Une nouvelle utilisation des mécanismes fiduciaires dans la procédure collective

Publié le 16/04/2018

Le mécanisme consistant, pour certains créanciers, à confier à un organe fiduciaire le rôle de recouvrer une partie des sommes tirées de la liquidation de l’actif du débiteur, pour qu’il les distribue ensuite entre eux, vise à assurer le respect de l’ordre des paiements au sein de ce groupe de créanciers. Sécurisante en apparence, cette technique appelle en réalité quelques réserves tant sur le plan théorique que pratique.

1. Autre utilisation des techniques fiduciaires. À n’en pas douter, le mécanisme de l’agent des sûretés aura suscité des commentaires1 après sa révision par l’ordonnance du 4 mai 2017. Nouvelle exception à la règle de l’unicité du patrimoine, aux côtés de la fiducie, il faut admettre que la technique s’érige en un concurrent crédible du « security trustee »2 anglo-saxon, ce qui était d’ailleurs l’objectif affiché par le rapport au président de la République relatif à cette ordonnance. Pourtant, un aspect semble avoir échappé à l’examen de ses observateurs, alors qu’il pourrait contribuer à alimenter une pratique en passe de devenir monnaie courante depuis la loi du 19 février 2007 instituant la fiducie. Une personne physique ou morale, l’agent, reçoit conventionnellement le pouvoir de gérer les sûretés et garanties prises en commun par certains créanciers3, soit parce qu’elle est devenue titulaire de leurs créances à la suite d’une cession (fiduciaire), soit, désormais, parce qu’elle est devenue titulaire de leurs sûretés et garanties (agent des sûretés). Lors du règlement des créanciers, le mandataire de justice – en sauvegarde, redressement ou en liquidation4 – lui verse le produit du remboursement du crédit ou de la réalisation des sûretés dont il assure la gestion. Il ne s’agit pas pour le fiduciaire de rembourser les créanciers en procédant lui-même à la réalisation des actifs du débiteur5, mais de le faire en recevant du liquidateur les sommes dues à ces mêmes créanciers et de procéder lui-même à la répartition entre eux6. En un mot, ce n’est pas tant le liquidateur qui se substitue un tiers, qu’un groupe de créanciers qui s’efface derrière une seule tête.

2. Plan. Le mécanisme est simple pour le liquidateur judiciaire et efficace pour les créanciers – on connaît en effet la sécurité qu’apportent les techniques fiduciaires7. Cependant, une telle utilisation des mécanismes fiduciaires s’expose à plusieurs critiques, qui tiennent tant à la décision d’y recourir aux fins d’organiser ce qui devient une procédure collective ad hoc (I), qu’à la mise en œuvre pratique de ce montage (II).

I – Le recours à la technique fiduciaire dans le règlement des créanciers

3. Il convient de rappeler le contexte dans lequel s’est développé le recours à la technique fiduciaire dans les répartitions entre les créanciers (A), pour comprendre comment les excès du recours à cette méthode sont devenus possibles (B).

A – Le contexte du recours à la technique fiduciaire dans les répartitions

4. Complexité de l’ordre des créanciers. Si le recours aux mécanismes fiduciaires pour les besoins du règlement des créanciers dans la procédure collective de leur débiteur peut séduire, c’est d’abord en raison de la complexité de l’ordre de paiement des créanciers qu’est tenu de respecter le liquidateur judiciaire de lege lata. Des auteurs8 décrivent une « démarche de classement complexe », ou dénoncent une « construction un peu anarchique »9. L’ordre de paiement entre les créanciers est à ce point obscur que les liquidateurs pouvaient y voir un sujet d’inquiétude, et craindre que leur responsabilité soit engagée à raison de la moindre erreur qu’ils commettraient dans leur mission à cet égard10. La création d’un article L. 643-7-1 du Code de commerce, selon lequel « le créancier qui a reçu un paiement en violation de la règle de l’égalité des créanciers chirographaires ou par suite d’une erreur sur l’ordre des privilèges doit restituer les sommes ainsi versées », pourrait bien avoir pour ambition de répondre à cette inquiétude11. À vrai dire, les créanciers du débiteur auront d’autant plus de raisons de se méfier de l’ordre des paiements qui sera effectivement appliqué, qu’ils peuvent eux-mêmes avoir compliqué la tâche du liquidateur en constituant des priorités conventionnelles résultant d’accords de subordination, dont l’opposabilité dans la faillite du débiteur demeure incertaine12. On comprend donc que les créanciers soient sensibles aux techniques fiduciaires, dès lors qu’elles leur permettent de se prémunir contre une erreur du liquidateur dans sa mission de distribution de l’actif entre les créanciers.

5. Perfectionnement de l’agent des sûretés. L’attrait des créanciers pour les techniques fiduciaires dans le règlement des créanciers peut également s’expliquer par le perfectionnement de ces mécanismes. La réforme issue de l’ordonnance du 4 mai 2017 s’est efforcée de répondre aux critiques rapidement dirigées contre l’ancien article 2328-113. Le nouvel article 2488-6 élargit le domaine de la mission de l’agent des sûretés aux sûretés personnelles mais aussi aux garanties, de sorte qu’en principe14, il devrait entrer dans la mission de l’agent des sûretés de respecter les accords de subordination, qui ne créent aucune sûreté15. Mais surtout, le texte précise que les droits et biens acquis par l’agent des sûretés dans l’exercice de sa mission forment un patrimoine affecté à celle-ci, distinct de son patrimoine propre. De plus, l’article 2488-9 permet à l’agent de défendre les intérêts des créanciers de l’obligation garantie et de procéder aux déclarations de créance nécessaires, puisqu’il est titulaire des sûretés et garanties, alors que cette faculté était incertaine sous le régime mis en place par l’ancien article 2328-116. Enfin, il apparaît que l’agent des sûretés pourrait aussi bien être un tiers qu’un créancier, au même titre que ceux dont il gère les sûretés et garanties17, ce qui rend plus accessible le système de l’agent des sûretés pour les besoins du règlement des créanciers.

6. Force créatrice de la fiducie. De son côté, la fiducie, bien qu’elle n’ait pas été substantiellement modifiée récemment, paraît également capable de répondre aux attentes des créanciers en matière de répartition des sommes tirées de la liquidation de l’actif de leur débiteur. L’article 2011 du Code civil définit la fiducie comme l’opération de transfert de biens, droits ou sûretés à un fiduciaire qui agit « dans un but déterminé » au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires. Techniquement, rien ne s’oppose à ce que le but d’une convention de fiducie réside dans la répartition du produit du remboursement du crédit ou de la réalisation des sûretés des créanciers bénéficiaires. Simplicité, efficacité, rapidité sont les maîtres mots qui semblent caractériser cette méthode. C’est bien la raison pour laquelle, devant le sort incertain des accords de subordination dans la liquidation judiciaire, les créanciers qui sont parties à une telle convention peuvent être convaincus par ce système fiduciaire commun aux créanciers seniors et aux juniors pour assurer l’efficacité de leur contrat, suivant en cela les préconisations du rapport Paris Europlace en 200918. La fiducie pourrait ainsi devenir un « instrument au service de la restructuration »19, comme l’avait déjà montré un jugement rendu le 11 décembre 2014, dont les commentateurs20 avaient indiqué qu’il manifestait la « puissance créatrice de la pratique en matière de procédures collectives ».

On comprend donc l’intérêt que peuvent représenter les techniques fiduciaires pour les créanciers soucieux d’assurer leur priorité de paiement dans la procédure collective de leur débiteur. Mais entre l’usage et l’abus d’un droit, il n’y a qu’un pas facile à franchir.

B – Les excès du recours à la technique fiduciaire dans les répartitions

7. Dépassement des objectifs de la fiducie. Le recours à la fiducie comme technique de répartition des montants tirés de la liquidation des actifs du débiteur paraît constituer un dépassement des objectifs initialement assignés à l’institution, et le patrimoine d’affectation se rapproche, dans cet usage qui en est fait, de l’ancienne masse des créanciers21. Il est évident que le législateur, en créant la fiducie ou l’agent des sûretés, n’a pas eu pour objectif de substituer l’un ou l’autre au liquidateur judiciaire, mais seulement de créer en droit français un mécanisme de gestion des garanties aussi efficace que le trust anglo-saxon22. Les usages classiques de la fiducie résident dans la gestion des sûretés (fiducie-gestion) et dans la constitution d’une garantie par le transfert de certains biens dans un patrimoine tiers, à l’abri de la « vaste saisie collective qui s’abat sur le patrimoine du débiteur »23 en cas de liquidation (fiducie-sûreté) – et ces utilisations se révèlent déjà d’une efficacité redoutable24. Confier au fiduciaire le rôle d’effectuer les répartitions entre certains créanciers, une fois qu’il a reçu les montants issus de la liquidation de la part du liquidateur, revient assurément à dépasser la fonction initiale de la fiducie, puisqu’une telle mission n’était même pas évoquée par le rapport final sur la loi du 19 février 2007 instituant la fiducie25. S’il est bien vrai qu’aucun obstacle technique ne semble interdire une telle utilisation de la fiducie, le danger n’est peut-être pas tant à rechercher dans un usage excessif du mécanisme26, que dans un usage différent : « [i]l faut (…) raison garder et ne pas faire sortir cette garantie de son rôle de sûreté d’appoint. L’abus de fiducie risque de lui nuire »27.

8. Abus du recours aux organes fiduciaires. Le risque que présente l’usage de la fiducie comme technique de répartition des fonds issus de la liquidation apparaît alors clairement : s’il est possible de confier à un organe fiduciaire une partie du règlement des créanciers, il convient de se demander pourquoi certains créanciers, peut-être nombreux, ne cesseraient pas de se reposer sur les organes de la procédure collective en matière de répartition, et n’opteraient pas, d’emblée, pour le recours à un organe fiduciaire. Cette voie, facile d’accès, mènerait à une forme de « procédure collective privée » pour certains créanciers – c’est-à-dire à une procédure non collective. Recourir à un tiers pour organiser les répartitions dans la liquidation, même si cela s’avère efficace pour faire respecter les priorités créées conventionnellement entre créanciers avant le jugement d’ouverture, s’oppose frontalement à la philosophie la plus essentielle des procédures dites « collectives », et peut emporter des conséquences non désirées28. On sait en particulier que le plan de sauvegarde ou de redressement est élaboré dans le souci d’atteindre un équilibre entre les créanciers29, de sorte que ces derniers ne soient traités différemment que s’ils se trouvent effectivement dans des situations différentes. Or il peut devenir difficile, voire impossible, de construire un tel projet de plan si, en sous-main, une réaffectation des paiements qui seront réalisés par le débiteur au titre du plan est réalisée par le fiduciaire entre les différents créanciers. Des créanciers tiers à la convention de fiducie pourraient à juste titre se croire défavorisés par rapport à d’autres créanciers qui, au titre du plan, reçoivent les mêmes dividendes mais, en réalité, recevront peut-être un complément de la part du fiduciaire30.

9. Il en résulte que, si cette technique présente l’efficacité recherchée par les créanciers en vue d’assurer le respect des priorités entre créanciers dans les répartitions, elle gagnerait sans doute, pour sa pérennité, à être encadrée par le législateur afin, notamment, que le taux de recouvrement réel d’un créancier partie à une convention de fiducie ou désignant un agent des sûretés soit connu des autres créanciers, et que ce mécanisme ne puisse contrarier l’ordre de paiement entre les créanciers tel qu’il est prévu par la loi31. Une telle réforme paraît d’autant plus nécessaire qu’elle se justifie également par les difficultés que suscite la mise en œuvre de la technique fiduciaire dans le règlement des créanciers.

II – La mise en œuvre de la technique fiduciaire dans le règlement des créanciers

10. Des difficultés peuvent être relevées dans l’exercice des droits de vote dans la procédure collective (A), comme dans l’étendue du rôle de l’organe fiduciaire (B).

A – Les incertitudes dans l’exercice des droits de vote

11. Détermination de l’auteur du vote. Le recours à un mécanisme fiduciaire soulève d’abord la question de la jouissance du droit de vote du créancier lié à l’organe fiduciaire et siégeant au sein d’un comité de créanciers. Des réflexions ont été menées dans un domaine proche, en présence d’une fiducie, et ont bien montré que la solution n’était pas évidente. Pour certains32, alors qu’en présence d’un nantissement sur titres, le constituant conserve le droit de vote et perçoit les dividendes, en cas de fiducie sur titres, il serait possible de priver le fiduciaire de son droit de vote dans les assemblées générales ordinaires, sans pouvoir le priver de tout droit, en particulier lorsqu’il s’agit de voter la dissolution de la société et, d’une manière générale, du droit de participer aux assemblées. Pour d’autres33, la solution dépendrait directement des stipulations du contrat de fiducie. Ainsi, il est affirmé34 que « la fiducie offre aux parties la possibilité d’aménager contractuellement l’exercice des droits de vote, qui, en principe, doivent être exercés par le fiduciaire. Il est en effet concevable que le contrat de fiducie prévoie l’exercice par le fiduciaire des droits de vote conformément aux instructions du débiteur constituant jusqu’à la survenance d’un cas de défaut. Dans cette hypothèse, le contrat de fiducie peut également prévoir que les droits de vote seront exercés non plus sur instructions du débiteur, mais sur celles du créancier bénéficiaire ». Pour autant, une objection pourrait sans doute être tirée du droit des sociétés, relativement à la validité d’une convention de vote dans le mécanisme fiduciaire, « validité que la jurisprudence subordonne à des conditions strictes (en interdisant que l’associé se dépouille radicalement de l’exercice de son droit de vote et en imposant que la convention puisse se recommander de l’intérêt social) que l’on n’est pas certain de retrouver dans un tel montage »35.

Parce que le vote peut porter sur la survie de la créance, il peut être avancé que le fiduciaire, propriétaire, devrait jouir du droit de vote. Cela permettrait d’éviter une requalification de l’opération en usufruit faisant du créancier un simple nu-propriétaire. L’inconvénient serait de faire peser un risque sur le créancier, qui est ici à la fois le constituant et le bénéficiaire, et doit à ce titre retrouver la pleine jouissance de sa créance. Permettre au fiduciaire de voter en comité revient à lui donner la possibilité d’accepter des mesures pouvant aller jusqu’à l’abandon de créance, ce qui ne saurait convenir au créancier36. Il serait vain de rechercher le moyen pour le fiduciaire d’accepter des mesures de réduction de dette ou de conversion de créances en titres donnant ou pouvant donner accès au capital, sans se retirer lui-même la possibilité d’opérer le second transfert prévu au bénéfice du constituant en cas d’exécution de l’obligation garantie, ou au créancier en cas d’inexécution. En d’autres termes, permettre au fiduciaire de voter en comité revient finalement à lui donner les moyens de ne pas exécuter sa propre obligation de fiduciaire, ce qui devrait justifier le rejet de la proposition. Celui-ci n’est qu’un propriétaire de circonstance, agissant pour un bénéficiaire final différent. Ainsi, s’agissant d’une fiducie portant sur les titres de sociétés logés dans une fiducie, « le constituant demeure en mesure d’exercer la politique attachée au contrôle de la société puisque, tant qu’il s’acquitte de ses obligations, le fiduciaire ne vote en assemblée générale que conformément aux directives que lui transmet le constituant. Le fiduciaire est certes actionnaire mais c’est un actionnaire purement nominal puisqu’il vote sur instructions du constituant »37. Il semble donc qu’il devrait revenir au créancier, constituant, d’exprimer son vote en comité. La même solution devrait s’appliquer en présence d’un agent des sûretés de l’article 2488-6 du Code civil. Néanmoins, dans le silence des textes, la solution ne peut être tenue pour acquise, et il reviendra à la jurisprudence, sinon au législateur, d’arrêter la solution la plus adéquate.

12. Détermination des droits de vote. La mise en œuvre de la technique fiduciaire dans le règlement des créanciers ne manquera pas, ensuite, de soulever une difficulté s’agissant de savoir comment l’organe fiduciaire, personne unique, pourra traduire par son vote les volontés parfois hétérogènes de tous les créanciers dont il gère les sûretés, qu’il s’agisse d’un agent des sûretés ou d’un fiduciaire. Deux réponses sont possibles38 parmi lesquelles le juge devra choisir, à défaut de stipulation expresse des parties. Dans une première conception, l’organe fiduciaire pourrait retranscrire fidèlement les votes exprimés par les créanciers, quel que soit le sens de chaque vote. De cette façon, lorsqu’une moitié des créanciers est favorable à l’adoption du plan, l’agent serait amené à diviser son vote pour respecter la volonté des créanciers. C’est la solution retenue par une cour d’appel anglaise en 200239 : il était alors admis que le vote exprimé par un créancier soit divisé, au motif que les personnes tenues d’exercer un vote peuvent représenter des intérêts différents. La bonne représentation de ces différents intérêts peut ainsi nécessiter qu’un organe fiduciaire vote en partie pour l’adoption et en partie contre un projet de plan de restructuration.

Dans une seconde analyse, sans doute plus pragmatique, l’organe fiduciaire pourrait exercer son vote dans un sens unique, traduisant l’orientation majoritaire des volontés exprimées par les créanciers. Il devra alors se référer aux majorités définies contractuellement entre les créanciers40. Ainsi, les créanciers peuvent avoir convenu qu’une décision relative à la gestion des sûretés, comme la modification du droit applicable à une hypothèque par exemple, devra emporter une majorité correspondant aux titulaires de deux tiers des créances. Dès lors, si 60 % des créanciers ont décidé d’adopter le plan, l’agent devra exprimer un vote de rejet du plan. Derrière cette approche se dessine une forme de neutralisation des règles légales d’adoption du plan. Comme il a été observé41 relativement à des emprunts obligataires dans la procédure de sauvegarde, « cette articulation entre les règles de fonctionnement de la sauvegarde et celles de l’emprunt high yield neutralise largement les règles de majorité légales sur l’adoption du plan de sauvegarde, et même du plan de sauvegarde financière accélérée, rendant quelque peu inopérante la précision de l’article L. 626-32 du Code de commerce selon laquelle la majorité des deux tiers s’applique “indépendamment de la loi applicable au contrat d’émission” ». La question de la détermination du droit de vote de l’agent des sûretés n’est malheureusement pas abordée par la réforme de l’agent des sûretés réalisée par l’ordonnance du 4 mai 2017, pas plus qu’elle ne l’était dans la loi du 19 février 2007 instituant la fiducie ou dans ses réformes ultérieures, et il n’est pas certain que la convention, par laquelle les créanciers désignent le fiduciaire ou l’agent des sûretés, puisse altérer ainsi les règles légales d’adoption du plan42.

Plus largement, le rôle même de l’organe fiduciaire, qui ferait figure de protagoniste supplémentaire dans le théâtre de l’insolvabilité, peut soulever quelques interrogations.

B – Les incertitudes dans le rôle de l’organe fiduciaire

13. Rôle de l’agent des sûretés. L’étendue même du rôle de l’agent des sûretés pourrait comporter quelques zones d’ombre. Il serait en effet possible de voir naître un conflit entre l’agent des sûretés, qui peut, d’après l’article 2488-9 du Code civil, et sans avoir à justifier d’un mandat spécial, « exercer toute action pour défendre les intérêts des créanciers de l’obligation garantie », et le liquidateur judiciaire, légalement investi de la mission du mandataire judiciaire fixée à l’article L. 622-20 du Code de commerce, consistant à défendre « l’intérêt collectif des créanciers ». Par exemple, il conviendra de déterminer le rôle de chacun de ces organes, lorsque, en présence d’un accord de subordination conclu entre des créanciers avant l’ouverture de la procédure collective de leur débiteur, le liquidateur décidera de ne pas appliquer cette priorité construite conventionnellement. L’organe fiduciaire pourra-t-il contester l’ordre des paiements appliqué par le liquidateur judiciaire, si les créanciers dont il gère les sûretés sont tous seniors par exemple ? Sera-t-il ensuite tenu d’appliquer l’ordre des paiements stipulé contractuellement, alors même qu’un jugement aura été rendu par un tribunal compétent, sans que l’autorité de la chose jugée s’y oppose43 ? Là encore, l’ordonnance du 4 mai 2017 est muette sur ces questions, ce qui est regrettable, alors que les difficultés d’appréciation de la notion d’« intérêt collectif des créanciers » sont loin d’être inconnues44.

14. Conflit d’intérêts dans la représentation. L’opération pourrait enfin être critiquée sur le fondement de l’article 1161 du Code civil, selon lequel un représentant ne peut agir pour le compte des deux parties au contrat, afin de prévenir les conflits d’intérêts dans la représentation45. Lorsque l’organe fiduciaire vote à la fois en son nom propre et au nom du junior, parce qu’il est agent de l’ensemble, il intervient comme représentant des deux parties (juniors et seniors) à l’accord de subordination. Ce créancier senior, représentant du créancier junior, est alors amené à agir pour le compte des deux parties – y compris pour lui-même – dans l’exercice du droit de vote sur le plan. Or il est possible de penser que le créancier senior favorisera ses propres intérêts dans une telle situation, alors qu’il est censé agir en toute loyauté et impartialité dans le cadre de sa mission de représentant des créanciers subordonnés. Cela semble donc prohibé par les deux membres du premier alinéa du texte46. Il devrait cependant rester possible d’autoriser une telle représentation, puisque le texte n’est pas d’ordre public, ou bien de la ratifier a posteriori.

15. Pour un encadrement du mécanisme. Observons finalement que la pratique consistant à recourir à un organe fiduciaire pour les besoins du règlement des créanciers d’un débiteur en procédure collective se répand pour des raisons évidentes de sécurité juridique. Il est sans doute vrai qu’« [u]n monde dans lequel la règle de la priorité absolue n’est pas respectée est un monde où les entrepreneurs ont un accès restreint au capital »47. Le paradoxe, ici, tient au fait qu’en vue d’assurer une plus grande sécurité juridique, les créanciers qui mettent en place un tel mécanisme s’exposent à des incertitudes probablement plus grandes – encore que celles-ci pourraient aisément être appréhendées par le législateur…

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. par ex. : Robine D., « Agent des sûretés et procédure collective : une interaction désormais maîtrisée », Act. proc. coll. 2017, comm. 165 ; Robine D., « Le nouvel agent des sûretés français : une attrayante figure en clair-obscur », RD bancaire et fin. 2017, étude 12 ; Laisney L.-J., « Changement de régime pour l’agent des sûretés », AJ contrat 2017, p. 273 ; Mallet-Bricourt B., « Un agent très spécial », RTD civ. 2017, p. 740 ; Julienne M., « L’agent des sûretés : portée pratique et théorique d’une réforme », RDC sept. 2017, n° 114m2, p. 461 ; Dupichot P., « Ordonnance du 4 mai 2017 : un régime juridique attractif pour l’agent des sûretés », LEDEN juin 2017, n° 110t5, p. 2 ; Endréo G., « Agent des sûretés et émission obligataire », BJB sept. 2017, n° 116z7, p. 347.
  • 2.
    Bryan A. Garner (dir.), Black’s Law Dictionary, (West, 10e éd., 2014), V° « Trustee », sens I : « Celui qui se tient dans un rapport fiduciaire ou confidentiel avec un autre; en particulier, celui qui, ayant la propriété juridique d’un bien, le tient en trust au profit d’un autre et est obligé en tant que fiduciaire à l’égard du bénéficiaire » (traduction libre).
  • 3.
    En général, il s’agit de créanciers liés à un même débiteur dans le cadre d’une même opération économique, formant un pool bancaire.
  • 4.
    Le mécanisme peut être appliqué dans les trois procédures, qu’il s’agisse de répartir les paiements réalisés par le débiteur au titre d’un plan de sauvegarde ou de redressement, ou des dividendes versés par le liquidateur judiciaire. Pour la simplicité de nos propos, nous prendrons l’exemple d’un débiteur en liquidation judiciaire, sauf précision contraire.
  • 5.
    Dans le sens de l’utilisation de la fiducie pour le recouvrement des créances, qui est plus proche de la fiducie-gestion que de la fiducie-sûreté, v. Farhi S., Fiducie-sûreté et droit des entreprises en difficulté. Étude de l’efficacité du mécanisme, thèse, 2016, LGDJ, préf. Le Corre P.-M., spéc. nos 423 et s., p. 311.
  • 6.
    Farhi S., Fiducie-sûreté et droit des entreprises en difficulté. Étude de l’efficacité du mécanisme, thèse, préc., spéc. nos 465 et s., p. 341.
  • 7.
    Pour un exposé complet, v. Farhi S., Fiducie-sûreté et droit des entreprises en difficulté. Étude de l’efficacité du mécanisme, thèse, préc.
  • 8.
    Le Corre P.-M., Droit et pratique des procédures collectives, 9e éd., 2016, Dalloz, spéc. n° 591.51.
  • 9.
    Jacquemont A., Vabres R. et Mastrullo T., Droit des entreprises en difficulté, 10e éd., 2017, LexisNexis, spéc. n° 1004, p. 568.
  • 10.
    Sur l’inquiétude des liquidateurs au moment des répartitions, v. Le Corre P.-M., Droit et pratique des procédures collectives, préc., spéc. n° 591.51.
  • 11.
    En ce sens, v. Le Corre P.-M., Droit et pratique des procédures collectives, préc., spéc. n° 591.51.
  • 12.
    Sur les obstacles à l’application de la subordination de créance par le liquidateur judiciaire, v. Houssin M., La subordination de créance. Analyse de la subordination à l’épreuve de la procédure collective, thèse, 2017, Paris I (à paraître chez LGDJ), spéc. nos 926 et s. V. aussi Farhi S., Fiducie-sûreté et droit des entreprises en difficulté. Étude de l’efficacité du mécanisme, thèse, préc., spéc. n° 466, p. 342 : « (…) les créanciers n’ont aucune certitude que les accords de subordination signés soient opposables à la procédure de sauvegarde. Si de tels accords sont dépourvus d’efficacité pendant la procédure collective de la holding, les créanciers seniors perdent leur priorité de paiement sur les créanciers mezzanines et juniors. Pour parer à ces difficultés, une fiducie-sûreté peut être instituée ».
  • 13.
    Sur les critiques émises à l’encontre de l’ancien article 2328-1 du Code civil, v. nota. : Adelle J.-F., « L’agent des sûretés en droit français : pour une clarification des régimes de l’article 2328-1 du Code civil et de la fiducie de sûretés », RD bancaire et fin. 2010, étude 20 ; Laval S., « Pour une réforme de l’agent des sûretés », Dr. & patr. mensuel 2016, n° 257, p. 28.
  • 14.
    Un doute pourrait cependant naître du rapport au président de la République relatif à l’ordonnance : v. notre thèse, spéc. n° 967.
  • 15.
    Sur le rejet d’une analyse de la subordination de créance en une sûreté, v. notre thèse, spéc. nos 201 et s.
  • 16.
    Adelle J.-F., « L’agent des sûretés en droit français : pour une clarification des régimes de l’article 2328-1 du Code civil et de la fiducie de sûretés », art. préc., spéc. n° 46.
  • 17.
    En effet, les sûretés attachées à une créance peuvent être « gérées de façon homogène et unitaire par une seule personne au profit de l’ensemble des créanciers » selon le rapport au président de la République sur l’ordonnance relative à l’agent des sûretés. En ce sens, Robine D., « Agent des sûretés et procédure collective : une interaction désormais maîtrisée », art. préc., pour qui, s’agissant de l’agent des sûretés français, « il s’agit de désigner en cette qualité un tiers ou l’un des créanciers » ; v. aussi Robine D., « Le nouvel agent des sûretés français : une attrayante figure en clair-obscur », art. préc., spéc. n° 11 ; sur l’importance du critère, v. Laval S., « Pour une réforme de l’agent des sûretés », art. préc.
  • 18.
    Paris Europlace, L’environnement juridique de la place de Paris : principales réformes, Rapport 2008-2009, Romanet L. (dir.), p. 33 et s. : « [l]a souplesse du contrat de fiducie-sûreté propriété permet d’en faire le support de mécanismes de subordination ou de conventions sur le rang entre classes de créanciers tout en écartant les incertitudes liées à l’efficacité de telles conventions au cas de procédure collective du constituant. La fiducie permet en effet de modifier les règles d’attribution du produit de réalisation dans des conditions opposables aux tiers y compris en cas de procédure collective ».
  • 19.
    T. com. Bobigny, 11 déc. 2014, n° 2014L03270 : LEDEN janv. 2015, n° 13, p. 4, obs. Lucas F.-X. : le jugement est révélateur de l’utilisation de la fiducie à d’autres fins que celle initialement prévue par la loi du 19 février 2007. L’objectif était de permettre au débiteur de loger dans un patrimoine fiduciaire des fonds suffisants pour permettre le service des dividendes jusqu’au terme du plan pour les créanciers récalcitrants aux modifications et qui n’acceptaient pas que la durée du plan soit abrégée. Il revenait aux juges consulaires de déterminer s’il était possible de voir dans cette modalité d’exécution du plan, par le biais d’une fiducie, une modification permettant de considérer que le débiteur avait tenu ses engagements vis-à-vis de ses créanciers, de sorte que l’exécution du plan pouvait, sans attendre l’arrivée de son terme, d’ores et déjà être vérifiée conformément à l’article L. 626-28 du Code de commerce. Si le tribunal a répondu par l’affirmative, le jugement est au moins aussi intéressant par ce qu’il ne dit pas : il manifeste la « puissance créatrice de la pratique en matière de procédures collectives » (Lucas F.-X., « Fiducie sûreté et procédure collective », in Fiducie et restructuration, Actes du colloque organisé le 25 septembre 2014 par l’Association française des fiduciaires, Grands Colloques, spéc. p. 49).
  • 20.
    Lucas F.-X., « Fiducie sûreté et procédure collective », art. préc., spéc. p. 49.
  • 21.
    Farhi S., Fiducie-sûreté et droit des entreprises en difficulté. Étude de l’efficacité du mécanisme, thèse préc., spéc. n° 459, p. 338.
  • 22.
    V. Rapp. AN n° 3655, par X. de Roux enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 1er février 2007 ; v. aussi le rapport au président de la République relatif à l’ordonnance du 4 mai 2017.
  • 23.
    Lucas F.-X., « Fiducie sûreté et procédure collective », art. préc., spéc. p. 44.
  • 24.
    Le mécanisme a été qualifié de « reine des sûretés » : Cerles A., « La fiducie : nouvelle reine des sûretés ? », JCP E 2007, 2054.
  • 25.
    V. Rapp. AN n° 3655, par X. de Roux, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 1er février 2007.
  • 26.
    Lucas F.-X., « Fiducie sûreté et procédure collective », art. préc., spéc. p. 44.
  • 27.
    Lucas F.-X., « Fiducie sûreté et procédure collective », art. préc., spéc. p. 45.
  • 28.
    Plus que cela, il y a lieu de se demander si, en présence d’un accord entre des créanciers, qui serait soumis à une loi étrangère, laquelle ferait application d’un classement entre créanciers différent de celui du droit français, il n’y aurait pas une fraude.
  • 29.
    Ainsi, dans la restructuration du groupe Eurotunnel, le tribunal de commerce de Paris s’était attaché à vérifier que le projet de plan trouvait « un point d'équilibre entre les différents intérêts en présence en répartissant les efforts entre les différentes catégories de créanciers après de longues négociations entraînant un large accord des parties concernées » : v. T. com. Paris, 1re ch. A, 15 janv. 2007, n° 2006058612, Franklin Mutual Advisers LLC c/ Sté Eurotunnel Trustees Ltd.
  • 30.
    En pratique, même si les délais de paiement ne sont pas liés au rang des créanciers, il est usuel d’octroyer des délais de paiement similaires aux créanciers qui se trouvent dans des situations équivalentes, et donc, en particulier, à des créanciers de même rang. Au résultat du mécanisme fiduciaire, ces créanciers, bien que de même rang, recevront une quotité inégale, qui n’aurait pas justifié des délais identiques si cette différence de quotité avait été connue lors de l’élaboration du plan.
  • 31.
    Soit, par exemple, un créancier hypothécaire de premier rang, et un créancier hypothécaire de second rang, tous deux liés par un accord de subordination et un agent des sûretés communes pour la gestion de leurs sûretés. Si l’agent des sûretés favorise le créancier hypothécaire de second rang par application de l’accord de subordination, alors l’ordre des paiements prévu par la loi n’est pas respecté. Sur l’hypothèse d’une subordination circulaire, v. notre thèse, nos 892 et s.
  • 32.
    V. l’intervention de L. Aynès, reprise dans R. Dammann, « Avantages et inconvénients de la fiducie en cas de procédure collective », RLDC 2009/60, n° 3442.
  • 33.
    V. la réponse de R. Dammann à l’intervention du professeur L. Aynès : Dammann R., « Avantages et inconvénients de la fiducie en cas de procédure collective », art. préc.
  • 34.
    Dammann R. et Robinet M., « Quel avenir pour les sûretés réelles classiques face à la fiducie-sûreté ? », CDE 2009, dossier 23.
  • 35.
    Lucas F.-X., « Fiducie sûreté et procédure collective », art. préc., spéc. p. 49.
  • 36.
    Même si la mission du fiduciaire lui interdit de voter dans le sens d’un abandon de la créance, son vote, même s’il viole la convention de fiducie, demeurera valable, si l’on se souvient que la jurisprudence fait ici application de la théorie du vote utile : v. par ex. Cass. com., 21 févr. 2012, n° 11-11693 : Bull. civ. IV, n° 45 ; BJE mars 2012, n° 63, p. 78, obs. Dammann R. et Podeur G. ; Rev. Sociétés 2012, p. 450, obs. Grelon B. ; D. 2012, p. 606, note Lienhard A.
  • 37.
    Lucas F.-X., « Fiducie sûreté et procédure collective », art. préc., spéc. p. 48.
  • 38.
    Ankri N. et Chijner D., « Restructurations : un créancier “high yield” peut-il bloquer une procédure de sauvegarde ? », Option Finance n° 1372, 25 juill. 2016, p. 58.
  • 39.
    In Re Equitable Life Assurance Society [2002] BCC 319 au par. 326-7 ; v. aussi Payne J., Schemes of Arrangement : Theory, Structure and Operation, Cambridge University Press, 2014, spéc. p. 41-42.
  • 40.
    Rappelons que, le plus souvent, ces créanciers sont liés au débiteur dans le cadre d’une même opération : leur convention prévoit généralement les majorités requises pour exercer tel ou tel droit. L’incertitude pourrait ici résider dans l’effectivité d’une telle limitation du droit d’agir d’un créancier au prétexte d’un seuil de majorité entre les créanciers.
  • 41.
    Ankri N. et Chijner D., « Restructurations : un créancier “high yield”peut-il bloquer une procédure de sauvegarde ? », art. préc.
  • 42.
    En apparence, les règles légales d’adoption du plan sont respectées puisque les sûretés ou les droits ont été transférés, ou sont gérés par un organe fiduciaire dont le vote sera pris en compte, plutôt que celui des créanciers qu’il représente. Cependant, en réalité, ce mécanisme se rapproche d’un comité de créanciers ad hoc, non prévu par la loi, qui efface la volonté de certains créanciers par le jeu de la loi de la majorité appliquée parmi les créanciers représentés.
  • 43.
    Les tribunaux de commerce peuvent en effet neutraliser les « accords en rapport avec la dette du débiteur », comme ce fut le cas dans l’affaire Thomson-Technicolor par exemple : Cass. com., 21 févr. 2012, n° 11-11693 : Bull. civ. IV, n° 45, préc.
  • 44.
    On songera ici à la jurisprudence relative au pouvoir du liquidateur judiciaire en présence d’une déclaration notariée d’insaisissabilité. À ce sujet, v. par ex. Pérochon F., Entreprises en difficulté, 10e éd., 2014, LGDJ, spéc. nos 1192 et s., p. 532 et s.
  • 45.
    Chantepie G. et Latina M., La réforme du droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 2016, Dalloz, spéc. nos 398 et s., p. 324 et s.
  • 46.
    C. civ., art. 1161, al. 1er : « Un représentant ne peut agir pour le compte des deux parties au contrat ni contracter pour son propre compte avec le représenté ».
  • 47.
    Douglas G. Baird & Donald S. Bernstein, Absolute Priority, Valuation Uncertainty, and the Reorganization Bargain, 115 Yale L. J. 1930, 1940 (2006) (traduction libre).
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