Faute inassurable : le ralliement de la troisième chambre civile

Après quelque hésitation, la troisième chambre civile se rallie clairement à la deuxième chambre civile en matière de faute inassurable dont elle retient désormais une conception dualiste, où la faute dolosive « s’entend d’un acte délibéré de l’assuré commis avec la conscience du caractère inéluctable de ses conséquences dommageables ».
Cass. 3e civ., 30 mars 2023, no 21-21084
1. Par une disposition impérative1, le législateur prohibe l’assurance « des pertes et dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive »2. Selon une conception moniste, les deux adjectifs qualifiant cette faute sont synonymes : intentionnelle ou dolosive, la faute inassurable suppose la volonté qu’a son auteur de « créer le dommage tel qu’il est survenu ». Au contraire, une conception dualiste réserve cette définition à la seule faute intentionnelle qui se départirait ainsi de la faute dolosive.
Depuis 2013, la deuxième chambre civile fait sienne cette seconde conception, dessinant toutefois avec peine les contours de la faute dolosive dont elle proclame l’autonomie3. En 2018, elle identifiait cette faute à un acte « délibéré » de l’assuré ayant « pour effet de rendre inéluctable la réalisation du dommage et de faire disparaître l’aléa attaché à la couverture du risque assuré »4. Puis, par deux arrêts rendus en 2020 à propos du suicide causant un dommage à autrui5, elle la subordonnait, ici à la connaissance6, là à la conscience7 par l’assuré du caractère inéluctable de ce dommage. En 2021, ces deux critères subjectifs étaient invoqués dans une même décision où, après avoir défini la faute dolosive comme « un acte délibéré de l’assuré qui ne pouvait ignorer qu’il conduirait à la réalisation inéluctable du sinistre », la cour régulatrice reprochait à la cour d’appel de n’avoir pas recherché si une telle faute découlait « de la conscience [que l’assuré] avait de la réalisation inéluctable du dommage »8. Abandonnant cette solution ambivalente, la deuxième chambre civile consacra finalement en 2022 le second critère et définît solennellement la faute dolosive comme « un acte délibéré de l’assuré commis avec la conscience du caractère inéluctable de ses conséquences dommageables »9. Certes, conscience n’est pas connaissance, mais l’idée signifiée par les deux termes n’est-elle pas ici que l’assuré ne pouvait ignorer les conséquences dommageables de son acte ? En quoi, le dol se départit intuitivement de la faute intentionnelle, où l’assuré a précisément recherché ces conséquences.
De son côté, la troisième chambre civile est longtemps restée fidèle à l’unité de la faute inassurable autour de la volonté de causer le dommage tel qu’il s’est produit. Cette fidélité fut toutefois écornée par une décision dans laquelle elle approuvait les juges du fond d’avoir estimé, « sans retenir la faute intentionnelle du maître d’œuvre », que le comportement de celui-ci « avait supprimé l’aléa inhérent au contrat d’assurance », excluant en conséquence la garantie sollicitée10. C’était, sans la qualifier explicitement, reconnaître l’existence d’une faute inassurable autre qu’intentionnelle. Enfin, la rupture avec la conception moniste sera clairement consommée avec l’arrêt commenté qui se réfère expressément à la décision précitée de 2022, et la définition qu’y donne la deuxième chambre civile de la faute dolosive.
2. En l’espèce, une société de design et d’architecture d’intérieur avait été commise à la décoration des établissements d’une célèbre enseigne de restauration rapide. À la suite d’une réclamation d’ayants droit d’un designer, la société avait déclaré un sinistre à son assureur de responsabilité civile. Celui-ci refusa toutefois sa garantie, motif pris de ce que la contrefaçon reprochée à son assurée s’apparentait à une faute dolosive.
La cour d’appel fit droit à l’assureur, considérant que « l’exacte similitude » entre la décoration réalisée et l’œuvre contrefaite ne pouvait être le fruit du hasard, de sorte que, en utilisant cette œuvre sans autorisation, la société poursuivie « a pris un risque ayant pour effet de rendre inéluctable la réalisation du dommage et de faire disparaître l’aléa attaché à la couverture du risque, excluant la garantie de l’assureur ».
Sans surprise, ladite société invoqua dans son pourvoi la conception unitaire de la faute inassurable, espérant que la troisième chambre civile y fût encore sensible. Partant, elle soutînt que cette faute supposait que l’assuré « ait agi non pas seulement avec la conscience du risque de provoquer le dommage, mais aussi avec la volonté de le provoquer et d’en vouloir les conséquences, telles qu’elles se sont produites ». Or, au cas particulier, aucune volonté de causer le dommage survenu n’était caractérisée.
Le pourvoi est néanmoins rejeté par la troisième chambre civile dans un arrêt destiné au Bulletin. S’alignant apertement sur la deuxième chambre, elle en reprend la définition de la faute dolosive et approuve l’arrêt entrepris d’avoir retenu une telle faute qui, à la différence de la faute intentionnelle, « n’impliquait pas la volonté de son auteur de créer le dommage ». Désormais, les deux chambres s’accordent donc sur l’autonomie de la faute dolosive que signalent trois critères : un acte délibéré de l’assuré, un dommage en résultant inéluctablement et la conscience par son auteur de cette inéluctabilité.
3. Cette définition consensuelle suffit-elle à asseoir l’autonomie de la faute dolosive par rapport à la faute intentionnelle ? Certes, l’une implique la conscience, l’autre la volonté. Mais existe-t-il de volonté sans conscience ? En d’autres termes, toute volonté de dommage n’est-elle pas précédée d’une conscience de celui-ci ?
Reste l’inéluctabilité objective du sinistre que requiert le dol, et non la faute intentionnelle11. Toutefois, ce critère n’est-il pas également compris, quoiqu’implicitement, dans la volonté de produire le dommage « tel qu’il est survenu » ?
À l’épreuve, c’est moins une différence de nature que de degré qui sépare les deux fautes. En ce sens, un sinistre volontaire suppose un sinistre conscient, mais non l’inverse12. Autrement dit, l’assuré qui a recherché le dommage survenu avait nécessairement conscience que son acte le causerait inévitablement. En revanche, cette conscience n’implique pas toujours la volonté de créer le dommage, celle-ci marquant un pas supplémentaire sur l’échelle d’efficience de la faute.
Au lieu d’une subtile dualité, il eut donc été loisible de garder à la faute inassurable son unité, tout en abaissant son niveau d’exigence, ce qui aurait semblablement conduit à élargir son domaine.
Cela étant, quelle que soit la conception retenue, il reste à déterminer si la conscience de l’inéluctabilité du dommage doit être appréciée in abstracto ou in concreto13. C’est à quoi sera peut-être dédiée la prochaine étape de cette tumultueuse jurisprudence autour de la faute inassurable.
Notes de bas de pages
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1.
C. assur., art. L. 111-2.
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2.
C. assur., art. L. 113-1, al. 2.
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3.
Cass. 2e civ., 28 févr. 2013, n° 12-12813 : D. 2013, p. 2058, chron. H. Adida-Canac, R. Salomon, L. Leroy-Gissinger et F. Renault-Malignac ; RGDA 2013, p. 586, note A. Pélissier ; Resp. civ. et assur. 2013, comm. 197, note D. Bakouche ; RDC 2013, p. 1435, note F. Leduc.
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4.
Cass. 2e civ., 25 oct. 2018, n° 16-23103 : Bull. à venir ; Resp. civ. et assur. 2019, repère 1, note H. Groutel ; GPL 5 mars 2019, n° GPL343v1, note B. Cerveau ; Dalloz actualité, 15 nov. 2018, obs. J.-D. Pellier ; BJDA 2016, n° 60, note R. Bigot.
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5.
Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-11538 – Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-14306 : Bull. à venir ; JCP G 2020, n° 36, 950, note L. Mayaux ; JCP G 2020, n° 46, doctr. 1268, obs. M. Bacache ; JCP E 2020, n° 43-44, 1413, obs. P.-G. Marly ; Dalloz actualité, 9 juin 2020, obs. R. Bigot ; Resp. civ. et assur. 2020, n° 10, comm. 178, note D. Bakouche ; RDC sept. 2020, n° RDC117a0, obs. F. Leduc ; GPL 7 juill. 2020, n° GPL382p9, note A. Touzain ; p. 46, note D. Noguéro ; LEDA juill. 2020, n° DAS112u7, obs. P.-G. Marly ; LEDC juill. 2020, n° DCO113e8, obs. S. Pellet ; BJDA 2020, n° 69, comm. 5, note L. Perdrix ; RD bancaire et fin. 2020, n° 4, comm. 82, note N. Leblond.
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6.
Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-11538, selon lequel la destruction résultant de l’incendie volontairement allumé par l’assuré « était inévitable et ne pouvait être ignoré de l’incendiaire ». L’ignorance étant l’antonyme de la connaissance, c’est à ce critère que semble se référer l’arrêt.
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7.
Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-14306, qui évoque « la conscience [par l’assuré] des conséquences dommageables de son acte ».
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8.
Cass. 2e civ., 10 nov. 2021, n° 19-12659 : RGDA déc. 2021, n° RGA200n2, note L. Mayaux.
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9.
Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 20-13245, FS-B : RDI 2022, p. 224, note D. Noguéro ; BJDA 2022, n° 79, comm. 3, note L. Perdrix ; Resp. civ. et assur. 2022, comm. 86, note E. Coyault ; RGDA mai 2022, n° RGA200u4, note A. Pélissier ; LEDA mars 2022, n° DAS200p1, obs. P.-G. Marly. Adde Cass. 2e civ., 10 mars 2022, n° 20-19056 – Cass. 2e civ., 10 mars 2022, n° 20-19052 – Cass. 2e civ., 10 mars 2022, n° 20-19053 – Cass. 2e civ., 10 mars 2022, n° 20-19054 – Cass. 2e civ., 10 mars 2022, n° 20-19057.
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10.
Cass. 3e civ., 10 juin 2021, n° 20-10774, F-D : RDC déc. 2021, n° RDC200g9, note F. Leduc ; RGDA juill. 2021, n° RGA200h0, note A. Pélissier.
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11.
L. Mayaux, note ss. Cass. 2e civ., 10 nov. 2021, n° 19-12659, RGDA déc. 2021, n° RGA200n2.
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12.
Comp. F. Leduc, note ss Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-11538, RDC sept. 2020, n° RDC117a0 ; A. Pélissier, note ss Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 20-13245, FS-B, RGDA mai 2022, n° RGA200u4 .
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13.
Cass. 2e civ., 20 janv. 2022, n° 20-13245, FS-B : BJDA 2022, n° 79, comm. 3, note L. Perdrix.
Référence : AJU008w3
