À La Courneuve en 1983, le meurtre de Toufik Ouannès, 9 ans, marque un tournant dans la vie des banlieues

Publié le 13/12/2024

Historien spécialisé dans les politiques de la ville, Thibault Tellier publie L’Enfant de La Courneuve aux éditions Michalon. Il y raconte la mort de Toufik Ouannès, garçon d’origine algérienne de 9 ans, tué d’un coup de fusil par un voisin de la cité des 4 000 en 1983. Ce « récit urbain d’une émotion nationale » retrace une époque charnière, qui voit la rénovation de la ville devenir un sujet politique. Ce fait divers annonce aussi, d’après l’auteur, la colère qui embrase les banlieues aujourd’hui.

Actu-Juridique : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la mort de Toufik Ouannès ?

Thibault Tellier : La mort de Toufik Ouannès fait partie des dates emblématiques quand on s’intéresse aux grands ensembles. 1983 marque le début des politiques de la ville. C’est le moment, aussi, où le PS renie ses propositions faites en 1981. En 2023, lorsque Nahel Merzouk est mort tué par un policier à Nanterre, j’ai pensé que cela serait intéressant de raconter la mort d’un autre jeune de banlieue populaire.

AJ : Qu’ont en commun la mort de Toufik et celle de Nahel, 40 ans plus tard ?

Thibault Tellier : Ces deux affaires ont un décor de grands ensembles emblématiques de la banlieue française, La Courneuve pour l’un et les tours de Nanterre pour l’autre. Ce sont deux jeunes, même si Nahel avait 17 ans et Toufik seulement 9. Nahel meurt du fait d’un conflit avec la police, alors que Toufik est tué par un habitant de la cité des 4 000. Les causes sont donc très différentes mais le contexte urbain est similaire. Il s’agissait de voir comment la France se saisit d’un fait divers tragique et comment, en 40 ans, les représentations ont évolué. La mort de Nahel produit un électrochoc immédiat, en particulier chez les plus jeunes. Alors qu’en 1983, c’est l’émotion qui domine plus que la colère, qui est contenue. À l’époque, on voit aussi un maire dépassé par la situation, essayant de réconforter la famille de manière un peu paternaliste. En 1983, des jeunes d’origine maghrébine ont des revendications beaucoup plus politiques, comme en témoigne la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Il y a quand même eu quelques échauffourées, un camion de Radio France vandalisé. Mais il n’y a pas eu de révolte. Ce n’est qu’à partir des années 1990, dans un contexte de confrontation avec la police, que ces affaires commenceront à générer une colère populaire et provoqueront les émeutes que l’on connaît.

AJ : Pour des raisons différentes de celle de Nahel, la mort de Toufik engendre tout de même une mise en cause de la police…

Thibault Tellier : Oui, et cela m’intéressait car on voit dans cette affaire de 1983 se dessiner les prémisses du divorce entre la population des quartiers populaires et la police. Des habitants de la cité ont pensé que la police n’avait pas fait son boulot. Que s’il s’était agi d’un enfant français, elle aurait été plus zélée. Pourtant, cette thèse ne tient pas : énormément de policiers ont été déployés, et l’enquête a été confiée à un policier chevronné du 36, quai des Orfèvres. Cela montre bien que cet événement a d’emblée été perçu comme un drame national. La police a visité une centaine d’appartements, le meurtrier a été identifié en 48 heures. On voit quand même qu’il y a des tensions qui annoncent les confrontations qui existeront plus tard entre jeunes et police. Le moteur est un sentiment d’injustice et de relégation. Ces jeunes ont l’impression d’être oubliés, parce qu’ils sont des Maghrébins de La Courneuve. Un appartement qui aurait brûlé aurait sans doute engendré la même colère. Chaque événement est une opportunité de protestation sociale, même si celle de 1983 est très contenue.

AJ : Comment avez-vous travaillé ?

Thibault Tellier : J’ai fait ma thèse d’habilitation sur les origines de la politique de la ville. J’avais arrêté mes recherches en 1983, au moment où les politiques publiques se saisissent de cette question. J’avais travaillé sur ce sujet avec une vue un peu surplombante, sur la base d’archives et de comptes rendus de réunions publiques. Pour raconter l’histoire de Toufik Ouannès, il me fallait assurément une approche plus humaine, qui touche à la vie intime des habitants de cette cité. Le tribunal de Bobigny a mis l’ensemble du dossier d’instruction à ma disposition. Cela m’a permis de rentrer dans la vie de la cité de l’intérieur, en voyant le quotidien de ces gens. Les policiers, comme ils ne trouvaient pas tout de suite le meurtrier, ont été taper aux portes. L’enquête propose des descriptions précises des logements. Elle décrit avec précision les appartements. Cela en fait une source précieuse pour les historiens de l’urbain. Comme un journaliste l’aurait fait, je suis aussi retourné à La Courneuve, et me suis présenté à l’adresse indiquée sur les documents judiciaires. J’y ai retrouvé la sœur de Toufik, qui a continué à vivre dans l’appartement mis à la disposition de la famille à Paris après le drame. Au début, elle était très rétive, mais j’ai finalement pu longuement discuter avec elle de son frère. J’ai aussi rencontré des témoins, notamment un animateur, très jeune à l’époque, toujours en poste à la mairie. Il connaît la cité des 4 000 comme sa poche, m’a mis en contact avec l’ancien instituteur de Toufik, des anciens voisins. Cela m’a permis d’avoir une approche plus sensible de cette histoire. J’ai tenu à retranscrire autant que possible cela dans le livre : les magasins qui sont un lieu de sociabilité, les engueulades entre les passants et les jeunes.

AJ : Que reste-t-il de la mort de Toufik Ouannès ?

Thibault Tellier : À La Courneuve, c’est encore une histoire à fleur de peau. Ailleurs, il n’en reste qu’un vague souvenir. Mais cela reste une date importante. 1983 marque le début de la politique de la ville. Quelques semaines après l’événement, l’État va engager un grand programme de restructuration. 1983 est aussi l’année de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui est une proclamation des jeunes issus de l’immigration pour compter dans le pays. En décembre 1983, la marche passera par La Courneuve pour rendre hommage à Toufik. Ce sera la dernière étape avant la rencontre avec François Mitterrand à l’Élysée. Tout un symbole.

AJ : Quelle est la cause de la mort de Toufik ?

Thibault Tellier : Il y a d’abord la piste de l’acte raciste. À La Courneuve, aujourd’hui encore, des gens pensent que Toufik est mort parce qu’il était d’origine étrangère. Le contexte se prête à cette lecture : une trentaine de crimes racistes ont été recensés pendant la seule année 1983. L’un des plus marquants est le meurtre d’un jeune Algérien défenestré d’un train par trois légionnaires. Mais, concernant Toufik, cette piste va vite s’essouffler car rien ne permet de dire que le tueur a tiré sur Toufik parce qu’il était maghrébin. Le meurtrier, René Aigueperse, est un machiniste de la RATP qui se lève chaque jour à l’aube. Il a tiré parce qu’il ne supportait plus d’entendre des pétards sous ses fenêtres, qui l’empêchaient de dormir. C’est un type sans antécédents judiciaires, qui a un jardin ouvrier, regarde la télé, va se coucher tôt avec sa femme. La deuxième thèse, pour laquelle j’opte, est celle de la misère sociale. La promiscuité et la pauvreté ont provoqué ce passage à l’acte. Quand vous lisez les descriptions concernant ces immeubles, c’est une honte nationale d’avoir laissé des gens vivre dans de telles conditions. À l’époque, La Courneuve était encore juridiquement une possession de la ville de Paris, qui avait acheté des terrains pour y loger des Parisiens dans les années 1960. La précarité régnait et Paris a refusé, Jacques Chirac en tête, d’y faire des travaux. Ensuite, ces grands ensembles ont été dévolus à La Courneuve. Mais, dans les années 1980, la cité des 4 000 était abandonnée de tous, avec un fort taux de pauvreté et de concentration d’immigrés.

AJ : Qu’avez-vous pensé du procès du meurtrier de Toufik ?

Thibault Tellier : Je dois dire qu’il m’a surpris. L’avocate générale était manifestement embêtée par la personnalité du meurtrier qui n’était pas une caricature du militant d’extrême droite raciste, mais plutôt un homme anonyme, fragile avec des problèmes de santé. Une peine de 5 ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis, a été prononcée. Cela me semble léger pour le meurtre d’un enfant de 9 ans. Mais c’était dans la moyenne des peines prononcées pour des faits similaires à l’époque.

AJ : Les politiques de la ville initiée en 1983 vont-elles améliorer la vie des habitants ?

Thibault Tellier : Les premières émeutes urbaines ont lieu dans la banlieue lyonnaise dès la fin des années 1970. Les politiques de rénovation urbaine ne vont pas faire taire cette colère, qui va au contraire se démultiplier. Ces politiques sont importantes mais pas suffisantes pour donner aux jeunes la reconnaissance sociale à laquelle ils aspirent. Ils peuvent s’accommoder du délabrement de la cité mais pas du manque de reconnaissance qu’on leur accorde. On n’a sans doute pas assez traité cette question dans les années 1980. La Commission nationale du développement social des quartiers avait amorcé une réflexion sur la citoyenneté. Elle s’est progressivement épuisée dès le milieu des années 1980.

AJ : Vous invitez, à la fin du livre, à remettre les habitants au cœur des études sur la banlieue. Ce n’est pas le cas aujourd’hui ?

Thibault Tellier : C’est devenu essentiel pour les procédures de la politique de la ville de mettre en avant le point de vue des habitants. Mais, en réalité, on connaît peu le ressenti des habitants des banlieues. En tant qu’historien, quand on travaille sur le XVIIIe ou le XIXe siècle, on dispose de journaux des personnes de l’époque. Les gens écrivaient. On n’a pas l’équivalent sur la banlieue contemporaine, à quelques exceptions près. Peu de gens écrivent sur leur environnement urbain. Cela explique que l’on soit démuni pour raconter une histoire sensible de la banlieue. On connaît l’expression populaire lors des révoltes mais on a du mal à comprendre la sensibilité des milieux populaires au quotidien. Le fait divers et les actes de procédure qui en découlent sont une porte d’entrée très intéressante pour appréhender cette histoire humaine du logement ordinaire.

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