Pascal Dupeyrat : « L’intérêt national est évolutif et circonstancié »

Publié le 17/12/2024

Depuis 2019, l’attractivité économique de la France est au plus haut. En 2023, près de 1 200 projets d’investissements étrangers ont été réalisés sur le territoire national. Depuis plusieurs années maintenant, l’État exerce un contrôle sur les investissements étrangers (IEF) sur les opérations qui touchent des secteurs stratégiques. Objectif : préserver la sécurité nationale. Fondateur du cabinet Relians, Pascal Dupeyrat est conseil stratégique dans le cadre d’opérations de fusion-acquisition dans les secteurs sensibles. Auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, il vient de publier en octobre 2024 « IEF Le contrôle des investissements étrangers », distribué par LGDJ. Pour Actu-Juridique, le spécialiste revient sur l’opération concernant Opella et la production de Doliprane® et détaille les enjeux du contrôle des investissements étrangers. Entretien.

Actu-Juridique : Sanofi a engagé une opération pour céder une partie de ses parts de la filiale Opella, qui produit le Doliprane®, à un fonds d’investissement américain. Une information sortie dans la presse courant octobre. Face à toutes les réactions politiques, qu’est-ce que cette transaction révèle de la stratégie de l’État par rapport aux investisseurs étrangers ?

Pascal Dupeyrat : Elle dit que l’État dispose des bons outils, mais qu’il ne les emploie pas conformément à leur destination. Je me bornerai ici uniquement aux éléments rendus publics dans la presse. L’enjeu est de concilier plusieurs intérêts légitimes. En l’espèce, le vendeur Sanofi décide de céder une partie de ses parts dans Opella à un investisseur étranger, CD&R. C’est tout à fait son droit puisqu’en France le principe c’est la liberté d’investir – et de vendre – qui est la règle. En face, le gouvernement a toutefois pour obligation de vérifier qu’un investissement étranger dans une entité de droit français ne porte pas atteinte à l’intérêt national. Il s’agit de la dérogation. Dans l’annonce de l’accord, ce qui étonne c’est que l’État renvoie dans un second temps le déclenchement de la procédure IEF alors qu’il annonce dès à présent des engagements relatifs à la préservation de l’emploi. Deux logiques se télescopent : l’une politique, visant à rassurer l’opinion publique et les salariés du site et l’autre juridique, qui voudrait qu’une instruction soit conduite en préalable de tout accord, au terme d’un délai pouvant aller jusqu’à 75 jours. Sur un sujet touchant la santé publique et l’ordre public sanitaire, il est par ailleurs surprenant que la ministre de la Santé soit absente de l’annonce ni qu’elle n’ait fait connaître sa position de ministre sectoriel. Dans cette annonce, le politique l’a emporté sur la procédure.

AJ : En quoi la procédure du contrôle des investissements étrangers est à la fois politique et administrative ?

Pascal Dupeyrat : Parce que le critère de dérogation à la liberté d’investir des étrangers, « la défense de l’intérêt national », est par construction autant juridique que politique. Il y a toujours trois dimensions à prendre en compte pour comprendre le contrôle des investissements étrangers en France : le réglementaire, l’institutionnel et le politique. La dimension réglementaire touche à l’interprétation du Code monétaire et financier. Toutefois, l’approche juridique, voire financière, comme l’appréciation des seuils déclenchant le contrôle, ne suffit pas à aborder une matière où l’enjeu principal consiste à décrypter les non-dits des administrations comme des politiques. Sur le volet institutionnel, il s’agit notamment de prendre en compte le caractère interministériel d’une instruction. Le ministère de l’Économie n’a pas le monopole de l’ensemble des activités sensibles protégées. Sur une opération concernant une production de matériels spécifiques, le ministre des Transports peut avoir un avis déterminant. Idem pour les questions d’énergie avec le ministère de la Transition écologique et de l’Énergie. L’avis d’un membre du gouvernement touche enfin à sa capacité politique d’imposer la position de son ministère. Un ministre important dans une équipe gouvernementale peut avoir une influence sur la décision finale, ce qui ne sera pas le cas d’un ministre politiquement faible, surtout en situation de majorité relative. En résumé, là où avec le droit de la concurrence il est facile de disposer d’une doctrine et d’une jurisprudence, dans le contrôle des investissements étrangers, cette dimension est plus complexe à appréhender. C’est ce qui est compliqué dans des fusions-acquisitions où la sécurité nationale devient un irritant, voire un incapacitant.

AJ : Au niveau de la dimension politique, vous mentionnez le gouvernement. Quelle est la place effective des parlementaires dans le contrôle des investissements étrangers ?

Pascal Dupeyrat : Une place de plus en plus importante, car l’intérêt national est évolutif et circonstancié. Les parlementaires ne comprennent pas qu’ils sont les seuls à ne pas être informés de ce qui se trame alors que, en tant que « représentants de la Nation », ils sont par essence en charge de l’intérêt national. L’intérêt national n’est ainsi pas le même avant et après la crise du Covid. Depuis, le manque de masque est devenu une question de sécurité sanitaire. Traditionnellement l’intérêt national est défini par l’exécutif, président de la République et gouvernement. Cependant, les parlementaires souhaitent de plus en plus intervenir sur ces sujets. La loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, a créé un contrôle parlementaire de la procédure IEF, mais seulement quand les conditions assortissant l’autorisation sur une opération sont éteintes. Il est donc quasi inopérant. Aujourd’hui, les députés et les sénateurs se saisissent donc de ces dossiers à travers leurs prérogatives parlementaires. C’est préjudiciable à la sécurité de l’opération, car les risques d’emballements ou de politisation sont nombreux. Par conséquent, la discussion sur les investissements étrangers en France doit être aussi réorganisée au niveau du Parlement. Je pense notamment à la proposition d’une délégation parlementaire à la sécurité économique faite lors de la loi Pacte. Il y a un véritable équilibre à trouver à ce niveau-là.

AJ : Pourquoi est-il important de prendre en compte ces trois dimensions dans le cadre d’une opération de fusion-acquisition avec une entreprise étrangère ?

Pascal Dupeyrat : Parce qu’au final ce qui se joue, au-delà de la défense de l’intérêt national, c’est la valorisation de l’opération ! L’enjeu est financier pour les parties à l’opération. La question sous-jacente est la suivante : quelle est la valeur d’un actif que je ne sais pas vendre ou que je ne peux pas vendre du fait du dispositif IEF ? Par exemple, en 2020, Ardian souhaitait vendre sa filiale Photonis, spécialisée dans la vision nocturne, à l’entreprise américaine Teledyne. Après plusieurs mois de procédure, la ministre des Armées n’a pas souhaité que l’opération soit autorisée par son collègue de l’Économie. L’opération s’est poursuivie avec cet élément devenu public. Résultat, d’une valorisation à 500 millions d’euros, la vente s’est réalisée à hauteur de 370 millions d’euros. Le contrôle des investissements étrangers affecte clairement la valorisation des actifs concernés. Par conséquent, les dimensions réglementaires, institutionnelle et politique du contrôle IEF doivent être prises en compte dès le processus de « due diligence », voire de structuration de l’opération. Si ce n’est pas le cas, il y a un risque important d’échec de la transaction ou de moins-value.

AJ : Le contrôle des investissements étrangers peut-il être un frein à l’attractivité économique de la France ?

Pascal Dupeyrat : En aucune manière. Aujourd’hui, tous les acteurs du M&A à travers le monde doivent faire avec les États dans les opérations impliquant des étrangers et qui touchent à des secteurs stratégiques. C’est devenu un incontournable de la pratique. Mais ce n’est pas un incapacitant pour autant et il ne nuit pas à l’attractivité économique. Aux États-Unis, le CFIUS « Committee on foreign investment in United States » existe depuis 1975 avec une logique de sécurité nationale très assumée. L’IEF français est la procédure équivalente. Le dispositif américain est d’ailleurs bien moins prévisible que le nôtre. Par exemple, les Américains ne définissent pas de liste de secteurs d’activité comme en France. En réalité, l’écosystème washingtonien des affaires est parfaitement informé sur le risque de blocage d’une opération de M&A à cause du CFIUS. En France, ce qui peut gêner c’est notre caractère parfois schizophrène, une opération pouvant être refusée par le ministre avant même que ses services soient saisis, comme dans le cas de Carrefour/Couche-tard. Voilà un point qui pourrait être clairement établi dans une doctrine de l’IEF : pas de décision avant l’instruction. C’est de la responsabilité du politique, plus que de l’administration.

AJ : Comment fonctionne la procédure de contrôle des investissements étrangers en France ?

Pascal Dupeyrat : La réglementation française est considérée comme sérieuse. Mais il y a encore des sujets de répartition de compétences au sein du ministère de l’Économie. La Direction générale du Trésor (DGT) fait l’instruction, c’est l’interlocuteur officiel. Par ailleurs, le service d’information et de sécurité économique (SISSE), rattaché la Direction générale des entreprises (DGE), est chargé de faire la vigie. Aux États-Unis, ces deux entités sont réunies au sein du CFIUS qui surveille le marché, reçoit des alertes et surtout instruit le dossier. Le système américain est un outil de sécurité économique au sens propre, mais aussi et plus encore d’intelligence économique. Toutefois, ces modes d’organisation ont tous comme boussole que l’objectif final n’est pas d’empêcher la transaction. Le sujet est de régler tous les points de sécurité nationale afin que la transaction puisse se réaliser. À défaut, et seulement alors, il y aura blocage.

AJ : Qu’est-ce qui manque à la stratégie de l’État à l’heure actuelle concernant les opérations de fusion-acquisition qui touchent à des investisseurs étrangers ?

Pascal Dupeyrat : La France doit se construire une doctrine. Si elle dispose d’une réglementation crédible, les ministres devraient avoir une ligne d’instruction ou d’emploi, un peu comme dans la dissuasion nucléaire. Un premier point de cette doctrine serait de rappeler clairement qu’il ne devrait y avoir aucune forme de décision ou d’engagement avant l’instruction. Un second point serait de savoir si certains pays dont est originaire l’investisseur posent problème. Pour l’instant la France se refuse à donner une liste de pays ou d’investisseurs, préférant s’en tenir à la seule distinction des pays hors Union européenne. À l’inverse aux États-Unis, la méfiance vis-à-vis d’acteurs chinois est assumée. Sans aller jusque-là, il n’est pas incongru de positionner le contrôle vis-à-vis de nos intérêts de sécurité, lesquels sont indissociables du contexte géopolitique et de nos traités d’alliance. Pour le moins, le concept d’intérêt national fondant la dérogation pourrait être l’objet d’un débat public. Il faut enfin une revue de la nature des conditions et les mesures adoptées par rapport aux investissements étrangers en France. Plus encore sur le respect des engagements. Des questions comme la préservation de l’emploi ou de certains types d’emplois hautement qualifiés doivent être posées. Doit-elle être intégrée dans le catalogue de mesures à l’instar de la structure et gouvernance de l’entité cible, des contrats clients et capacités industrielles, de la protection des informations, des engagements d’information et de consultation de l’État français ou bien encore du maintien de la R&D. Disposer d’une doctrine serait de l’intérêt de tous, parties à l’opération comme pouvoir publics.

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