La transparence par les archives. À propos de la reconnaissance par le Conseil constitutionnel d’un « droit d’accès aux documents d’archives publiques »

Publié le 16/05/2018

Le Conseil constitutionnel a récemment reconnu un « droit d’accès aux documents d’archives publiques » sur le fondement de l’article 15 de la Déclaration de 1789 relatif à la responsabilité des agents publics devant la société. Cette consécration paraît traduire une volonté du juge constitutionnel de développer la « démocratie administrative » et pourrait appeler la reconnaissance d’autres droits du même type. Elle questionne dans le même temps la possibilité offerte aux gouvernés d’investir de nouveaux moyens de contrôle des gouvernants.

Ces dernières semaines, la question du rôle de la France auprès du régime en place au Rwanda au moment du génocide de 1994 a refait surface, particulièrement sous l’angle de l’accès aux archives de l’État français de cette période. Des journalistes se sont ainsi fait l’écho des difficultés d’accès à ces archives1 et certaines personnalités ont réclamé au président Emmanuel Macron de « déclassifier toutes les archives nationales sur cette tragédie »2. Au premier rang de ces archives inaccessibles, un éditorial du journal Le Monde rappelait que se trouvaient celles du président François Mitterrand3. Or c’est justement à propos de ces dernières que le Conseil constitutionnel a été amené à « fondamentaliser » le droit des archives voilà quelques mois dans sa décision n° 2017-655 QPC du 15 septembre 2017 et sur la portée de laquelle nous souhaiterions revenir.

C’est le régime dérogatoire des archives des principaux personnages de l’exécutif et de leurs collaborateurs qui faisait l’objet de cette QPC. Ces derniers bénéficient effectivement d’un régime qui n’est plus attaché à la fonction de l’intéressé mais à sa personne, et qui vise à accroître le contrôle de la communication des archives « politiques ». En effet, en matière de communication des archives publiques, le principe, prévu à l’article L. 213-1 du Code du patrimoine, veut que les archives soient communicables de plein droit. L’article L. 213-2 du même code vient prévoir des exceptions à ce principe en instituant notamment quatre délais spéciaux pour la communication de certains documents jugés sensibles. Ces délais peuvent toutefois être surmontés en obtenant une autorisation de consultation ou une ouverture anticipée de fonds4. Or, les archives du « président de la République, du Premier ministre et des autres membres du Gouvernement », ainsi que de leurs « collaborateurs personnels », sont soumises à un régime d’exception prévu à l’article L. 213-4. Ce dernier dispose notamment que la communication anticipée de ces fonds, prévue à l’article L. 213-3, ne peut être réalisée pour ces archives qu’avec l’autorisation préalable de la personne versante (pour les archives versées après la publication de la loi du 15 juillet 2008), ou, le cas échéant, de son mandataire (pour les archives versées avant la publication de la loi du 15 juillet 2008).

En l’espèce, une demande de communication anticipée des archives du président François Mitterrand pour la « période rwandaise » avait été réalisée par un chercheur, François Graner. Cette demande avait été rejetée par le ministre de la Culture et de la Communication après que le mandataire du président François Mitterrand, Dominique Bertinotti, eut décliné la requête qui lui avait été adressée en ce sens. Le chercheur avait alors attaqué la décision du ministre devant le tribunal administratif de Paris et soulevé à cette occasion une question prioritaire de constitutionnalité relative au régime dérogatoire de communication des archives susmentionné. Cette dernière a été transmise au Conseil d’État qui a rendu une décision de renvoi5.

Dans son mémoire, le requérant invoquait notamment la méconnaissance par les dispositions en cause de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et c’est sur ce moyen que nous nous concentrerons. C’est en effet sur ce fondement que le Conseil constitutionnel consacre un « droit d’accès aux documents d’archives publiques » (pt 4) assorti toutefois de certaines limites qui conduisent le juge à déclarer la disposition contestée conforme à la constitution. Si cette restriction vient rappeler que le secret constitue un des ressorts du droit des archives, elle n’en fait pas moins de celles-ci un outil de transparence de l’action administrative (I). Cette fonction attribuée aux archives paraît inscrire la décision du Conseil constitutionnel dans une volonté d’épanouissement de la « démocratie administrative » (II).

I – Les archives, outil de transparence

La portée de la reconnaissance d’un droit d’accès aux documents d’archives publiques doit notamment être appréciée au regard du fondement constitutionnel retenu pour l’opérer. Or le juge constitutionnel opère cette consécration sur le fondement de l’article 15 de la Déclaration de 1789 qui prévoit la responsabilité des agents publics de l’administration devant la société6. Le Conseil constitutionnel consacre ainsi la communication des archives comme un outil de contrôle de l’administration par les citoyens. Or, cette fonction de transparence attribuée aux archives paraît relativement récente (A). Elle ne fait par ailleurs pas disparaître toute opacité. Le secret demeurant un principe cardinal du droit des archives, le régime dérogatoire dont font l’objet les principales personnalités du pouvoir exécutif est déclaré conforme à la constitution (B).

A – La consécration d’une fonction récente de la communication des archives

Il est de coutume de faire remonter le principe de libre accès des citoyens aux archives à l’article 37 de la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794)7 qui prévoient que « Tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et aux heures qui seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment ; elle leur sera donnée sans frais et sans déplacement, et avec les précautions convenables de surveillance ». Il ne semble toutefois pas évident d’estimer que cette reconnaissance découlait dans l’esprit des révolutionnaires du principe de responsabilité des agents publics qui avait été consacré à l’article 15 de la DDHC8 et, partant, de placer la décision n° 2017-655 QPC dans la filiation de cette volonté du législateur de messidor9.

En effet, si cet article subordonne bien l’accès aux archives à la qualité de citoyen, il ne semble pas que ce soit cette qualité de citoyen qui dicte la politique de conservation des archives. Pour le dire autrement, la fonction des archives ne semble pas être de permettre au destinataire du droit d’accès de jouer un rôle « politique ». Ainsi, si l’article 37 de la loi du 7 messidor an II prévoit bien l’accès de tous les citoyens aux archives10, encore convient-il d’examiner à quelles archives ce droit donne accès et dans quel but il est ménagé. Or, c’est essentiellement un intérêt probatoire, à destination en particulier des propriétaires de biens nationaux11, qui semble, à la lecture des travaux préparatoires, avoir motivé l’adoption de cet article. À cet égard, Julien Dubois, le rapporteur sur le texte devant la convention, rappelle que, si finalement la commission des archives a été conduite à étendre sa mission, la raison de sa mise en place résidait dans le fait de préparer « la partie de la législation qui s’applique à la recherche et à la conservation des titres »12. Et, selon la commission, s’il convient d’organiser par cette loi la conservation des archives c’est que « le respect pour la propriété publique ou particulière nous impose le devoir d’examiner soigneusement tout ce qui sert à constater, l’un ou l’autre »13. Les archives paraissent donc avant tout avoir pour objectif d’attester la propriété, en particulier relativement aux biens nationaux. C’est ce que semble confirmer Michel Duchein : « Les archives, dans l’esprit de messidor an II, comme dans celui du XVIIIe siècle, sont exclusivement, comme le dit le texte, des “dépôts de titres”. »14

Il ne semble donc pas que le droit de communication reconnu par la loi de messidor an II vise à permettre aux citoyens de contrôler l’administration15 en application de l’article 15 de la DDHC16. Cette thèse paraît revêtir tous les aspects du « mythe » et l’assimilation de la logique de ce texte avec le droit conféré par le Conseil constitutionnel anachronique.

S’il faut identifier une préfiguration législative de la décision du Conseil constitutionnel, c’est peut-être davantage dans la loi du 3 janvier 1979 qu’il faut la chercher. L’analyse du texte n’est pourtant pas probante. La loi organise aux articles 6 à 8 la communication des archives publiques dont les motifs de la conservation sont exposés à l’article premier, alinéa 2 : « La conservation de ces documents est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche. » Un double souci semble guider le législateur : l’intérêt probatoire du particulier et l’intérêt historique17 du chercheur18. Nulle trace apparente d’un intérêt du citoyen visant à lui permettre de contrôler l’action générale de l’administration. Pourtant, on a pu écrire que cette loi participait à l’émergence d’une « “troisième génération des droits de l’Homme” »19, après les droits civiques et politiques de la fin du XVIIIe siècle et les droits économiques et sociaux de la première moitié du XXe siècle. La loi sur les archives ferait ainsi partie d’un ensemble de lois – notamment celles du 6 janvier 1978 « relative à l’informatique, aux fichiers, et aux libertés » et du 17 juillet 1978 relative notamment à la liberté d’accès aux documents administratifs – permettant d’« améliorer la connaissance des administrés sur leur administration et [de] renforcer leur droit de contestation »20.

Que la loi sur les archives ait ou non été conçue comme une des composantes de ce « moment de la transparence » qui intervient à la fin des années 1970, la décision du Conseil constitutionnel s’inscrit dans cette logique en fondant le droit d’accès des citoyens aux archives sur la responsabilité des agents publics. Elle marque de ce fait une évolution du point de vue de la prise en compte des intérêts du consultant des archives. À côté des archives du particulier et des archives de l’historien, le Conseil constitutionnel a consacré les archives du citoyen21. Ce développement des fonctions des archives s’accompagne toutefois de la validation par le juge constitutionnel de la restriction du droit d’accès.

B – La survivance d’un impératif ancien de dissimulation des archives

Si le Conseil constitutionnel reconnaît un droit constitutionnel d’accès aux archives publiques, il n’en fixe pas moins certaines limites à ce droit. Il estime en effet qu’« il est loisible au législateur d’apporter à ce droit des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi. » (pt 4).

En l’espèce, le juge va ainsi estimer que le régime dérogatoire dont les principaux personnages de l’Exécutif et leurs collaborateurs bénéficient relativement à leurs archives – plus précisément la dérogation dont ils bénéficient vis-à-vis de la communication anticipée de celles-ci – est constitutionnel dans la mesure où il poursuit un « objectif d’intérêt général ». En effet, le Conseil relève qu’en plaçant leurs archives sous le contrôle des intéressés, le législateur a entendu « accorder une protection particulière à ces archives, qui peuvent comporter des informations susceptibles de relever du secret des délibérations du pouvoir exécutif et, ainsi, favoriser la conservation et le versement de ces documents » (pt 7). La garantie renforcée de discrétion répond à la sensibilité accrue des documents en cause. Mais le lien réalisé entre l’octroi d’un pouvoir de contrôle à l’intéressé et la « conservation et le versement » des documents, qui serait son résultat, semble indiquer que la validation du dispositif contesté répond au souci de prévenir la destruction ou la dissimulation par leurs auteurs d’archives sensibles et de favoriser leur versement auprès des services compétents. Si telle est bien l’interprétation qu’il faut retenir, elle ne manque pas de surprendre : la mesure contestée serait validée au nom de la tendance des autorités concernées à commettre des infractions pénales.

Dans l’esprit du juge comme dans celui du législateur, ce régime semble en tout cas constituer un « pis-aller » alors qu’il a longtemps été difficile d’obtenir des responsables du pouvoir exécutif22 le versement de leurs archives. En effet, si les archives qu’ils produisent dans le cadre de leurs fonctions ont en principe un caractère public, les hommes politiques ont souvent tendance à les considérer comme des archives privées et, en conséquence, à en disposer librement, ce qui pouvait conduire à leur dissimulation ou à leur destruction 23. Cette « patrimonialisation » de leurs archives, réalisée par des agents tout à la fois administratifs et politiques, obéit à plusieurs motifs : « Crainte de voir divulguer certains secrets, souci de conserver des preuves ou tout simplement plaisir de garder le souvenir d’un passage au pouvoir. Le plus souvent cependant, ce n’est autre qu’une tactique bien connue du jeu politique qui consiste à ne pas faire profiter son successeur des informations que l’on possède. »24

Face à une telle attitude, toute tentative de contrainte s’avérait contre-productive. Il a donc fallu imaginer un moyen d’inciter les intéressés à verser leurs archives en leur donnant notamment des garanties quant à l’accès qui y serait ménagé. En 1981, Perrine Canavaggio, alors conservateur en chef des archives nationales, tirait le bilan suivant des versements d’archives réalisés par le pouvoir exécutif : tandis que « les versements sans restriction d’accès, donc accessibles aux successeurs, ne comportaient que des documents d’intérêt secondaire : dossiers des voyages des ministres, discours, etc. (…) les dossiers déposés avec contrat de dépôt privé présentaient généralement un réel intérêt. »25 En marge de la loi de 1979, une pratique s’est ainsi développée visant à la passation de « protocoles de remise » entre la partie versante et l’administration des archives26.

Cette pratique a été consacrée par la loi du 15 juillet 2008. Le premier alinéa de l’article L. 213-4 du Code du patrimoine prévoit ainsi désormais que le versement des documents d’archives des personnes concernées « peut être assorti de la signature entre la partie versante et l’administration des archives d’un protocole relatif aux conditions de traitement, de conservation, de valorisation ou de communication du fonds versé ». Ce dernier demeure à la disposition de la partie versante et une autorisation du premier ou, le cas échéant (pour les protocoles passés avant l’adoption de la loi), du second est nécessaire pour la communication à des tiers.

Il faut relever que cette restriction au droit d’accès aux documents d’archives publiques est validée par le Conseil constitutionnel en tant qu’elle est « limitée dans le temps » (pt 8). En effet, le juge relève que les protocoles passés après l’adoption de la loi « cessent de plein droit d’avoir effet lors du décès de leur signataire », et qu’en tout état de cause, le délai durant lequel l’autorité versante a la maîtrise de son fonds équivaut à la période pendant laquelle les archives ne sont pas communicables. D’autre part, pour les protocoles passés avant 2008, ce qui était le cas en l’espèce, le mandataire perd son droit d’opposition 25 ans après le décès du signataire. Le juge estime en conséquence que les limitations en cause sont proportionnées à l’objectif poursuivi.

Si le Conseil constitutionnel reconnaît un droit constitutionnel d’accès aux documents d’archives publiques qui constitue un outil de contrôle des citoyens sur l’administration, il n’en admet pas moins des limites à ce droit qui émoussent cet outil. Cette limitation ne paraît certes pas injustifiée : une forme de responsabilité, tardive, ne vaut-elle pas mieux qu’une absence de responsabilité du fait de la disparition des documents permettant de l’établir ? Le paradoxe frappe tout de même : si le crescendo de la protection est mis au diapason de celui de la responsabilité – au sens d’« être en charge de » – on est conduit à constater que c’est au détriment de la responsabilité – au sens de « rendre compte de »27. La reddition de compte la plus importante à obtenir – celle des principaux responsables de l’exécutif – est en même temps la plus protégée, ce qui interroge l’effectivité du contrôle et le respect de l’article 15 tel qu’interprété par le Conseil. Quoi qu’il en soit, le droit ainsi reconnu ne s’en inscrit pas moins dans une logique de transparence qui témoigne de son inscription dans la « démocratie administrative ».

II – La transparence des archives, outil de la « démocratie administrative »

En mettant en lien l’accès aux documents d’archives publics et l’article 15 de la Déclaration de 1789, le Conseil constitutionnel fait du droit qu’il consacre un outil de contrôle de l’administration par les citoyens. Le Conseil constitutionnel paraît contribuer à ce titre au renforcement de la « démocratie administrative » qui se traduit notamment par la reconnaissance d’un « droit de savoir » opposable à l’administration (A). Toutefois, il faut préciser que le droit d’accès aux documents d’archives publiques constitue un « droit de savoir » d’un type particulier en tant qu’il porte sur des documents d’intérêt général. À ce titre, il consiste dans un droit du citoyen qui questionne la possibilité offerte aux gouvernés d’investir de nouveaux moyens de contrôle des gouvernants (B).

A – Un « droit de savoir » contre l’Administration

Le développement dans le dernier quart du XXe siècle de ce que l’on désigne couramment par le terme de « démocratie administrative »28 paraît s’être effectué dans une double direction. Il s’agissait tout à la fois de conférer de nouveaux droits aux administrés face à l’administration et de faire participer les citoyens au processus administratif29. C’est à la première branche de ce double développement que paraît devoir se rattacher la reconnaissance d’un droit d’accès aux documents d’archives publiques par le Conseil constitutionnel.

Sans doute, la question de la détention de droits des administrés vis-à-vis de l’administration n’est pas nouvelle. Ainsi, la logique des services publics pouvait être conçue comme la reconnaissance d’autant de « droits-créances » au profit de leurs bénéficiaires. Mais les droits reconnus aux administrés à l’égard de l’administration dans le cadre de la « démocratie administrative » diffèrent de ceux-ci en ce qu’ils confèrent « un pouvoir d’exigibilité et tendent au rééquilibrage de la relation administrative »30. L’administré sort de ce fait de son statut d’assujetti.

Au premier rang de ces droits se trouve le « droit de savoir »31 dont le nouveau droit d’accès aux archives publiques peut être conçu comme une des dimensions. Ce « droit de savoir » procède à un renversement des perspectives : schématiquement, il fait sortir d’une logique où les administrés, passifs, sont dépendants d’une politique d’information et de diffusion maîtrisée par les services administratifs, à une logique où les administrés, actifs, sollicitent ces informations de la part de l’administration.

Si ce droit permet de demander des comptes à l’administration, il faut relever qu’il s’agit d’un mode de responsabilité spécifique. Non seulement il ne s’agit pas d’une responsabilité de type juridique32, mais il s’agit en outre d’une responsabilité différée, tant pour le citoyen, qui consulte les archives des dizaines d’années après les faits, que pour l’agent concerné, qui peut être sorti de ses fonctions. L’enjeu paraît essentiellement consister dans le fait d’empêcher l’État de « choisir sa mémoire »33.

L’accès aux archives n’est ainsi qu’une facette du « droit de savoir » qui suppose la reconnaissance d’autres droits. À cet égard, il est possible de se demander si l’article 15 de la Déclaration de 1789 sur lequel le juge fonde cette reconnaissance ne pourrait pas lui permettre de reconnaître de nouveaux droits de la même nature et ainsi devenir un fondement de la transparence des personnes publiques.

Jusqu’ici le juge constitutionnel avait très peu sollicité cet article de la Déclaration. Le commentaire de la décision sur le site du Conseil relève ainsi que seules quatre décisions en avaient auparavant fait une application directe34. Il avait également représenté le fondement de deux objectifs de valeur constitutionnelle : le principe de bonne administration de la justice35 et de bon emploi des deniers publics36.

Le contenu que le Conseil constitutionnel donne à cet article à l’occasion de sa première utilisation effective regarde l’information des citoyens et pourrait être décliné, notamment en ce qui concerne le droit d’accès aux documents administratifs auquel le Conseil constitutionnel pourrait reconnaître valeur constitutionnelle37. Le juge administratif a d’ailleurs préparé le terrain en ce sens. Celui-ci a déjà fait application de l’article 15 de la DDHC en matière de communication de documents administratifs38. Surtout, dans sa décision Ullmann39, le Conseil d’État a estimé que les dispositions de la loi du 12 avril 2000 « relatives à l’étendue du droit d’accès aux documents administratifs, concernent les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques »40. Une telle reconnaissance pourrait amener à contester la constitutionnalité d’un certain nombre de dispositions législatives qui prévoient l’incommunicabilité de certains documents administratifs41.

B – Un « droit à l’information » pour le citoyen

Le droit d’accès reconnu par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2017-655 QPC ne se caractérise pas seulement par le fait qu’il permet au citoyen de solliciter l’administration mais également par l’objectif qui est assigné à cette sollicitation. Ce droit n’est en effet pas destiné à défendre l’individu dans la sphère privée mais le citoyen dans la sphère publique. Une telle conclusion paraît pouvoir être tirée de la nature des documents auquel ce droit donne accès et de laquelle on peut déduire la finalité de ce dernier.

Il semble en effet qu’au sein du « droit de savoir » il soit possible de distinguer deux types de droits différents. Celui-ci peut tout d’abord avoir une dimension personnelle. Par exemple, la loi du 6 janvier 1978 tend à protéger les données personnelles des individus en leur permettant notamment de demander au responsable d’un fichier d’accéder aux données qu’il détient sur eux. Or ce n’est pas ce dont il s’agit concernant le droit d’accès aux documents d’archives publiques qui ne vise pas à la consultation par le demandeur d’accès de documents le concernant à titre personnel. Les documents auxquels ce droit permet d’accéder sont des documents d’intérêt général. Il s’agit donc non pas d’un droit de la personne mais du citoyen.

On rejoint ici la distinction opérée par Guy Braibant au sein du « droit de savoir » entre un « droit d’accès », qui consiste dans la « possibilité pour chacun de connaître les informations qui ont été réunies sur son compte », et un « droit à l’information », qui consiste dans la « possibilité, pour tous, de consulter les documents et les dossiers qui présentent un intérêt général ». Quand le premier représente « une liberté individuelle, qui se rattache aux droits de la personne », le second représente « une liberté publique, qui appartient aux citoyens »42.

Examiné au prisme de cette typologie, le droit d’accès aux documents d’archives publiques représente ainsi un « droit à l’information », c’est-à-dire « une liberté publique, qui appartient aux citoyens ».

À ce titre, il paraît intéressant de glisser d’une réflexion visant à caractériser le droit d’accès aux documents d’archives publiques comme un outil de contrôle des gouvernants par les gouvernés à une autre relative à l’importance de cet outil en régime libéral.

Cette importance paraît devoir s’apprécier tant au regard de la situation de celui qui est contrôlé, à savoir le pouvoir exécutif, que de celui qui est traditionnellement chargé de son contrôle, c’est-à-dire le Parlement. À cet égard, il paraît superflu de rappeler le contexte de prédominance du pouvoir exécutif que connaissent les démocraties contemporaines. Ce poids de l’exécutif est encore accru dans certains pays, comme la France, par la nature présidentialiste du régime, dans lequel l’insuffisance du contrepoids parlementaire est régulièrement dénoncée.

Face à cette situation, certains auteurs ont jugé nécessaire de repenser les modalités de fonctionnement de nos régimes politiques et en particulier la façon dont s’effectuait le contrôle des gouvernants par les gouvernés. Pierre Rosanvallon a ainsi pu écrire : « À l’âge de la prédominance du pouvoir exécutif, la clef de la démocratie réside dans les conditions du contrôle de ce dernier par la société. »43 L’auteur estime à ce titre nécessaire de prolonger la « démocratie d’autorisation », limitée à la délivrance d’un « permis de gouverner » à l’occasion des élections (en particulier de celle du chef du pouvoir exécutif), par une « démocratie d’exercice (…) ayant pour objet de déterminer les qualités attendues des gouvernants et les règles organisant leurs relations avec les gouvernés »44. Ce passage suppose une forme de « “démocratisation” de la reddition de compte »45 dont la transparence apparaît comme une des modalités46.

Dans ce cadre, il serait possible d’envisager le droit d’accès aux archives publiques comme un « micro-pouvoir » parmi d’autres permettant un renouvellement du mode de contrôle de l’exécutif. Guy Scoffoni souligne en ce sens que la « revendication au nom de la démocratie » d’un « plein exercice du “droit public du savoir” »47 représente dans la doctrine américaine un moyen essentiel de contrôle du pouvoir présidentiel. Il devrait en aller de même en France, notamment pour l’accès aux archives présidentielles qui faisait l’objet de la décision n° 2017-655 QPC.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Servenay D., « Les secrets de la France au Rwanda 3/3 : le temps des archives », Le Monde, 19 mars 2018, p. 13.
  • 2.
    Gauthier A., Kabanda M. et Tarrit F., « Rôle de la France au Rwanda : un devoir de transparence », Le Monde, 22 mars 2018, p. 24.
  • 3.
    « Éditorial : Faire la clarté sur le rôle de la France au Rwanda », Le Monde, 19 mars 2018, p. 26.
  • 4.
    C. patr., art. L. 213-3.
  • 5.
    CE, 28 juin 2017, n° 409568, M. G.
  • 6.
    « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »
  • 7.
    En ce sens, v. par ex. Bastien H., Droit des archives, 1996, Paris, Doc. fr., p. 15.
  • 8.
    Pour un exemple de cette opinion classique, v. ibid., p. 16.
  • 9.
    En ce sens, v. par ex., Monnier S., « Le statut dérogatoire des archives publiques présidentielles validé par le Conseil constitutionnel », Dr. adm. 2017, n° 11, comm. 47.
  • 10.
    Jean Laveissière fait de cette référence au « citoyen » le signe que le législateur de 1789 envisage désormais la consultation des documents d’archives comme un « droit “civique” » (Laveissière J., « Le statut des archives de France II », Rev. adm. 1980, n° 195, p. 261).
  • 11.
    La création de la commission des archives s’est faite à l’initiative du comité des domaines auquel il importait de « recueillir et de rassembler les titres » qui établissent les « propriétés nationales » (Rapport de Julien Dubois, Archives parlementaires, t. 92, p. 177).
  • 12.
    Archives parlementaires, t. 92, p. 177.
  • 13.
    Archives parlementaires, t. 92, p. 178.
  • 14.
    Duchein M., « La Révolution française et les archives : la mémoire et l’oubli dans l’imaginaire républicain », Gaz. archives 1992, p. 64. La loi de messidor prévoit malgré tout, notamment à son article 2, que d’autres pièces seront placées dans le dépôt mais elle ne traite pas des pièces produites par l’administration.
  • 15.
    Pierre Santoni va jusqu’à estimer que l’accès offert aux citoyens vise à la destruction des archives : le droit ouvert par l’article 37 viserait à « Accélérer la vente des biens nationaux, et, par voie de conséquence, la destruction de leurs titres, ainsi devenus inutiles. Le principe de libre consultation par tous les citoyens est lui aussi ordonné à la destruction d’archives. » (Santoni P., « Archives et violence. À propos de la loi du 7 messidor an II », Gaz. archives 1989, p. 207).
  • 16.
    Il n’est en outre pas sûr que l’article 15 de la DDHC avait cette portée de « droit subjectif » dans l’esprit de ses auteurs. Laurent Richer estime ainsi que, dans l’esprit des révolutionnaires, il s’agit « non pas tant d’un des droits du citoyen que d’un principe organique visant à garantir ces droits » (Richer L., « Article 15 », in Conac G., Debene M. et Teboul G., La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Histoire, analyse et commentaires, 1993, Paris, Economica, p. 318). Au moment de son écriture, ce principe aurait représenté une forme de corollaire de la souveraineté nationale : « l’agent public investi d’une fonction par la Nation n’est qu’un homme porté à abuser de son pouvoir qu’il risque toujours de prendre pour sa propriété ; c’est pourquoi des gardes-fous sont nécessaires. L’article 15 en est un et dans cette mesure il est juste de faire dériver la responsabilité des fonctionnaires de la souveraineté nationale » (ibid., p. 318-319).
  • 17.
    La prise en compte de l’intérêt historique dans la politique archivistique ne date naturellement pas de 1979. Julien Dubois, par exemple, l’admet dès 1794 mais estime que « ce qui peut servir à l’instruction », c’est-à-dire les pièces qui intéressent « l’histoire, les sciences et les arts (…) appartient de droit aux bibliothèques » (Archives parlementaires, t. 92, p. 178). Le souci de l’intérêt historique dans les politiques d’archives prendra une place centrale au XIXe siècle (Leniaud J.-M., « Archives (Droit des archives) », in Alland D., Rials S. (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, 2003, Paris, PUF-Lamy, Quadrige, p. 82).
  • 18.
    L’intérêt utilitaire qui vise à conserver les archives pour les communiquer à l’administration dans un souci de continuité de l’État est naturellement le premier intérêt qui a émergé historiquement (v. par ex. Laveissière J., « Le statut des archives de France II », op. cit., p. 261) mais il s’agit là de communication au profit de l’administration et non pas de communication au profit du public qui fait l’objet de notre étude.
  • 19.
    Braibant G., « Droit d’accès et droit à l’information », in Mélanges R.-E. Charlier, 1981, Paris, Éd. de l’université et de l’enseignement modernes, p. 703.
  • 20.
    Lasserre B., Lenoir N. et Stirn B., La transparence administrative, 1987, Paris, PUF, Politique d’aujourd’hui, p. 152.
  • 21.
    On retrouve une évolution semblable dans d’autres pays, parfois de manière plus précoce. Aux États-Unis, par exemple, les juristes vont, au tournant du XXe siècle, délaisser un droit d’accès aux archives fondé sur un « intérêt direct et concret » à obtenir l’information demandée, pour arrimer ce droit à la citoyenneté. Ainsi, dans l’arrêt de la Cour suprême du Michigan de 1928, Nowack vs Auditor General, la Cour estime que « le droit de common law du peuple en général d’examiner les documents publics et les archives ne fait aucun doute », toute règle contraire « répugne à l’esprit de nos institutions démocratiques » (Wagener N., « Le droit américain des archives : un autre modèle ? », Pouvoirs avr. 2015, n° 153, p. 130).
  • 22.
    Plus généralement sur les archives des hommes politiques, v. nota. Les archives des hommes politiques contemporains, actes de colloque (Palais du Luxembourg, 20-21 oct. 2006), 2007, Paris, Gallimard-Association des archivistes français (AAF).
  • 23.
    Monnier S., JCl. Communication, « Régime juridique des archives », Fasc. 178, (date de mise à jour : 31 juill. 2017), § 9.
  • 24.
    Laveissière J., « Le pouvoir, ses archives et ses secrets. À propos de l’affaire des avions renifleurs », D. 1984, chron. p. 64.
  • 25.
    Canavaggio P., « Les archives du pouvoir exécutif en France et à l’étranger II », Rev. adm. 1991, n° 260, p. 169.
  • 26.
    V. Dezallai A., « Les archives du pouvoir exécutif français : illustrations d’exceptions à de grands principes du droit public », RDP 2011, p. 155.
  • 27.
    Sur la double signification du terme de responsabilité, v. par ex. Baranger D., Parlementarisme des origines. Essai sur les conditions de formation d’un exécutif responsable en Angleterre (des années 1740 au début de l’âge victorien), 1999, Paris, PUF, Léviathan, p. 25.
  • 28.
    Bruno Daugeron a déjà pu critiquer l’utilisation de la notion de « démocratie » qu’une telle expression suppose (Daugeron B., « La démocratie administrative dans la théorie du droit public : retour sur la naissance d’un concept », RF adm. publ. 2011, n° 137-138, p. 21-37. L’auteur s’attaque en particulier à l’utilisation de cette notion pour qualifier le développement des techniques de participation du public à l’élaboration des décisions administratives. Il semble toutefois qu’il ne s’agisse là que de l’une des composantes de la démocratie administrative qui correspond également à la reconnaissance de droits au profit des administrés (Champeil-Desplats V., « La citoyenneté administrative », in Gonod P., Melleray F. et Yolka P., Traité de droit administratif, t. 2, 2011, Paris, Dalloz, Traités, p. 416-419). Or l’utilisation de la notion de « démocratie » pour caractériser la reconnaissance de droits aux administrés n’apparaît pas moins problématique. Elle paraît en effet perpétuer une confusion courante entre démocratie et libéralisme (sur cette question, v. nota. Denquin J.-M., « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus Politicum 2008, n° 1).
  • 29.
    Jacques Chevallier souligne le renouvellement de l’approche des rapports entre administration et démocratie qu’une telle conception implique : « Alors qu’il s’est agi pendant longtemps de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions l’administration pouvait être conforme à l’idéal démocratique (…), l’inflexion au cours des dernières années de la conception même de démocratie conduit cette fois à faire de l’administration le support et le vecteur d’une démocratie renouvelée, voire un îlot de démocratie » (Chevallier J., « De l’administration démocratique à la démocratie administrative », RF adm. publ. 2011, n° 137-138, p. 218). Sur ces deux composantes de la démocratie administrative, v. nota. Champeil-Desplats V., « La citoyenneté administrative », op. cit., p. 412-419.
  • 30.
    Chevallier J., « De l’administration démocratique à la démocratie administrative », op. cit., p. 222.
  • 31.
    Braibant G., « Droit d’accès et droit à l’information », op. cit., p. 704. On trouve plus régulièrement le terme de « droit à l’information » (v. par ex. Chevallier J., « De l’administration démocratique à la démocratie administrative », op. cit., p. 222).
  • 32.
    Elle n’est toutefois pas dépourvue de toute densité juridique en ce qu’elle est juridiquement opposable à l’administration par le truchement de l’article 15 de la Déclaration de 1789.
  • 33.
    On rappellera la formule d’Eschine reprise en épigraphe par tous les volumes du Moniteur universel : « qu’il est utile, ô athéniens, qu’il est bon d’avoir des archives publiques ! Là, les écrits restent fixes et ne varient pas selon le caprice de l’opinion. »
  • 34.
    « Commentaire. Décision n° 2017-655 QPC du 15 septembre 2017 », p. 9.
  • 35.
    V. par ex. la décision Déc. Cons. const., 20 avr. 2012, n° 2012-235 QPC, Assoc. Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie (cons. 17).
  • 36.
    Déc. Cons. const., 12 févr. 2009, n° 2009-575 DC, Loi pour l’accélération des programmes de construction et d’investissement publics et privés, cons. 4. Sur l’utilisation de cet article en matière financière, v. nota. le commentaire sous l’article 15 du Code constitutionnel et des droits fondamentaux publié par les éditions Dalloz.
  • 37.
    Le Conseil d’État a déjà refusé de renvoyer une QPC en la matière au Conseil constitutionnel dans la mesure où il s’agissait d’une disposition législative transposant une directive et ne mettant pas en cause une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (CE, 14 sept. 2015, n° 389806).
  • 38.
    V. par ex. CE, 29 déc. 2000, n° 213590.
  • 39.
    CE, 29 avr. 2002, n° 228830, Ullmann.
  • 40.
    Ce qui impliquait la compétence du législateur en la matière en application de l’article 34 de la Constitution.
  • 41.
    V. par ex. l’article L. 311-5, 1° du Code des relations entre le public et l’administration qui prévoit notamment l’incommunicabilité des avis du Conseil d’État et des juridictions administratives (sur ce point, v. Griffaton-Sonnet L., « Quelle portée pour l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ? », RFD Const. 2017, n° 112, p. 909).
  • 42.
    Braibant G., « Droit d’accès et droit à l’information », op. cit., p. 703-704.
  • 43.
    Rosanvallon P., Le bon gouvernement, 2015, Paris, Seuil, Les livres du nouveau monde, p. 20.
  • 44.
    Ibid., p. 20-21.
  • 45.
    Ibid., p. 273.
  • 46.
    Ibid., p. 22, 215-252.
  • 47.
    Scoffoni G., Le droit à l’information administrative aux États-Unis. Du modèle américain au système français de transparence, 1992, Paris, Economica, Science et Droit administratifs, p. 12.
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