Laïd Laurent : « C’est la logique économique d’avoir des fermetures et des créations d’entreprises »

Publié le 06/12/2024

L’année 2024 sera une année record au niveau des défaillances d’entreprises. Le nombre de procédures de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires devrait dépasser les 60 000 dossiers. Les sociétés concernées sont souvent des TPE et des PME. À ce propos, la Cour des comptes a rendu un rapport sur « La détection et le traitement des difficultés des TPE et PME ». Avocate au département des entreprises en difficulté au cabinet Jeantet à Paris, Me Laïd Laurent nous livre son analyse de la conjoncture, de son activité avant de revenir sur les dispositifs de détection des difficultés des entreprises. Entretien.

Actu-Juridique : Comment analysez-vous le record de défaillances d’entreprises qui devrait atteindre près de 66 000 procédures à la fin de l’année 2024, d’après les estimations ?

Laïd Laurent : En 2021, tout le monde croyait au mur des défaillances d’entreprises suite à la crise sanitaire. La conjoncture a finalement bien été gérée grâce aux mesures de soutien prises par le gouvernement. Finalement, en 2024, le nombre de défaillances remonte et devrait atteindre un pic qui n’a plus été atteint depuis plusieurs années. Pour ma part, j’analyse cette situation comme un retour à la normale. C’est la logique économique d’avoir des fermetures et des créations d’entreprises. Nous avons connu des niveaux de défaillances très élevés. En revanche, il y a une nette accélération cette année. Par conséquent, c’est d’abord un phénomène de rattrapage par rapport à la période de la crise sanitaire où nous avons eu très peu d’ouverture de procédures collectives et un soutien important de la part de l’État. À mon sens, il n’y a pas lieu de s’alarmer par rapport à ces données en 2024, d’autant qu’en parallèle, le nombre de création d’entreprises croît également.

AJ : Quelles sont les causes des défaillances d’entreprises à l’heure actuelle ?

Laïd Laurent : Elles sont de plusieurs ordres. Il y a avant tout un sujet autour des aides qui ont été attribuées aux entreprises durant la crise sanitaire notamment avec le prêt garanti par l’État (PGE) et le report « tacitement accordé » de l’exigibilité des dettes fiscales et sociales. Notre équipe a traité de nombreux dossiers à l’amiable de renégociations de dettes publiques, de PGE et de dettes de loyers, les bailleurs ayant pâti d’une annonce un peu hâtive et confuse du gouvernement. Ces aides ont été constituées pour compenser une baisse du chiffre d’affaires durant cette période particulière. Après le Covid, certaines sociétés pensaient que leur activité allait retrouver des niveaux d’avant crise. Pour beaucoup, le chiffre d’affaires n’est pas revenu à la normale. Le remboursement du PGE contracté et des dettes publiques cumulées durant et après la crise sanitaire devient donc impossible. Au-delà de ces sujets de trésorerie, on constate des phénomènes économiques : les changements de « business model », la crise du secteur immobilier générant des défaillances par ricochet, promoteurs, constructeurs, agents immobiliers, notaires… les causes ici étant l’inflation, l’accès au financement, la hausse du coût des matières premières et de l’énergie. Tous ces phénomènes structurels et conjoncturels participent à cette hausse des défaillances. Autre exemple, le secteur du « retail » touché par la transformation des modes de consommation. La population consomme de plus en plus sur internet, avec des produits ciblés, de qualité et moins en masse. De nombreuses enseignes distribuant leurs produits de masse et dans des grands magasins avec des loyers coûteux ont été liquidées. Le travail à distance ou le « full remote » ont également fait surgir des sujets de renégociations de baux ou de négociation de résiliation anticipée de baux, nécessitant parfois de passer par une procédure collective pour absorber les conséquences financières d’une telle résiliation lorsqu’elle n’a pu être négociée amiablement.

AJ : Face à toutes ces défaillances en 2024, les mesures accordées par l’État durant la crise sanitaire ont-elles été utiles ?

Laïd Laurent : Le soutien économique de l’État dans le cadre de la crise sanitaire a été utile à plusieurs titres. D’abord, il y avait beaucoup d’incertitudes durant cette période. On ne savait pas ce qui se passait et on ne connaissait pas la durée de cette pandémie. À ce moment-là, il y avait une certaine urgence. Des milliers de dossiers de demande de PGE sont tombés. Pour une banque, la durée classique pour analyser un dossier de financement est longue. Dans le contexte de la crise sanitaire, c’était compliqué de prendre ce temps pour pérenniser les entreprises. L’étude au cas par cas aurait compliqué les choses. La décision d’aider ces sociétés sans se poser trop de questions était justifiée. Je suis d’accord sur le fait que certaines défaillances ont été retardées. Dans le même temps, ce soutien économique a permis de maintenir des emplois et d’échelonner ces défaillances dans le temps entre 2021 et 2024. Le traitement de ces dossiers aurait été très complexe, réalisé dans l’urgence en pleine crise sanitaire. Aujourd’hui, nous sommes organisés et prêts pour assurer un traitement efficient avec des solutions pérennes.

AJ : À l’heure actuelle, dans quel état d’esprit sont les créanciers publics et privés par rapport aux entreprises ?

Laïd Laurent : Les créanciers publics comme l’Urssaf, qui ont aussi laissé les entreprises cumuler de la dette, rappellent à l’ordre, mettent en demeure de payer et assignent en procédure collective comme elle le faisait avant la crise sanitaire. Ce comportement des administrations fiscales et sociales permet finalement de mettre un peu d’ordre dans le tissu économique, en donnant l’occasion d’analyser la situation de ces sociétés qui ont laissé accumuler de la dette et en s’interrogeant sur la pérennité de leur business model. L’Urssaf et la Commission des chefs de services financiers (CCSF) sont des administrations décentralisées. Dans nos dossiers traitant des difficultés des TPE ou PME, nous constatons parfois des différences de traitement entre les services de deux départements. Cependant, l’expérience et la pratique de ces services, me permettent de dire à un dirigeant ce qu’il est possible d’obtenir auprès de tel ou tel service. De manière globale, et sauf cas exceptionnel, les échéanciers accordés ne vont pas au-delà de 36 mois pour un moratoire sur une dette fiscale et sociale. Nous obtenons parfois des franchises qui ne dépasseront jamais entre six et un an. Nous trouvons aussi des accords plus facilement lorsqu’il y a des enjeux sociaux. Les banques par exemple, rompues à l’exercice, acceptent d’entrer en conciliation ou en mandat ad hoc et de discuter. Elles analysent les dossiers, connaissent les règles de ces procédures ce qui permet d’avancer efficacement et d’établir des accords. Nous travaillons avec les spécialistes du chiffre pour fournir des éléments chiffrés à travers des prévisionnels ou des revues financières pour à la fin permettre de justifier les demandes et faciliter un accord. Enfin, nous avons aussi beaucoup de dossiers à défendre face à des bailleurs. Le comportement des créanciers publics et privés varie donc en fonction des dossiers. Le chiffon rouge de la procédure collective est malheureusement mais factuellement souvent un argument qui favorise des accords amiables à travers un mandat ad hoc ou une conciliation.

AJ : La Cour des comptes a travaillé et a émis des propositions concernant la détection et le traitement des difficultés des TPE et des PME. Quels sont les dispositifs actuellement en place ?

Laïd Laurent : Le premier dispositif actuellement en place est la procédure d’alerte déclenchée par les commissaires aux comptes, qui sont chargés de certifier les comptes des sociétés. Cette mesure officielle est d’abord adressée au chef de l’entreprise concernée. S’il n’y a aucune réaction ou des réponses apportées insuffisantes, le commissaire aux comptes informe le tribunal de commerce de la situation de cette société. Le président de la juridiction convoque ensuite le dirigeant pour l’entendre, comprendre la situation, l’accompagner et proposer des mesures à mettre en place. Cette procédure fonctionne bien. Avec la réforme du droit des sociétés, les commissaires aux comptes sont obligatoires uniquement pour certaines tailles d’entreprise. Les seuils ont été rehaussés au 1er janvier 2024 : un chiffre d’affaires à dix millions d’euros, un bilan comptabilisant cinq millions d’euros ou employer 50 salariés. Par conséquent, il y a une faille pour les TPE et PME qui n’ont pas de commissaire aux comptes. Cependant, cette alerte dite préventive s’exerce dans ce cas par les présidents de tribunaux de commerce qui ont accès aux comptes des sociétés notamment et peuvent déclencher ce dispositif en convoquant le dirigeant concerné. Tout dépend de la politique volontariste de la juridiction par rapport à l’identification des entreprises en difficulté.

AJ : Quelles sont les solutions envisageables selon vous ?

Laïd Laurent : La procédure d’alerte devrait aussi être déclenchée par l’expert-comptable de la société qui travaille plus quotidiennement avec elle et voit les événements arrivés très en amont. Or le rapport de la Cour des comptes le mentionne : les experts-comptables n’ont pas d’obligation à ce titre-là. Au-delà de leur devoir de conseil aux dirigeants en difficulté, ils ne peuvent pas imposer une procédure à un chef d’entreprise. L’objectif serait peut-être de rendre obligatoire l’information de la part des experts-comptables auprès des tribunaux. Cependant, cette profession est indépendante et soumise au secret professionnel. Par ailleurs, les chefs d’entreprise qui font face à des problématiques doivent aussi anticiper les choses et s’entourer de conseils pour les accompagner. Il y a aussi une responsabilité individuelle face à des difficultés pouvant mettre en jeu l’avenir de leur entreprise.

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