Grand Paris Express : expulsions, expropriations, derrière les procédures, les naufragés
C’était la promesse d’une mobilité en Île-de-France plus égalitaire, moins centralisée : le Grand Paris Express. Alors que certains tronçons sont terminés, et qu’une grande majorité est encore en travaux, une enquête passionnante montre la face obscure de ce projet titanesque. Notamment des expulsions et des expropriations en Seine-Saint-Denis, avec notamment l’exemple de Saint-Denis Pleyel. Entretien avec Anne Clerval est géographe à l’université Gustave-Eiffel (Marne-la-Vallée) , qui vient de publier une enquête avec Laura Wojcik, journaliste au Parisien, sur cette politique de grands travaux qui n’a pas fait que d’heureux franciliens.
Avant que le métropolitain vienne changer le quotidien des Parisiens en 1900, Paris disposait de deux lignes de chemin de fer en rocade, la petite ceinture, dont certaines portions sont encore visibles dans plusieurs parties de la ville et la grande ceinture, à l’emplacement actuel du boulevard périphérique. Ce système circulaire, bénéficiaire aux personnes vivant ou travaillant dans les périphéries, avait été abandonné progressivement au profit du métro intra-muros. Le retour du tramway autour de la capitale, en 2006, n’a pas suffi à répondre au besoin de centaines de milliers de personnes voyageant de banlieue en banlieue sans passer par le centre de la capitale, dont les lignes de métro sont surchargées.
Voté en 2010, le Grand Paris Express (GPE) est un projet de réseau de transport public composé de quatre lignes de métro automatique autour de Paris, et de l’extension de deux lignes existantes. D’une longueur totale de 200 kilomètres, qui desservira 72 gares, il doit être réalisé par l’établissement public Société du Grand Paris (SGP) dans le cadre d’un accord avec Île-de-France Mobilités. Avec les années, il a beaucoup évolué, dans son tracé, dans son statut juridique également. En 2011, l’État et la région Île-de-France ont fusionné leurs deux projets de transport en commun donnant naissance au Grand Paris Express ; en 2017, la ligne 18 est ainsi déclarée d’utilité publique.
Anne Clerval est géographe à l’université Gustave-Eiffel (Marne-la-Vallée). Elle est spécialiste des processus de gentrification, de leurs conséquences pour les classes populaires et du rôle qu’y jouent les politiques publiques. Laura Wojcik est journaliste au Parisien et s’intéresse aux enjeux de logement, aux inégalités sociales et à la mobilité dans le Grand Paris. Ensemble, elles ont publié le 7 mars dernier aux éditions Zones, Les Naufragés du Grand Paris Express. Une enquête qui nous amène au cœur d’une politique de grands travaux qui a laissé de nombreuses personnes sur le carreau et qui, malgré de bonnes intentions du départ, pourraient avoir des conséquences délétères sur les publics qu’elle devait précisément désenclaver.
Actu-Juridique : Comment est né ce projet de livre ?
Anne Clerval : Ce livre est né de l’étonnement de la journaliste Laura Wojcik pour la transformation du quartier de Saint-Denis Pleyel où elle travaillait il y a six ans, à quelques mètres seulement du futur hub du Grand Paris Express, là où se croiseront les lignes de métro 14, 15 et 16. Ce qui était un quartier s’est progressivement mué en chantier géant. Les rues bien connues se sont barrées de panneaux sens interdits, des immeubles disparaissaient peu à peu, du jour au lendemain. Alors, elle s’est rendu compte que ces gares charriaient derrière elles des pans de villes tout neufs, où tout deviendrait peu à peu méconnaissable. Elle s’est demandé ce qu’il adviendrait de celles et ceux qui habitaient là peu de temps auparavant. Elle a enquêté pendant cinq ans sur les personnes – petits propriétaires ou locataires, y compris du parc social – qui perdaient leur logement à cause de ce vaste chantier. Je l’ai rejointe en cours de route, car cela croisait mon intérêt pour la transformation des dynamiques de gentrification en politique à part entière, et nous en avons fait un livre. Son objectif est double : documenter les évictions provoquées par le GPE, pour ne pas oublier sur le dos de qui se construit ce méga-chantier, mais aussi proposer une analyse critique du projet lui-même et, plus largement, du Grand Paris (et de la Métropole du même nom), en interrogeant en particulier ses enjeux sociaux à travers le logement.
AJ : L’inégalité territoriale en Île-de-France est étroitement liée à la structure des transports publics ; ce constat est-il à l’origine du projet titanesque du Grand Paris Express ?
Anne Clerval : Disons que c’est l’un des objectifs du projet, de mieux équiper en transports publics certaines banlieues qui en étaient particulièrement dépourvues, notamment en Seine-Saint-Denis. Mais ce n’est ni son point de départ ni son objectif principal, puisqu’il vise avant tout à accroître la compétitivité de la métropole parisienne, en reliant notamment aéroports et pôles d’emploi ou de recherche.
AJ : Qu’est-ce que signifie « droit à la ville » ? Pourquoi le GPE s’est éloigné de cette notion née dans les années 1970 ?
Anne Clerval : Je ne pense pas que le « droit à la ville » ait déjà été avancé comme objectif du Grand Paris Express… c’est une notion que nous avons choisi de mettre en avant à la fin du livre pour l’opposer à ce type de projet venant d’en haut, qui s’impose aux habitants et les dépossède. Forgée par Henri Lefevbre en 1968, cette notion connaît aujourd’hui de multiples appropriations et autant de définitions. La plus courante est sans doute l’idée d’un droit à ne pas être délogé, à rester vivre en ville, notamment quand celle-ci se transforme et s’améliore (par exemple en termes de niveaux d’équipements). Cette idée est bien sûr au cœur de ce qui se joue dans les expropriations et les expulsions liées au projet du Grand Paris Express, puisque de nombreux habitants perdent leur logement et ne peuvent plus habiter les quartiers qui seront beaucoup plus accessibles quand le nouveau métro fonctionnera. Pour autant, nous avons voulu montrer les limites de cette approche du droit à la ville comme un simple droit à rester en ville et rappeler que Lefebvre mettait en avant l’appropriation par les habitants de la production même de la ville, pour l’arracher aux logiques capitalistes de rentabilisation du sol.
AJ : Juridiquement, la mise en route des travaux par la SGP a reposé sur des procédures d’expulsion et d’expropriation rendues possibles par plusieurs mécanismes comme les DUP, parfois challengées par des recours en justice (je pense à Bondy ou Romainville). Quelles leçons sont à retenir selon vous dans la façon dont tout cela a été mené ?
Anne Clerval : Nous avons enquêté en particulier sur différentes procédures : les expropriations s’appuyant sur les DUP en lien direct avec les chantiers des futures gares du GPE, mais pas seulement. Nous avons aussi raconté des évictions indirectes, celles qui s’articulent autour de la construction des gares, sans recours direct à cette fameuse DUP : les expulsions et relogements des locataires du parc social dans les futurs quartiers de gare, dans le cadre de la vente HLM, du déconventionnement, ou encore de projets ANRU. Dans le premier cas, celui des expropriations menées par la SEGAT pour le compte de la Société du Grand Paris (qui construit le GPE), nous avons suivi le long calvaire de petits propriétaires et de commerçants, en particulier dans le quartier de la mairie d’Aubervilliers et à Bondy, qui se sont pourvus en justice car ils refusaient les propositions particulièrement sous-évaluées qu’on leur avait faites. Ils ont presque tous obtenu mieux que la proposition de départ et une indemnisation qui correspond plus à ce qu’ils demandaient au début de la procédure amiable. Si on les avait correctement indemnisés plusieurs années auparavant, ils auraient sans doute pu se reloger dans leur quartier. Mais à l’issue de longues années de procédure – des années particulièrement éprouvantes –, cela n’est plus possible étant donné l’augmentation des prix. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la forme qu’a prise la procédure amiable, particulièrement déroutante, voire maltraitante, pour les personnes concernées.
AJ : Derrière le mirage du temps raccourci pour les fameuses « femmes de ménage travaillant à La Défense », les travaux ont laissé sur le bord de la route de nombreuses personnes. Comment avez-vous travaillé pour identifier ces différents types de « naufragés » ?
Anne Clerval : Nous sommes allées sur le terrain, dans neuf futurs quartiers de gare de huit communes : Saint-Ouen, Saint-Denis, Aubervilliers, Bondy, Romainville, Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, L’Haÿ-les-Roses dans le Val-de-Marne et Gennevilliers dans les Hauts-de-Seine. C’est après coup que nous avons pu identifier plusieurs formes d’évictions, certaines directement liées au chantier du GPE, d’autres plus indirectes, liées notamment aux projets ANRU qui sont opportunément utilisés par des maires pour accélérer le changement urbain et social à proximité des futures gares. Nous avons rencontré plusieurs profils de personnes : de petits propriétaires, souvent issus de l’immigration et en ascension sociale pour qui l’expropriation présente un fort risque de déclassement, des locataires du parc social qui sont contraints d’habiter plus loin de la gare qu’ils avaient pourtant beaucoup attendue et avec des loyers plus chers, des personnes mal-logées victimes d’une marchande de sommeil vivant dans des conditions épouvantables à Saint-Denis Pleyel, expulsées en 2019 et hébergées de façon transitoire, mais toujours pas relogées de façon pérenne aujourd’hui.
AJ : Diriez-vous que ce projet titanesque, et peut-être également les travaux liés aux JO Paris 2024, ont accéléré la gentrification en IDF (je pense aux communes du nord-ouest parisien) ? Comment cela se mesure-t-il ? Quelles conséquences pour l’avenir de l’Île-de-France ?
Anne Clerval : Ce livre documente et démontre comment le Grand Paris Express peut être lu comme une politique de gentrification des banlieues populaires, notamment en Seine-Saint-Denis. Il montre qu’une conjonction d’intérêts publics et privés concoure à cette gentrification et explique comment les acteurs publics, à différents niveaux, en particulier l’État, la Région et de nombreuses communes, œuvrent en faveur de la gentrification, souvent au nom de la « mixité sociale ». Le livre développe en particulier une critique étayée de ce que signifie concrètement l’objectif de « mixité sociale » sur le terrain, une politique qui nuit à la production de logements très sociaux à hauteur des besoins et donc au droit au logement des plus modestes.
Si la gentrification est planifiée dans les banlieues populaires parisiennes, il est encore trop tôt pour évaluer les effets d’une telle politique (qui peut partiellement échouer). Il est certain que l’extension des lignes de métro participe à la spéculation immobilière et à la hausse des prix, comme c’est flagrant notamment à Saint-Ouen (avec la 14) ou Romainville (avec la 11), et que des maires ont encouragé cela. Le profil social de ces communes est en train de changer, en suivant l’évolution de communes limitrophes de Paris qui ont connu une gentrification par le marché, plus ou moins appuyée par les pouvoirs publics locaux, comme à Montreuil ou Pantin, communes déjà desservies par le métro. Pour mesurer l’étendue de la gentrification dans les futurs quartiers de gare, il faudra bien sûr attendre leur achèvement – les travaux sont encore en cours – et les futurs recensements de la population ou d’autres enquêtes locales permettront de saisir le degré de réussite de cette gentrification planifiée et à quel point elle a eu ou non des effets de diffusion autour des quartiers de gare.
Référence : AJU012m8