Professions libérales et droit des entreprises en difficulté
Compte tenu de leurs spécificités, en particulier déontologiques, les professions libérales réglementées font l’objet de règles spécifiques en matière de procédures collectives, si bien que la question peut se poser de savoir s’il n’existerait pas un droit spécial des entreprises libérales en difficulté. Tel est l’objet du présent article à travers quelques exemples topiques.
1. La première question que pose un tel sujet est de savoir tout d’abord ce qu’est une profession libérale. Le législateur l’a définie, depuis peu, comme une profession non commerciale, donc de nature civile, et surtout indépendante1. La question est ensuite celle de l’identification. Il est d’usage, en France, de classer les professions libérales en trois grandes catégories : les professions médicales et/ou de santé, les professions techniques et les professions juridiques et judiciaires. La question est enfin celle des spécificités : les professions libérales jouissent-elles d’un droit particulier en la matière ou sont-elles soumises au droit commun des entreprises en difficulté ?
2. Pendant longtemps, le droit des entreprises en difficulté n’a pas appréhendé les professions libérales. En effet, les professionnels libéraux étaient exclus des procédures collectives et ce, jusqu’à la loi de sauvegarde n° 2005-845 du 26 juillet 20052, sauf par le truchement des sociétés que ces professionnels pouvaient constituer3. De même, pendant longtemps, leurs actifs n’étaient pas cessibles. En effet, la nature de leur activité a longtemps empêché la cession des clientèles civiles. Toutefois, l’ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008 est venue considérer les actifs incorporels comme des actifs désormais cessibles4.
3. Ces spécificités relevant du passé, en existe-t-il d’autres ? La réponse est assurément et sans conteste positive.
4. En premier lieu, on peut relever la compétence du tribunal de grande instance ou du président dudit tribunal, alors que, traditionnellement, ce sont en principe les tribunaux de commerce qui connaissent des difficultés financières des entreprises. Cette compétence de la juridiction civile résulte de l’activité libérale par nature civile. Certains libéraux posent cependant quelques difficultés. Tel est le cas des pharmaciens d’officine qui ont la qualité de commerçants5. Puisqu’ils réalisent l’acte de commerce par excellence, à savoir l’achat pour la revente de l’article L. 110-1 du Code de commerce6. Le pharmacien d’officine serait ainsi éligible tant du tribunal de commerce que du tribunal de grande instance, ce qui ne sera pas sans poser de difficulté lorsque lesdits pharmaciens auront constitué une société, notamment une société éminemment commerciale telle une société en nom collectif. En ce dernier cas, le tribunal de commerce paraît emporter largement la compétence. À l’inverse, lorsque ce professionnel aura constitué une SELARL ou une SELAS, le tribunal de grande instance paraît être compétent au regard de l’article L. 721-5 du Code de commerce7.
5. En second lieu, l’ouverture d’une procédure collective peut être perturbée par le passage du professionnel libéral d’un exercice individuel à un exercice en société. En effet, la question a été discutée de savoir si un avocat associé exerçant au nom d’une SEL pouvait ou non faire personnellement l’objet d’une procédure collective, notamment lorsqu’il ne paie pas ses cotisations sociales. Ainsi, la Cour de cassation a rendu trois arrêts le 9 février 2010, indiquant que l’avocat qui a cessé d’exercer son activité à titre individuel pour devenir associé d’une SEL (ou d’une SCP), n’agit plus en son nom propre mais exerce ses fonctions au nom de la société. Il cesse dès lors d’exercer une activité professionnelle indépendante au sens des articles L. 631-2 et L. 640-2 du Code de commerce. Le tribunal peut ouvrir à son égard une procédure de redressement ou de liquidation judiciaires après cette cessation d’activité lorsque tout ou partie du passif provient de l’activité professionnelle antérieure. Toutefois, si la procédure est ouverte sur l’assignation d’un créancier, cette dernière doit intervenir dans le délai d’1 an à compter de la cessation de l’activité individuelle8. La solution a été réaffirmée à propos d’un chirurgien-dentiste, hier exploitant individuel et aujourd’hui associé, qui perd son indépendance du fait du passage en société9. La solution vaut pour tous les professionnels libéraux10 qui passent ainsi d’une entreprise individuelle à une société, qu’il s’agisse d’une SCP ou d’une SEL11. Il doit donc être assigné, conformément à la loi, dans le délai d’une année, à compter de sa cessation d’activité (synonyme d’association) ; à défaut, il échappera à la procédure collective. Le ministère public n’est cependant pas soumis au respect d’un tel délai, si bien que la solution peut consister « à passer » par le procureur pour l’ouverture de la procédure collective.
6. La Cour de cassation n’a de cesse d’affirmer que le professionnel qui passe en société, quelle que soit la forme sociale d’ailleurs, perd toute indépendance12. S’il perd toute indépendance, il n’est plus éligible à la procédure collective. Certes, le tribunal peut ouvrir une procédure si les dettes sont professionnelles et viennent d’une activité antérieure mais le créancier doit agir dans le délai d’1 an à compter de la cessation d’activité, sauf demande émanant du ministère public. Il y a un risque que les difficultés ne soient pas traitées… C’est une situation assimilable au gérant de SARL, qui a du mal à nous convaincre13.
7. Au demeurant, une nouvelle question se pose concernant les professionnels libéraux qui peuvent constituer des sociétés commerciales de droit commun. En effet, depuis la loi Macron du 6 août 2015 et les décrets d’application de juin 2016, les professions juridiques et judiciaires peuvent constituer des SARL, SAS et SA, sans passer par les SEL. En cas de difficultés financières, quel tribunal sera compétent ? La nature de l’activité restant civile, on peut raisonnablement penser que le tribunal de grande instance restera compétent. Toutefois, l’article L. 721-5 du Code de commerce ne vise que les SEL, de sorte qu’il existe un doute concernant ces sociétés de droit commun. Le doute est d’autant plus permis que les avocats par exemple peuvent aujourd’hui, à titre accessoire néanmoins, exercer des activités commerciales14. Si de telles activités, qui sont nécessairement en lien avec l’activité d’avocat, venaient à être en faillite, quel tribunal serait compétent ? Il est bien difficile de répondre15…
8. En troisième lieu, il peut être relevé des spécificités relatives à la présence de l’ordre professionnel ou des autorités de tutelle. C’est ainsi que l’article L. 621-2 du Code de commerce, relatif à l’extension de procédure, a été modifié par l’ordonnance du 12 mars 2014 : concernant les professions libérales, il a été expressément ajouté que « lorsque le débiteur soumis à la procédure initiale ou le débiteur visé par l’extension exerce une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé, le tribunal statue en chambre du conseil après avoir entendu ou dûment appelé l’ordre professionnel ou l’autorité compétente dont, le cas échéant, il relève ». De même, lorsqu’un professionnel libéral fait l’objet d’une procédure collective, des créanciers, comme dans toute procédure collective, peuvent être désignés contrôleurs. Il y a toutefois quelques spécificités pour les professions libérales : ce ne sont pas cinq mais quatre contrôleurs qui peuvent être désignés au plus, et l’ordre professionnel ou l’autorité compétente dont le professionnel relève est d’office contrôleur16. D’ailleurs, l’article R. 621-24 du Code de commerce, qui précisait que « l’ordre professionnel ou l’autorité compétente dont relève le débiteur déclare au greffe le nom de la personne qu’il a désignée pour le représenter dans sa fonction de contrôleur. En l’absence de cette déclaration, son représentant légal exerce cette fonction », a été modifié par le décret du 30 juin 201417. Il a été ajouté que l’ordre professionnel ou l’autorité compétente dont relève le débiteur qui déclare au greffe le nom du représentant pouvait également transmettre par lettre recommandée avec demande d’avis de réception le nom de ce représentant incarnant au nom de l’ordre la fonction de contrôleur. En outre, le jugement de rétablissement professionnel est communiqué à l’ordre professionnel ou à l’autorité compétente18.
9. Lorsqu’un professionnel libéral fait l’objet d’une procédure collective, l’idée est donc que les représentants de l’ordre ou de l’autorité compétente soient présents tout au long de ladite procédure. Ainsi en va-t-il des demandes en extension de procédure pour confusion des patrimoines19, de l’élaboration du bilan économique, social et environnemental20, de l’apposition des scellés21, de la réalisation des actifs22 dans lesquelles le candidat cessionnaire doit être un professionnel relevant du même ordre professionnel23.
10. Enfin, on peut rappeler la règle selon laquelle il est possible d’exclure un dirigeant d’une société, en vue d’adopter un plan de redressement, n’est pas applicable aux professionnels libéraux en sociétés24. Et en conclure qu’il existe, pour les professions libérales, un droit des entreprises en difficulté à part, presque autonome et indépendant du droit commun des procédures collectives…
Notes de bas de pages
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1.
V. L. n° 2012-387, 22 mars 2012, art. 29, I, loi relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives : « I. – Les professions libérales groupent les personnes exerçant à titre habituel, de manière indépendante et sous leur responsabilité, une activité de nature généralement civile ayant pour objet d’assurer, dans l’intérêt du client ou du public, des prestations principalement intellectuelles, techniques ou de soins mises en œuvre au moyen de qualifications professionnelles appropriées et dans le respect de principes éthiques ou d’une déontologie professionnelle, sans préjudice des dispositions législatives applicables aux autres formes de travail indépendant ».
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2.
Lécuyer H., « Les nouveaux débiteurs », Rev. proc. coll. 2006, p. 332 ; Martin R. et Neveu P., « L’application à la profession d’avocat de la loi du 26 juillet 2005 sur la sauvegarde des entreprises », JCP G 2006, I 125 ; Favario T., « L’avocat en difficulté (application de la loi de sauvegarde à l’avocat exerçant en nom) », Bull. Joly 2006, p. 691 ; Vignal N., « L’extension du droit des entreprises en difficulté aux professions libérales », in La loi du 26 juillet 2005 sur la sauvegarde des entreprises, 2006, PUAM, p. 31 ; Rétif S., « L’extension des procédures collectives aux professions libérales », Dr. & patr. mensuel 2006, p. 95 ; Lisanti C., « L’originalité des procédures collectives » in Dossier « Les Groupements libéraux », Journal des sociétés 2010, n° 76, p. 38, spéc. p. 39 ; Cerati-Gauthier A., « Application de la loi de sauvegarde des entreprises aux professions libérales », JCP E 2008, 2436 ; v. avant la réforme, Soinne B., « Profession libérale et procédure collective », Rev. proc. coll. 1997, p. 377.
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3.
Avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 2005, par exemple, le notaire associé d’une SCP, solidairement et indéfiniment tenu du passif social, pouvait se voir étendre la procédure ouverte contre la société (C. com., art. L. 624-1 ; Cass. com., 22 mai 2007, n° 06-12193 : Bull. civ. IV, n° 139 ; Act. proc. coll. 2007, n° 138, obs. Rétif S. ; Rev. proc. coll. 2007, p. 167, obs. Lebel C. ; Dr. sociétés 2007, n° 178, note Legros J.-P. ; D. 2007, p. 1668). Cette disposition a été supprimée par la loi de sauvegarde.
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4.
Ord. 18 déc. 2008, art. 110. – Lisanti C., « L’originalité des procédures collectives », Journal des sociétés 2010, dossier « Les groupements libéraux », n° 76, p. 38, spéc. p. 39. Le texte n’est que la reprise d’une réponse ministérielle de 2007 : Rép. min. à QE n° 2060 : JOAN Q, 4 déc. 2007, p. 7705, obs. Filiol de Raimond M. ; RLDA 23/2008, n° 1393 ; Rétif S., « Observations à propos du plan de cession de l’entreprise libérale individuelle », Rev. proc. coll. 2006/3, p. 232 ; Lambert-Garrel L., « Brèves réflexions sur l’ouverture ministérielle en faveur de la cession des actifs incorporels des professions libérales en redressement ou liquidation judiciaire », JCP E 2008, 1547 ; l’article L. 642-1, alinéa 4 du Code de commerce réserve toutefois une exception : « Lorsque le débiteur est un officier public ou ministériel, le liquidateur peut exercer le droit du débiteur de présenter son successeur au garde des Sceaux, ministre de la Justice ».
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5.
Rép. min. n° 14364 : JOAN Q, 8 août 1994, p. 4063.
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6.
Achat de médicaments pour les revendre en l’occurrence.
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7.
Sur la question discutée pour le cas d’une société de pharmaciens d’officine, pour l’ouverture d’une procédure collective : Legros J.-P., « De l’aptitude du tribunal de commerce à prononcer la faillite d’une SEL de pharmaciens », Dr. sociétés 2012, repère 3 ; à propos de T. com. Valenciennes, 22 août 2011 : LEDEN oct. 2011, n° 9, p. 7, obs. Staes O.
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8.
Cass. com., 9 févr. 2010, nos 08-15191, 08-17144 et 08-17670, FS-PBRI, 3 arrêts : Bull. civ. IV, nos 35, 36 et 38 ; D. 2010, chron. C. Cass., p. 1113, obs. Orsini I. ; D. 2010, AJ, p. 434, obs. Lienhard A. ; RTD com. 2010, p. 391, obs. Monsèrié-Bon M.-H. ; Defrénois 15 juill. 2010, n° 147n1, p. 1474, obs. Gibirila D. ; JCP E 2010, 1296, spéc. n° 1, obs. Pétel P. et 1267, note Cerati-Gauthier A. ; JCP G 2010, 220 et 602, note Barbieri J.-J. ; LEDEN mars 2010, n° 219, p. 1, obs. Lucas F.-X. ; Act. proc. coll. 2010, n° 70, obs. Vallansan J. ; Dr. sociétés 2010, n° 76, note Legros J.-P. ; Gaz. Pal. 16 mars 2010, n° I0867, p. 8, note Dumont-Lefrand M.-P. ; Gaz. Pal. 3 juill. 2010, n° I2248, p. 19, obs. Reille F. ; Rev. proc. coll. 2010, n° 131, obs. Lebel C., et n° 148, obs. Saintourens B. ; RJDA 2010, n° 538 ; BJS mai 2010, n° 98, p. 489, note Daigre J.-J. ; Dr. & patr. mensuel 2010, p. 83, obs. Saint-Alary-Houin C. et Monsèrié-Bon M.-H. ; BJE mars 2011, n° 1, p. 12, note Martineau-Bourgninaud V. ; Rev. proc. coll. 2010, étude 6, concl. Bonhomme R. ; RJDA 5/2010, n° 538 ; ibid. 6/2010, p. 564, chron. Gibirila D. – V. également CA Aix-en-Provence, ord. réf. prem. prés., 19 sept. 2014, n° 14/00507 : Lexbase Hebdo, éd. professions, 18 déc. 2014, note Brignon B.
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9.
Passage d’un exercice individuel à un exercice en SELEURL : Cass. com., 16 sept. 2014, n° 13-17147, F-PB : D. 2014, p. 1869 ; BJS nov. 2014, n° 112s8, p. 449, note Malet-Vigneaux J. ; JCP E 2014, 1550, note Cerati-Gauthier A. ; Journal des sociétés 2014, chron. CEDI, obs. Brignon B.
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10.
Pour une infirmière libérale : CA Paris, 3e ch., sect. A, 20 nov. 2007, n° 07/03359 : BJS mars 2008, n° 47, p. 210, note Tagliarino-Vignal N., et Cass. com., 17 mai 2011, n° 10-13460 : BJE sept. 2011, n° 120, p. 240, note Tagliarino-Vignal N. – V. également Cass. 2e civ., 25 sept. 2014, n° 13-24642, F-PB : BJS nov. 2014, n° 112r8, p. 438, note Barbièri J.-F.
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11.
Sur les conséquences de la perte d’indépendance, V. Cerati-Gauhier A., « Avocat et droit des entreprises en difficulté », Journal des sociétés 2012, dossier « Avocat et droit des affaires », n° 94, p. 26 ; Barbièri J.-F., « Exercice professionnel en SEL : responsabilités civiles », Journal des sociétés 2014, dossier « Le renouveau des SEL et des SPFPL », p. 27, spéc. n° 12 ; Reygrobellet A., « Responsabilités professionnelles et sociétés d’exercice professionnel », in Les Cahiers du chiffre et du droit, RJ com. 2013, p. 31 ; Brignon B., « L’impact des réformes 2014 des procédures collectives sur la profession d’avocat », Lexbase Hebdo, éd. professions, 6 nov. 2014, n° 181.
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12.
V. par ex. Gibirila D., « L’ouverture de procédures d’apurement du passif à l’encontre d’un professionnel libéral associé d’une SCP », Journal des sociétés 2017, p. 59.
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13.
Sur la question en général v. Vincent C., « La qualité du débiteur dépourvu d’entreprise », JCP E 2016, étude 1340.
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14.
D. n° 91-1197, 27 nov. 1991, art. 111, organisant la profession d’avocat, modifié par le décret n° 2016-882 du 29 juin 2016.
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15.
Ce devrait être en principe le tribunal de commerce car, même accessoires, de telles activités n’en restent pas moins commerciales.
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16.
C. com., art. L. 621-10, al. 4.
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17.
D. n° 2014-736, 30 juin 2014, art. 40.
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18.
C. com., art. R. 645-6, dernier alinéa.
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19.
C. com., art. L. 621-2, dernier alinéa.
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20.
C. com., art. L. 623-3.
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21.
C. com., art. R. 641-15.
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22.
C. com., art. L. 642-23.
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23.
C. com., art. L. 642-2. La loi Macron du 6 août 2015 autorisant dans les sociétés des professionnels du droit les détentions majoritaires en capital et en droit de vote par un professionnel du droit autre que l’objet de la société, on peut se demander si cette condition ne devrait pas dorénavant être aménagée dans certaines circonstances. Ainsi, si par exemple une société dont l’objet est la profession d’avocat se trouve en liquidation judiciaire, un autre professionnel du droit (notaire, administrateur judiciaire, etc.) doit pouvoir aujourd’hui formuler une offre de reprise. Cela étant, deux conditions au moins nous paraissent nécessaires : d’abord, que la forme de la société à vendre accepte une telle détention capitalistique (ce qui n’est pas le cas de la SCP, non plus des avocats n’exerçant pas en société mais en individuel), ensuite, que l’avocat reste en place pour l’exercice professionnel de l’objet social.
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24.
C. com., art. L. 631-19-1.