Propriété intellectuelle : faut-il faire le procès du prince de Blanche-Neige ?
Ce que certains désignent sous l’anglicisme « cancel culture » consiste à dénoncer, dans les médias, notamment des œuvres, propos ou comportements jugés incorrects dans l’objectif de parvenir à leur suppression ou modification. Face à une « cancel culture » qui s’étend désormais à tous les domaines comme en témoignent de récentes critiques au sujet du baiser de Blanche-Neige, quelle est la place du droit de la propriété intellectuelle ? Joue-t-il le rôle de vecteur ou de garde-fou du Tribunal médiatique ? L’éclairage de Pierre Hoffman, Marine Turc et Margaux Bayle, du cabinet d’avocats Hoffman.
En matière de propriété littéraire et artistique, les œuvres de l’esprit originales sont protégées en l’absence de formalité. Le tout premier article du code de la propriété intellectuelle énonce à ce titre que : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». L’auteur d’une œuvre, par le seul fait de cette création, est ainsi immédiatement titulaire de droits sur celle-ci.
Découlent de cette protection outre des droits patrimoniaux, des droits moraux qui permettent à l’auteur de protéger « l’essence » de son œuvre de manière perpétuelle, imprescriptible et inaliénable. Ces droits ne meurent jamais, ne sont pas soumis à la prescription et l’auteur ne peut ni y renoncer ni les céder.
L’auteur est titulaire d’un droit absolu sur son oeuvre
Au titre de ces droits, et au cœur de controverses actuelles, figure le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre.
En substance, l’auteur (ou ses ayants droits) bénéficie d’un droit absolu sur l’œuvre, lui permettant de s’opposer à une exploitation qu’il estimerait contraire à sa vision et au sens qu’il a souhaité donner à sa création, ou à toute modification de son œuvre.
L’accord de l’auteur permet donc sans aucune limite de modifier ou supprimer un titre, des chapitres, des scènes, etc et ce, indépendamment d’une cession éventuelle des droits patrimoniaux sur l’œuvre. Ainsi, le titulaire des droits patrimoniaux, sera, en tout état de cause, et de manière perpétuelle, lié par la vision initiale de l’auteur et propre à ce dernier.
A ainsi pu être interdite l’adaptation du Dialogues des Carmélites de Bernanos en raison du changement d’époque. L’histoire, initialement ancrée dans la période révolutionnaire, était transposée pour se dérouler lors de la seconde guerre mondiale ce qui induisait un changement de contexte et a fortiori une nouvelle lecture contraire à l’esprit inhérent à l’œuvre.
De même, l’auteur et le compositeur de la chanson « On va s’aimer » s’étaient opposés à l’exploitation de la chanson « On va fluncher » sur ce même fondement.
Mais, si la volonté de l’auteur prédomine au changement de tout ou partie de l’œuvre, l’évolution de la société peut-elle imposer une quelconque modification ?
Le cas des Dix petits nègres
En observant ainsi des exemples récents, on peut citer le cas singulier des « Dix petits nègres » publié initialement en 1938 et récemment rebaptisé en France « ils étaient dix», afin de supprimer, selon les ayants droits, la dimension raciste susceptible de « blesser ». Cependant, Agatha Christie elle-même avait changé le premier titre et avait proposé le second en alternative quelques années après sa sortie initiale.
La même réflexion préside la controverse actuelle s’agissant de la scène du baiser dans le dessin animé Blanche-Neige de Disney.
L’histoire est une adaptation du conte des frères Grimm. Toutefois, Disney l’a modifié substantiellement et l’a transformé en dessin animé. C’est cet ensemble qui est désormais une œuvre à part entière.
En particulier, Disney propose une fin alternative dans laquelle le prince embrasse une Blanche-Neige endormie, afin de la sauver du poison ingéré.
Or, c’est précisément cette scène, qui, selon certains, peut être perçue comme un baiser non consenti et qui fait aujourd’hui débat.
Juridiquement, afin de modifier l’œuvre et supprimer la scène du baiser en question, il faudrait obtenir l’accord du titulaire des droits.
Seul ce dernier peut prendre la décision de « couper » cette scène ou de la modifier. L’auteur ou ses ayants droits sont les seuls à pouvoir autoriser à ce que leur œuvre, graphique, plastique, littéraire soit modifiée, quelle qu’en soit la raison, et même si l’œuvre est à un instant donné, perçue comme étant porteuse d’un message contraire aux « valeurs » de l’époque.
En effet, le magistrat n’est ni le juge des bonnes mœurs ni un critique d’art et c’est bien le sens de l’article L112-1 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel les œuvres sont protégées « quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. »
Une incitation à l’agression sexuelle ?
L’on pourrait alors objecter l’exception selon laquelle certains sujets sont d’ores et déjà juridiquement soumis à interdiction ou restriction. On pense immédiatement aux incitations à la haine, à la violence, à la discrimination, à l’antisémitisme ou tout autre discours ou image pouvant constituer ou inciter à commettre une infraction.
A cet égard, le livre « Suicide mode d’emploi » paru en 1982 à tout bonnement été interdit sur le fondement d’une loi postérieure de 1987 tendant à réprimer l’infraction de provocation au suicide.
Par analogie, serait-il alors possible de supprimer la scène du baiser de Blanche Neige – voire celle similaire de la Belle au Bois Dormant – considérée par certains comme banalisant l’infraction d’agression sexuelle car traitée sous un angle particulièrement mélioratif, et destinée à un jeune public ?
A bien y regarder pourtant, cette scène n’est pas la seule qui pourrait être juridiquement réprimée.
Si l’on reprend en détail l’œuvre de Disney, on s’aperçoit effectivement que :
*Le prince embrasse Blanche-Neige dans son sommeil (infraction d’agression sexuelle réprimée par l’article 222-22 du code pénal) ;
*La reine tente tuer et faire tuer Blanche-Neige pas moins de quatre fois (infraction de mandat criminel et d’empoisonnement réprimés par les articles 221-5 et suivants du Code pénal) ;
*Blanche-Neige est représentée buvant l’intégralité d’une bouteille de vin en pleine nature (infraction d’ivresse manifeste sur la voie publique prévue et réprimée notamment par les articles L3341-1 et R3353-1 du code de la santé publique).
Une alternative : la mise en garde
Bien qu’aucune disposition légale ne contraint les titulaires de droits à opérer de tels changements, les auteurs disposent de toute latitude pour autoriser toute adaptation. Ainsi, la société Disney a d’ailleurs pu diffuser des messages d’avertissements s’agissant de certains dessins animés tels que Dumbo, les Aristochats ou Peter Pan, en raison de certaines scènes comprenant, selon le message affiché, « des descriptions négatives et/ou des mauvais traitements des personnes et des cultures ».
Cette alternative à la modification des œuvres a également été choisie par les titulaires de droits du film « Autant en emporte le vent » puisqu’un message de contextualisation du scénario précède désormais la diffusion. Cette option a l’avantage, pour le titulaire de droits, de s’exonérer de l’autorisation de l’auteur.
A l’heure actuelle, le Code de la propriété intellectuelle permet aux seuls titulaires des droits moraux de procéder à toute modification de leur œuvre ou d’interdire une adaptation par un tiers. Le droit pénal ne permet pas davantage d’empêcher la représentation de scènes qui pourraient faire l’objet d’une qualification pénale.
A chacun donc de se demander s’il convient de changer le droit afin de permettre de condamner les œuvres du passé, et ainsi de condamner le Prince Florian…
Référence : AJU215840