L’usufruitier de droits sociaux à l’épreuve de la mise en réserve des bénéfices
La qualité de nu-propriétaire de parts sociales confère à l’associé le droit aux bénéfices mis en réserve.
Cass. 1re civ., 22 juin 2016, no 15-19471, F–PB
1. Voici que la haute juridiction, dans l’arrêt annoté1, fait évoluer sa jurisprudence, mais dans un sens nettement moins favorable à l’usufruitier de droits sociaux, précisément dans cette hypothèse de mise en réserve des bénéfices d’une société. Au cas d’espèce, M. Alain X est décédé le 5 avril 1989, laissant pour lui succéder Mme Y, son conjoint qu’il avait épousé sous le régime de la communauté légale et qu’il avait institué donataire de l’universalité des biens composant sa succession. Le de cujus laisse trois enfants issus de son union avec Mme Y, Géraldine, Élisa et Julien X. Le conjoint survivant a opté pour l’usufruit de la totalité de la succession de M. Alain X. Mme Géraldine X, épouse Z, a assigné au fond en partage judiciaire ses cohéritiers. Parmi l’actif successoral figure des fonds provenant de la distribution des réserves constituées par la société Kesa France. Selon la demanderesse en partage judiciaire, les fonds sociaux doivent bénéficier aux seuls nus-propriétaires et figurer à l’actif de l’indivision successorale. La conjoint survivant allègue, en revanche, que les bénéfices réalisés par une société participent de la nature des fruits lorsqu’ils ont été distribués et doivent, dès lors, profiter au seul usufruitier. Dans un attendu aussi lapidaire qu’inattendu la Cour de cassation considère que « si l’usufruitier a droit aux bénéfices distribués, il n’a aucun droit sur les bénéfices qui ont été mis en réserve, lesquels constituent l’accroissement de l’actif social et reviennent en tant que tel au nu-propriétaire, (…) les fonds provenant de la distribution des réserves constituées par la société (…) devaient bénéficier aux seuls nus-propriétaires et figurer à l’actif de l’indivision successorale ».
2. On assiste là à une nouvelle répartition des droits pécuniaires dans les bénéfices sociaux entre l’usufruitier (I) et les nus-propriétaires (II).
I – Les prérogatives de l’usufruitier de droits sociaux sur les bénéfices distribués
3. La Cour de cassation semble toujours réserver le bénéfice des dividendes distribués à l’usufruitier de droits sociaux (A). Mais alors, si tel est bien le cas, le quasi-usufruit sur dividendes reste-t-il le mode de gestion dédié à l’usufruitier des droits sociaux (B) ?
A – L’usufruitier a droit aux dividendes distribués
4. Il n’y a rien de surprenant à voir apparaître des controverses en doctrine, dans un cadre de flou juridique tel que le démembrement de droits sociaux. La haute juridiction prend soin d’indiquer classiquement : « que les bénéfices réalisés par une société ne participent de la nature des fruits que lors de leur attribution sous forme de dividendes, lesquels n’ont pas d’existence juridique avant l’approbation des comptes de l’exercice par l’assemblée générale, la constatation par celle-ci de l’existence de sommes distribuables et la détermination de la part qui est attribuée à chaque associé ; qu’il s’ensuit qu’avant cette attribution, l’usufruitier des parts sociales n’a pas de droit sur les bénéfices et qu’en participant à l’assemblée générale qui décide de les affecter à un compte de réserve, il ne consent aucune donation au nu-propriétaire ; que, par ces motifs de pur droit, substitués aux motifs critiqués, l’arrêt se trouve légalement justifié »2. Toujours dans la même veine, comme l’usufruitier qui vient à la succession, se pose la question de savoir s’il convient d’inscrire les fonds provenant de la distribution des réserves à l’actif de l’indivision successorale ou d’en faire bénéficier l’usufruitier3, la Cour de cassation répond ainsi : « Mais attendu que le jugement retient exactement que c’est la décision de l’assemblée générale de distribuer tout ou partie des bénéfices réalisés au cours de l’exercice sous forme de dividendes qui confère à ceux-ci l’existence juridique, d’où il suit que la créance de dividendes n’existait pas à la date du décès et ne pouvait donc faire partie de l’actif successoral ; que le moyen n’est pas fondé »4.
5. En cas de démembrement de la propriété de parts sociales, la qualité d’associé est reconnue au seul nu-propriétaire5. C’est ainsi que les termes de la Cour de cassation sont absolument sans équivoque lorsqu’elle précise : « qu’ayant constaté que Mme Lenaerts avait procédé le 30 juin 1999 à la cession au profit des époux Candelot de la nue-propriété de la totalité de ses parts sociales de la SCEA et énoncé, à bon droit, que le caractère solidaire des engagements des preneuses stipulé dans les baux litigieux ne permettait pas d’étendre l’effet de la solidarité aux obligations leur incombant à titre personnel, la cour d’appel, qui en a exactement déduit qu’il importait peu que Mme Candelot ait conservé la qualité d’associée de la SCEA et relevé que Mme Lenaerts avait perdu la sienne, quelle que soit l’étendue du droit de vote accordé à l’usufruitier par les statuts, a souverainement retenu que l’information délivrée le 20 août 1999, qui faisait figurer Mme Lenaerts au nombre des associés, était de nature à induire en erreur les consorts de Wautier et à justifier la résiliation des baux ».
B – Le quasi-usufruit de l’usufruitier de droits sociaux
6. Bien mieux, alors qu’on la pensait inadapté, la notion de quasi-usufruit en matière d’usufruit sociaux retrouve tout son intérêt grâce à un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation rendu le 27 mai 2015 qui considère que le sort de la dette de quasi-usufruit provenant d’une distribution de réserves en présence de droits sociaux démembrés est une dette légale de restitution déductible de l’actif successoral du quasi-usufruitier6. La notion de quasi-usufruit, telle qu’elle est aujourd’hui majoritairement conçue, est étroitement liée à la notion d’usufruit7. Cette précision en appelle une autre puisque l’on doit garder à l’esprit cet aspect essentiel que « lorsque le propriétaire de la somme d’argent confère l’usufruit sur celle-ci, il transfère l’usus et le fructus au bénéficiaire de cette somme, ce qui aboutit en raison du caractère fongible de celle-ci à son appropriation par l’usufruitier et il se crée alors un quasi-usufruit »8.
7. Dans l’espèce présentée aux magistrats du Quai de l’horloge, la question du quasi-usufruit aurait pu se poser comme dans l’espèce dont la Cour de cassation a eu l’occasion de trancher le différend. Qu’il soit possible de relativiser la différence entre l’arrêt annoté et l’arrêt rendu par la chambre commerciale le 27 mai 2015 qui censure les juges du fond : « Attendu que pour rejeter cette demande, l’arrêt retient que le droit de quasi-usufruit constitué au profit de Léon X sur les dividendes des parts sociales démembrées résulte d’un accord de volontés entre tous les titulaires de parts sociales lors de l’assemblée des associés du 27 septembre 2006, de sorte que la dette de restitution, dont la déduction est sollicitée au passif successoral, trouve son origine, non dans la loi, mais dans la convention intervenue entre les nus-propriétaires et l’usufruitier de parts sociales pour verser les réserves distribuées sous forme de dividendes entre les mains de l’usufruitier, à charge pour lui de les restituer aux nus-propriétaires ». L’arrêt du 27 mai 2015 permet à la Cour de cassation de choisir une voie médiane quant aux bénéfices mis en réserve9.
II – Les droits du nu-propriétaire sur les bénéfices mis en réserves
8. En refusant à l’usufruitier de parts sociales tout droit sur les bénéfices mis en réserve, la haute juridiction prouve que le débat sur la distribution des réserves est loin d’être terminé (A) comme celui de la nature des fruits des revenus (B).
A – Finalité des bénéfices mis en réserve
9. Il faut remarquer que les réserves constituent la portion de bénéfices dégagés durant l’exercice et que l’assemblée générale des associés a affectée aux capitaux propres10. Il y a tout lieu de penser que les sommes mises en réserves peuvent recevoir des affectations diverses11. En pratique, l’usufruitier ne peut faire valoir aucun droit tant que les réserves restent investies dans la société12. Au cas d’espèce, les fonds réservés posaient la question de leur finalité.
10. Certains auteurs suggèrent que : « les droits de l’usufruitier entrent en conflit avec ceux du nu-propriétaire dans la mesure où les bénéfices en attente d’affectation, biens mis en réserves, sont traités comme des accroissements de capital qui, à ce titre, améliorent la situation du nu-propriétaire »13. D’autres auteurs vont même plus loin en soutenant : « qu’un prélèvement sur les réserves ne pourrait dès lors être appréhendé par l’usufruitier que dans le respect des droits du nu-propriétaire, c’est-à-dire sous le régime du quasi-usufruit »14. C’est la position de l’administration fiscale qui considère que dans le cas de la mise en réserve des bénéfices il y a une renonciation irrévocable et définitive de l’usufruitière aux fruits qu’elle devait percevoir15. Pour l’administration fiscale, la mise en réserve des bénéfices consomme « leur transmutation en capital »16.
11. Chaque jour on prend davantage conscience que les droits sociaux de l’usufruitier soulèvent des difficultés liées à la dichotomie multiséculaire entre droit civil et droit commercial17. Il est bien certain qu’en l’espèce la Cour suprême pourrait paraître revenir sur sa solution antérieure18. Mais cette interprétation n’est pas aussi sûre qu’il n’y paraît. L’arrêt de la haute juridiction a une portée difficile à cerner.
B – Nature des dividendes prélevés sur les réserves
12. En dépit de cela, cet arrêt soulève la question délicate de la nature des dividendes prélevés sur les réserves. Une jurisprudence constante considère que les dividendes prélevés sur les bénéfices distribuables de l’exercice écoulé sont des fruits19 ; les dividendes prélevés sur les réserves sont des produits faisant naître un quasi-usufruit, sauf convention contraire entre l’usufruitier et le nu-propriétaire20. Quid des réserves distribuées pour compléter un dividende en cas de bénéfices insuffisants21 ? Reste à savoir, quelle sera la position de la jurisprudence sur ce point ?
Notes de bas de pages
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1.
Louis D., « Usufruit de droits sociaux : nature des fonds provenant de la distribution des réserves », Dalloz actualité, 7 juill. 2016 ; « L’usufruitier a droit aux bénéfices distribués et non à ceux mis en réserve, puisqu’ils constituent l’accroissement de l’actif social », Dr. & patr. hebdo, 2016.
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2.
Cass. com., 10 févr. 2009, n° 07-21806.
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3.
Louis D., « Usufruit de droits sociaux : nature des fonds provenant de la distribution des réserves », op. cit.
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4.
« L’usufruitier a droit aux bénéfices distribués et non à ceux mis en réserve, puisqu’ils constituent l’accroissement de l’actif social », Dr. & patr. hebdo, obs. L.G C.
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5.
« L’usufruitier a droit aux bénéfices distribués et non à ceux mis en réserve, puisqu’ils constituent l’accroissement de l’actif social », Dr. & patr. hebdo, obs. L.G C. op. cit.
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6.
Niel P.-L., « Régime juridique du quasi-usufruit en matière de distribution de réserves en présence de droits sociaux démembrés », LPA 13 juill. 2015, p. 9. Mortier R. ; « Abracadabra ! De l’usufruit sur droits sociaux au quasi-usufruit sur dividendes », BJS sept. 2015, n° 113w9, p. 409.
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7.
Zenati-Castaing F., « Usufruit des droits sociaux », Rép. sociétés Dalloz, n° 13.
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8.
Jaoul M., La notion de fruits : étude de droit privé, 2014, thèse, université de Montpellier 1, n° 384.
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9.
Louis D., « Usufruit de droits sociaux : nature des fonds provenant de la distribution des réserves », op. cit.
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10.
Pellet S., « Les bénéfices ne sont pas des fruits… des parts sociales », Dr. & patr. 2009, n° 182, p. 40.
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11.
« Droits de l’usufruitier dans les bénéfices non distribués », Lamy, 740-228.
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12.
Ibid.
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13.
Le Bayon, « L’usufruit des parts sociales », Rev. sociétés 1973, p. 449, Ibid.
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14.
Poitrinal F.-D., « L’usufruit conventionnel d’actions, un outil financier méconnu », préc. , p. 7, Ibid.
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15.
Pellet S., « Les bénéfices ne sont pas des fruits… des parts sociales », Dr. & patr., op. cit.
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16.
Ibid.
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17.
Clay T., « Nouvelles perspectives en matière d’arbitrage – Ouverture », Dr. & patr. 2002, 104.
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18.
Louis D., « Usufruit de droits sociaux : nature des fonds provenant de la distribution des réserves », op. cit.
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19.
Cass. civ., 21 oct. 1931.
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20.
Idrissi C., « Dividendes prélevés sur les réserves : fruits ou produits ? », http://www.soulier-avocats.com/b.
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21.
Louis D. « Usufruit de droits sociaux : nature des fonds provenant de la distribution des réserves », op. cit.