CEDH : audition libre et droits de la défense
La requérante a été entendue par un officier de police judiciaire à la gendarmerie dans le cadre d’une audition libre. Elle est informée des faits qui lui sont reprochés et de son droit de mettre fin à l’audition à tout moment. Elle consent à être entendue librement. Elle n’est pas explicitement informée de la possibilité de garder le silence et ne bénéficie pas de l’assistance d’un avocat. Alors que sa langue maternelle est une des langues chinoises, elle n’est pas non plus assistée d’un interprète. Condamnée pour exercice illégal de la médecine, elle invoque une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.
La Cour considère qu’une personne suspectée d’avoir commis une infraction, convoquée et interrogée par un officier de police ou de gendarmerie, doit également être regardée comme « accusée » au sens de l’article 6 de la Convention même si cette audition n’est pas effectuée sous contrainte. En effet, en premier lieu, il n’est procédé à son audition libre que parce que et dans la mesure où, ainsi qu’il lui a été notifié, il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. En deuxième lieu, la circonstance que la personne auditionnée soit en principe libre de mettre fin à l’audition à tout moment et de quitter les lieux ne suffit pas à compenser la situation d’asymétrie structurelle dans laquelle, en pratique, elle se trouve placée à l’égard des enquêteurs et des autorités chargées de l’interroger. En troisième et dernier lieu, à l’issue d’une audition libre, comme à l’issue d’une garde à vue, les autorités de police judiciaire sont susceptibles de disposer d’éléments de nature à confirmer ou non leurs soupçons.
En l’espèce, la Cour note que la requérante a fait l’objet d’une audition libre d’une durée d’une heure et quinze minutes dans les locaux de la gendarmerie. À cette occasion, elle a été informée du fait qu’il existait une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle avait commis ou tenté de commettre le délit d’exercice illégal de la profession de médecin. La Cour en déduit qu’elle doit être regardée comme accusée.
La Cour note qu’à l’époque des faits, en matière d’audition libre, la législation française en vigueur ne prévoyait pas le droit de garder le silence, le droit à l’assistance d’un avocat ou encore le droit à l’assistance d’un interprète, contrairement à ce qui était prévu pour la garde à vue. Informée de son droit de mettre fin à l’audition à tout moment, dans le respect du droit en vigueur à l’époque, la requérante a consenti à être entendue librement. En revanche, elle n’a pas été explicitement autorisée à garder le silence. L’assistance d’un avocat et d’un interprète ne lui a pas été davantage proposée.
La Cour estime que même si, en principe, la requérante pouvait quitter les lieux à tout moment, dans la pratique, elle se trouvait, de manière analogue à un suspect placé en garde à vue, dans une situation asymétrique, seule face aux questions des enquêteurs, sans l’assistance d’un interprète.
Si la Cour prend acte notamment de l’intervention postérieure, et dès lors sans effet concret sur la situation de la requérante, des réformes législatives, qui ont largement renforcé les droits de la personne auditionnée librement, pour aboutir, à l’heure actuelle, à un régime quasiment identique à celui de la garde à vue, il n’est pas contesté que les restrictions litigieuses aux garanties posées par l’article 6 résultaient de la loi française applicable au moment des faits. Or, la Cour a rappelé, s’agissant en particulier des restrictions à l’accès à un avocat pour des raisons impérieuses, qu’elles ne sont permises durant la phase préalable au procès que dans des cas exceptionnels, et qu’elles doivent être de nature temporaire et reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce. Tel n’a clairement pas été le cas en l’espèce. En outre, aucune raison impérieuse ne justifiait en l’espèce les restrictions susmentionnées.
Dans ces conditions, la Cour doit évaluer l’équité de la procédure en exerçant un contrôle très strict et ce, à plus forte raison dans le cas de restrictions d’origine législative ayant une portée générale. La charge de la preuve pèse ainsi sur le Gouvernement, qui doit démontrer de manière convaincante que la requérante a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable.
Alors même que la requérante, qui se borne à invoquer sans plus de précision l’existence d’une contrainte psychologique, n’allègue pas avoir subi de pression particulière de la part de l’enquêteur lors de son interrogatoire, qui a été mené sans contrainte et qui a été de courte durée, la Cour considère, à la lumière des éléments relevés aux paragraphes précédents, qu’elle se trouvait placée dans une situation de vulnérabilité.
En effet, si la cour d’appel a considéré que la lecture du procès-verbal d’audition libre laissait penser que le niveau de français de la requérante était suffisant pour comprendre les enjeux de la procédure, la Cour relève, en sens contraire, que tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel ont estimé lors des audiences que la requérante ne maîtrisait pas suffisamment le français pour pouvoir se passer de l’assistance d’un interprète.
Elle en déduit, alors même que les faits reprochés n’étaient pas d’une complexité particulière que la requérante, interrogée dans une langue qui n’était pas sa langue maternelle, sans bénéficier de l’assistance d’un avocat, n’était pas parfaitement à même de saisir l’objet et la portée de la procédure engagée à son encontre. La Cour doute en particulier qu’elle ait pu valablement comprendre, à ce stade de la procédure, dans quelle mesure son audition et ses déclarations pouvaient avoir des répercussions importantes. Bien plus, la Cour constate qu’au cours de l’audition libre, la requérante, qui n’apas été mise à même de bénéficier de la possibilité de garder le silence, a décrit, de manière précise et détaillée, la pratique de son activité, qui était en elle-même constitutive de l’infraction qui lui était reprochée.
S’il est vrai que la requérante a pu, dans les phases ultérieures de la procédure, valablement se défendre et faire valoir ses arguments avec le concours d’un avocat et d’un interprète, d’abord devant les juridictions du fond, notamment pour discuter des différents éléments de preuve, la Cour relève que les exceptions de nullité de la procédure soulevées par la requérante ont toutes été rejetées par les juges du fond.
En dépit du rappel par la cour d’appel de principe des droits de la défense par la cour d’appel, cette dernière a placé les déclarations de la requérante recueillies au cours de l’audition libre au fondement même de son raisonnement, avant de prononcer sa condamnation et même les témoignages produits pour la défense de la requérante ont été utilisés pour établir sa culpabilité. Il apparaît ainsi que, d’une part, les déclarations recueillies lors de l’audition libre et, d’autre part, les témoignages qu’elle avait cru devoir produire à l’issue de celle-ci ont constitué une partie intégrante et importante des éléments de preuve sur lesquelles a reposé la condamnation de la requérante.
La Cour considère qu’en l’espèce, c’est la conjonction des différents facteurs précités et non chacun d’eux pris isolément qui a rendu la procédure inéquitable dans son ensemble.
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