la fin d’année 2022 et le début de l’année 2023 pour les PME et les TPE ?

Thomas Godefroy-Scola : Je reste quelqu’un de fondamentalement optimiste. Je crois assez durement à la capacité des entrepreneurs à trouver des solutions à chaque difficulté. Je ne crois pas à l’apocalypse avec de nombreuses liquidations. Je pense qu’il y aura un retour à un niveau similaire à 2019 du nombre de défaillances. C’est assez cohérent. En revanche, par rapport à ce que je disais tout à l’heure, il va y avoir une accentuation du phénomène de l’entrepreneur qui a plusieurs métiers au cours de sa vie. Je pense que les entrepreneurs vont de plus en plus créer deux, à quatre entreprises dans leur vie dans des secteurs d’activité totalement différents. C’est vraiment quelque chose de nouveau. Il existait une minorité de multi ou polyentrepreneurs. Mais c’était lié à leur personnalité. J’ai le sentiment de rencontrer de plus en plus souvent des entrepreneurs qui étaient à la base des techniciens dans un domaine. Ils ont créé leur entreprise pour remettre à profit leurs compétences. Aujourd’hui, ils se réorientent dans des domaines d’activité complètement différents. Par exemple à Plaisir, depuis 15 ans, il y a une entreprise qui travaille dans l’univers des drones : vente, conception et formation. C’est une activité technique. La société fonctionne bien. Aujourd’hui, le dirigeant a décidé de créer et d’ouvrir un magasin de cosmétique. Enfin, je pense que le mouvement de création d’entreprise va se développer avec des personnes qui vont créer leur propre emploi. Il existe de plus en plus des « solopreneurs » qui veulent évacuer les difficultés de recrutement ou de management. Un jour, nous pourrions donc passer de 140 000 à 200 000 voire 300 000 entreprises dans les Yvelines.

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