Lettres érotiques de Courbet : et le respect de la volonté de l’auteur ?

Publié le 10/12/2024

Gallimard publiera l’année prochaine les lettres érotiques du peintre Gustave Courbet à l’une de ses maitresses. Déjà, les extraits les plus croustillants circulent. Comment est-on passé du secret absolu, apparemment souhaité par leur auteur,  à cette publication très médiatisée ? Xavier Labbée analyse les enjeux de cette « tapageuse » parution d’écrits intimes. 

Lettres érotiques de Courbet : et le respect de la volonté de l'auteur ?
Gustave Courbet par les Ateliers Nadar

Des articles de presse récents nous apprennent que « des lettres érotiques inédites envoyées par le peintre Gustave Courbet à l’une de ses maitresses ont été retrouvées par hasard à la bibliothèque de Besançon. Ces lettres scandaleuses étaient secrètement conservées dans la bibliothèque de la ville franc-comtoise depuis le début du XXᵉ siècle. Elles seront publiées dans leur intégralité l’an prochain »[1]

Plus profondément, il apparaît qu’à « la mort du peintre en 1877, sa famille a confié les lettres à la bibliothèque de Besançon, en faisant jurer au conservateur de ne jamais les communiquer »[2]. Elles révèlent en effet des échanges érotiques inédits entre Gustave Courbet et Mathilde Carli de Svazzema. Aussi, une note manuscrite est jointe à la pile de lettres, sur une feuille à en tête de l’Assemblée Nationale, qui indiquerait, selon l’article de Radio France : « il y a quarante ans, une personne a remis des lettres écrites à une dame par une personnalité célèbre du XIXe siècle. Ces lettres furent remises avec charge de les garder mais sans les communiquer à qui que ce soit » [3]

Du secret absolu à la publication tapageuse 

Les différents conservateurs qui se sont succédé ont respecté religieusement les termes de la note rédigée sans doute par le bibliothécaire de l’époque, tant les dernières volontés sont sacrées : les lettres ont bel et bien été « gardées » (on peut donc s’étonner qu’elles aient été découvertes « par hasard ». N’étaient-elles pas au catalogue ?) Mais elles n’ont jamais été divulguées. Cent cinquante ans plus tard, le bibliothécaire actuel les découvre, se rend compte après recherches que l’auteur des lettres est Gustave Courbet. La décision est alors prise par la ville d’assurer une publication intégrale chez Gallimard. En l’attente, les extraits les plus chauds sont consultables sur Internet[4]. Il faut bien attirer le client.  Et l’on passe du secret absolu à la publication la plus large et la plus tapageuse. Est-ce bien convenable ?

Peut-on divulguer des lettres intimes après la mort de son auteur, au mépris de sa volonté ou de celle de sa famille qui les a léguées ? Pour répondre, il faut bien distinguer le droit d’exploiter une œuvre, qui s’éteint aujourd’hui 70 ans après la mort de l’auteur, du droit moral de divulgation qui est quant à lui « perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible aux héritiers de l’auteur. L’exercice peut être conféré à un tiers »[5]. L 121-3 du code rappelle que « l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre… Après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur… ».

En admettant que l’exécuteur testamentaire soit la ville de Besançon, par ailleurs légataire des lettres, comment comprendre que l’on puisse du jour au lendemain passer du secret absolu à la divulgation la plus large ?

Une première question se pose : qu’est-ce qu’une œuvre ? Les correspondances intimes forment-elles « une œuvre » ? Une réponse nous est donnée par la décision rendue, après la mort de René Char, dans le procès opposant les enfants de la maitresse de l’écrivain à sa veuve. Les premiers souhaitaient publier un choix de lettres adressées par le poète à sa muse, la seconde refusant une telle publication : étant seule titulaire du droit moral et des droits patrimoniaux sur l’œuvre de l’écrivain, elle fit valoir qu’il fallait se conformer à la volonté de ce dernier « qui n’entendait pas publier autre chose que ses œuvres ».  Ne sont-elles pas plutôt des éléments de « l’intimité de la vie privée » ? Après un assez long parcours judiciaire, la veuve de René Char s’est en tout cas opposée à bon droit à la divulgation : son refus n’a pas été jugé abusif[6].

Les lettres relèvent-elles de l’œuvre ou de l’intime ?

Tout dépend donc de savoir ce que l’auteur de l’œuvre ou des lettres a voulu[7]. En l’espèce, si l’on en croit les articles de presse, un membre de la famille du peintre, traduisant la volonté de l’artiste, aurait légué les lettres à la bibliothèque en s’opposant fermement à leur publication. Et l’interdiction aurait été écrite sur une lettre jointe, sans doute par l’exécuteur testamentaire légataire. Le raisonnement mené dans l’affaire René Char peut être repris : Courbet aurait sans doute aimé que tous ses tableaux soient exposés (y compris les épreuves), mais il n’aurait pas voulu que ses lettres soient publiées… parce qu’elles ressortent de l’intime et qu’elles sont surtout étrangères à son œuvre, puisqu’il n’est pas poète ou écrivain.

Mais plus d’un siècle s’est écoulé….  Comment le légataire particulier des lettres (en l’espèce la ville de Besançon), exécuteur testamentaire de surcroit, peut-il brutalement révéler au grand jour avec force publicité ce qu’il avait gardé secret conformément semble-t-il à sa mission ? Et si oui à quelles conditions ? Et qui pourra alors défendre la mémoire de Courbet contre la volonté du légataire ?

L’article L 121-3 nous fournit une réponse : « En cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé visés à l’article L. 121-2, le tribunal judiciaire peut ordonner toute mesure appropriée. Il en est de même s’il y a conflit entre lesdits représentants, s’il n’y a pas d’ayant droit connu ou en cas de vacance ou de déshérence. Le tribunal peut être saisi notamment par le ministre chargé de la Culture. La faculté de publier ou non une œuvre posthume est donc encadrée par le Code de la propriété intellectuelle. Le ministère de la Culture peut donc intervenir (si on le saisit) et le tribunal décider (si on le saisit).

Au nom de l’intérêt public ? 

Mais il est vrai que lorsque la volonté de l’auteur n’est pas clairement établie (et sans doute en l’espèce faudrait-il en savoir un peu plus sur la notice accompagnant le paquet de lettres de Courbet interdisant la publication), les tribunaux ont tendance à atténuer ou même à passer outre « au nom de l’intérêt public » l’interdit de divulgation : les exemples sont nombreux[8]. Si les lettres de Courbet ne font pas partie de son œuvre, il nous semble cependant qu’elles doivent permettre aux historiens de l’art, aux musées, aux artistes de la comprendre un peu mieux. Il apparait logique de permettre au nom de l’intérêt public, après un certain temps, aux chercheurs, historiens ou universitaires d’accéder facilement aux lettres intimes de l’artiste (pourquoi pas par la numérisation) en raison de l’intérêt scientifique de leur démarche. Mais il nous parait regrettable de jeter en pâture au grand public, toujours avide de scandale et par une exploitation tapageuse, des lettres qui au départ, n’avaient sans doute pas lieu d’être révélées.

Pourquoi ne pas repenser le droit de divulgation des lettres personnelles en s’inspirant de la législation sur le dépôt légal, qui oblige tout éditeur à déposer un exemplaire de l’œuvre éditée à la bibliothèque Nationale, exemplaire que toute personne intéressée peut consulter si elle en a l’envie [9] ?

Nul ne doute que l’éditeur des lettres de Courbet y trouvera son compte, mais l’intérêt scientifique est une chose et la curiosité malsaine en est une autre. Il nous semble qu’il n’est pas bon de l’entretenir. Et le respect de la volonté de l’auteur doit rester absolu.

 

 

[1] France Info du 27/11/2024.

[2] France Info Marie Dupin 29 novembre 2024 Le secret bien gardé de la correspondance érotique de Gustave Courbet.

[3] Radio France « le secret bien gardé des correspondances érotiques de Gustave Courbet».

[4] Révélations intimes : les lettres cachées de Gustave Courbet par Houcine Bouhadja. 27.11. 2024  « Ma chère putain… tu sais que je donnerais n’importe quoi pour sucer ton con, mordre tes poils dorés, ta motte et dévorer les grands tétons pointus, me décharger dans ta bouche… (Etc.  Etc.) Réponse de Mathilde « j’aurai mon con tout prêt à recevoir les sensations qu’il te plaira lui faire éprouver » (etc. etc.)

[5] Article 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.

[6] Sur la question de la publication des lettres intimes adressées par René Char à sa maitresse : v. TGI de Paris 25 mars 2008 n°06.09.517 infirmé par CA de Paris 4 décembre 2009 N° 08.13.681, cassé par C.Cass 9 juin 2011 ; La cour de renvoi reprit intégralement l’analyse des juges de première instance mettant en avant la vie privée de l’auteur pour confirmer l’interdiction de la divulgation des lettres litigieuses. V.  Louis LEFEVRE « René Char et le droit de divulgation post-mortem » 18 Décembre 2014 in Village-justice.com.

[7] Apollinaire s’était opposé de son vivant à la publication de ses lettres à Lou (Lettre 62 « tu sais, je veux que tu gardes mes lettres mais ne veux pas que tu les montres à qui que ce soit » Lettre à Lou n) 62 Gallimard 2010) et son vœu fut respecté après sa mort en 1918, aussi longtemps que fut en vie Louise de Coligny qui en était destinataire. Mais elles furent publiées en 1969, une fois passé le délai d’exploitation qui était alors de 50 ans, et peu de temps après son décès, au nom de « l’intérêt du public ». Gallimard publiera d’ailleurs quarante ans plus tard des lettres de Lou adressées à Guillaume Apollinaire, retrouvées dans les affaires du poète. La volonté du poète et sa vie privée n’ont pas pesé très lourd face à « l’intérêt public ». Mais il est vrai que ces lettres peuvent tout à fait s’inscrire dans le cadre de l’œuvre littéraire du poète. Elles forment un tout qu’il est difficile de dissocier.

[8] CEDH 18 mai 2004 N°58148/00 Plon/France. v. également sur la publication autorisée d’un inédit de Montherlant (car l’auteur avait varié de son vivant dans sa position) TGI Paris 1ʳᵉ Chambre 1ᵉʳ décembre 1982 RIDA 1 1983 Note Gauthier

[9] Code du patrimoine, art L 131-1.

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