Archives numérisées d’un journal et droit à l’oubli

Publié le 23/06/2021

Le requérant, est l’éditeur responsable du journal Le Soir, un des principaux quotidiens d’information francophone de Belgique.

Dans une édition papier, un article paru sur Le Soir relatait parmi d’autres faits un accident de voiture ayant causé la mort de deux personnes et blessé trois autres. L’article mentionnait le nom complet du conducteur qui fut condamné pour ces faits puis, après avoir purgé sa peine, réhabilité.

Lorsque le journal mit sur son site internet une version électronique de ses archives accessibles gratuitement, le conducteur demanda au journal la suppression de cet article des archives électroniques ou du moins son anonymisation, faisant valoir sa profession ainsi que le fait que l’article apparaissait dans les résultats de plusieurs moteurs de recherche lorsqu’était entré son nom.

Le service juridique du journal refusa de procéder à la suppression de l’article de ses archives, indiquant toutefois qu’il avait mis en demeure l’administrateur du moteur de recherche Google pour qu’il procède au déréférencement de l’article litigieux. Devant les juridictions internes, le requérant fit valoir que ces démarches étaient restées sans réponse.

Le conducteur assigna le requérant en justice afin d’obtenir l’anonymisation de l’article de presse le concernant et le tribunal puis la cour d’appel firent droit à l’essentiel des demandes du conducteur.

Le pourvoi en cassation du requérant fut rejeté.

Le requérant allègue que sa condamnation à anonymiser la version archivée de l’article litigieux sur le site web du journal Le Soir constitue une violation de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et de la liberté de diffuser des informations. Il invoque l’article 10 de la Convention.

Il n’est pas contesté que la condamnation civile du requérant à anonymiser l’article litigieux constitue une ingérence dans ses droits garantis par l’article 10 de la Convention.

La Cour ne peut suivre le requérant lorsqu’il allègue que la cour d’appel a, en se référant à l’arrêt Google Spain de la CJUE, assimilé les éditeurs de presse aux moteurs de recherche. Tel que l’a expliqué la Cour de cassation, la cour d’appel s’est seulement fondée sur l’arrêt précité qui concernait un moteur de recherche pour déterminer la portée à donner au droit à l’oubli en tant que tel.
De l’avis de la Cour, l’interprétation qui a ainsi été faite par les juridictions nationales des dispositions relatives à la protection de la vie privée n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.

La Cour n’est pas non plus convaincue par la thèse du requérant selon laquelle il n’était pas prévisible qu’il puisse être condamné sur le fondement du droit commun de la responsabilité en raison d’une atteinte au droit à l’oubli par la reproduction numérique d’un article ancien. Elle rappelle à cet égard que le simple fait qu’une disposition légale soit appliquée pour la première fois dans un certain type d’affaires ne suffit pas à caractériser un manque de prévisibilité. Aussi, le fait qu’il existe des exemples de jurisprudence allant dans un sens différent n’est pas suffisant pour caractériser un manque de prévisibilité puisque toutes les circonstances de la cause doivent être prises en compte dans une matière où doit être effectuée une mise en balance de droits.

Il résulte de ce qui précède que la condamnation du requérant était fondée sur une base légale qui remplissait l’exigence de prévisibilité. L’ingérence était donc « prévue par la loi ».

En ce qui concerne la question de l’existence d’un débat d’intérêt général que l’écoulement du temps n’a pas fait disparaître, la Cour tient à souligner que, par essence, des archives contribuent différemment à un débat d’intérêt public qu’une publication initiale. La cour d’appel a observé à juste titre que la mise en ligne de l’article ne revêtait aucune valeur d’actualité et a jugé que, 20 ans après les faits, l’identité d’une personne qui n’était pas une personne publique n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat général sur la sécurité routière.

Par ailleurs, comme l’a indiqué la cour d’appel, l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour l’intéressé une sorte de « casier judiciaire virtuel ». Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, la personne a purgé sa peine et qu’elle a été réhabilitée.

Si, après la commission de faits pénalement répréhensibles et pendant la tenue du procès, une personne inconnue peut acquérir une certaine notoriété, cette notoriété peut aussi décliner avec l’écoulement du temps. En l’espèce, la cour d’appel a rappelé que le conducteur était une personne privée inconnue du grand public au moment de sa demande d’anonymisation, les faits pour lesquels il a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article sur l’internet. Au contraire, il a tout fait pour rester à l’écart des projecteurs des médias.

La Cour souligne que la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’internet peuvent être soumises à un régime différent. La portée de ces derniers est en effet beaucoup plus importante et les conséquences sur la vie privée des personnes nommées d’autant plus graves, ce qui est encore amplifié par les moteurs de recherche.

À l’instar de la CJUE, la Cour admet que des obligations différentes peuvent être appliquées aux moteurs de recherche et aux éditeurs à l’origine de l’information litigieuse. Il est également vrai que c’est avant tout en raison des moteurs de recherche que les informations sur les personnes tenues à disposition par les médias concernés peuvent facilement être repérées par les internautes. Il ne peut toutefois pas être perdu de vue que le fait pour un journal de mettre en ligne un article sur son site web a déjà, en tant que tel, des répercussions sur la visibilité des informations litigieuses. Aussi, l’ingérence initiale dans le droit du conducteur au respect de sa vie privée résulte de la décision du requérant de publier ces informations sur son site et, surtout, de les y garder disponibles, fût-ce sans intention d’attirer l’attention du public.

Enfin, s’agissant des répercussions de la publication, la Cour estime que l’appréciation de la cour d’appel sur ce point ne saurait être considérée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable. Avec l’écoulement du temps, une personne devrait avoir la possibilité de reconstruire sa vie sans être confrontée par des membres du public à ses erreurs du passé. Les recherches sur des personnes à partir de leur nom est devenue une pratique courante dans la société actuelle, et le plus souvent il s’agit d’une simple recherche motivée par des raisons totalement étrangères à d’éventuelles poursuites ou condamnations pénales de la personne concernée.

La Cour constate que devant les juridictions internes, le requérant a soutenu que l’équilibre entre les droits en présence pouvait être atteint par la mise en place d’un droit de rectification ou de communication, c’est-à-dire par l’ajout d’un complément d’information à l’article litigieux. La cour d’appel a estimé qu’un tel procédé n’était pas adéquat en l’espèce puisqu’il laisserait perdurer indéfiniment l’effet stigmatisant des infractions commises et de la condamnation déjà purgée et rendrait vaine la décision de réhabilitation dont il avait bénéficié et que la manière la plus efficace de préserver la vie privée du conducteur sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant était d’anonymiser l’article figurant sur le site internet du Soir. Répondant à un argument du requérant, elle a insisté sur le fait qu’il n’était nullement demandé de supprimer l’article des archives, mais uniquement d’anonymiser sa version électronique. Les archives papier demeuraient intactes et le requérant conservait la possibilité de garantir l’intégrité de la version originale numérique.

Ce n’est donc pas l’article même, mais son accessibilité sur le site web du journal Le Soir, qui est affectée par la mesure.

Quant à l’appréciation par la cour d’appel de la possibilité technique pour le requérant de faire procéder à l’anonymisation de l’article sur le site du Soir, le requérant n’apporte pas d’éléments qui pourraient amener la Cour à estimer cette appréciation arbitraire ou manifestement déraisonnable.

Partant, dans les circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

La Cour tient à préciser que la conclusion à laquelle elle parvient ne saurait être interprétée comme impliquant une obligation pour les médias de vérifier leurs archives de manière systématique et permanente. Sans préjudice de leur devoir de respecter la vie privée lors de la publication initiale d’un article, il s’agit pour eux, en ce qui concerne l’archivage de l’article, de procéder à une vérification et donc à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet.

Sources :
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