Pourquoi le créancier délégataire l’emporte-t-il sur le fisc ?
Les créances, en tant qu’éléments d’actif du patrimoine, attisent depuis toujours la convoitise des créanciers qui cherchent à les appréhender, ce qui donne immanquablement lieu à des conflits entre créanciers. La créance du délégant sur le délégué dans le cadre d’une délégation n’échappe pas à la règle. En application d’une jurisprudence bien établie, reprise par l’arrêt commenté, la Cour de cassation fait primer les droits du créancier délégataire en conférant à celui-ci « un droit exclusif au paiement immédiat » primant le Trésor public pourtant titulaire d’un privilège général. Une telle solution mérite assurément que l’on s’y arrête.
Cass. com., 16 déc. 2020, no 18-24564
I – Les faits
1. Les faits sont les suivants : M. E., en garantie d’un prêt de 170 000 € contracté auprès de sa banque, la Société Générale, avait consenti à cette dernière une délégation sur un contrat d’assurance-vie rachetable souscrit auprès de la Sogecap (filiale de la Société générale dédiée à l’assurance-vie). On se trouve ainsi dans la configuration classique de la délégation simple (dite parfois imparfaite), M. E. étant délégant, la Sogecap, déléguée et la Société Générale, délégataire.
Le Trésor public, comme l’y autorise l’article L. 263-0 A du Livre de procédures fiscales dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-17 du 6 décembre 2013, a fait délivrer le 2 avril 2015 à la société Sogecap un avis à tiers détenteur en paiement d’une dette fiscale de M. E. d’un montant de 545 410,85 €. Le Trésor public a donc réclamé à la Sogecap le versement de la valeur de rachat du contrat d’assurance-vie (naturellement dans la limite de sa propre créance) en application de l’effet attributif attaché à un avis à tiers détenteur (ATD). La Sogecap a refusé de donner suite à cet ATD en raison de la délégation formalisée antérieurement, décision que le comptable du Trésor public a contestée, avec succès, devant le juge de l’exécution.
2. Pour être complet et bien que cela soit sans incidence sur la solution, la Société générale a par la suite, en sa qualité de délégataire de la Sogecap, demandé à celle-ci de lui régler le solde du prêt de M. E. s’élevant à 1 511,24 €, ce que la Sogecap a fait en procédant à un rachat partiel forcé du contrat souscrit par M. E. auprès d’elle. Ce paiement effectué, la Société générale a « notifié » à la Sogecap le 8 décembre 2017 la « mainlevée » de la délégation de paiement1.
C’est ainsi que le 7 août 2018, la société Sogecap, à la suite d’une opposition administrative notifiée cette fois-ci par la trésorerie de Paris, a versé à cette dernière – en procédant alors au rachat total du contrat – le solde du contrat d’assurance-vie s’élevant à la somme de 7 513,66 € pour paiement partiel d’une amende de 34 242,13 €.
3. Par arrêt rendu par la cour d’appel de Versailles le 25 octobre 2018 confirmant la décision du juge de l’exécution, la société Sogecap a été condamnée à payer à « Monsieur le comptable du trésor de Cabestany la somme de 540 583,39 € dans la limite de la valeur de rachat du contrat d’assurance-vie à la date de notification de l’avis à tiers détenteur en date du 2 avril 2015 ».
C’est ainsi que la Sogecap a été condamnée à payer en octobre 2018 au Trésor public une somme substantielle limitée à la valeur de rachat à la date de l’ATD (avril 2015) et cela alors même qu’à cette date (octobre 2018), le contrat d’assurance-vie, du fait de son rachat intégral, n’existait plus, de sorte que la Sogecap se trouvait contrainte de payer cette somme sur ses fonds propres.
II – Le contexte
4. La décision de la cour d’appel de Versailles est conforme à une précédente décision de la Cour de cassation dans laquelle celle-ci avait fait droit à la demande du Trésor public en donnant effet à l’avis à tiers détenteur notifié par celui-ci nonobstant l’existence d’une délégation antérieure au motif que la « délégation imparfaite a laissé subsister la créance de la délégante qui n’est pas sortie de son patrimoine »2.
On sait toutefois que cet arrêt de 2012 paraît isolé 3, contesté par la doctrine et démenti par une décision postérieure rendue en présence d’une saisie-attribution dont l’effet attributif est identique à celui d’un avis à tiers détenteur4.
5. L’arrêt de la cour d’appel de Versailles est donc logiquement cassé par le présent arrêt de la Cour de cassation par un attendu classique rappelant « que si la créance du délégant sur le délégué s’éteint seulement par le fait de l’exécution de la délégation, ni le délégant ni ses créanciers ne peuvent, avant la défaillance du délégué envers le délégataire, exiger le paiement, de sorte que l’avis à tiers détenteur effectué entre les mains du délégué par le créancier du délégant ne peut avoir pour effet de priver le délégataire, dès son acceptation, de son droit exclusif à un paiement immédiat par le délégué, sans concours avec le créancier saisissant ».
Si cet attendu, difficilement compréhensible par le commun des mortels, constitue la reprise, au mot près, des décisions précitées de la Cour de cassation5, il n’en demeure pas moins qu’il soulève un certain nombre de questions que l’on examinera à la lumière des faits de l’espèce ainsi que de la réforme du droit des obligations de 2016 et du projet de réforme du droit des sûretés.
III – La justification de l’arrêt de la Cour de cassation
6. Le principe consistant à interdire à un tiers à la délégation, créancier du délégant, de venir saisir la créance du délégant sur le délégué et d’ainsi perturber le jeu de la délégation n’est pas nouveau6. D’un point de vue pratique, cette solution s’explique assez simplement par le fait qu’on ne comprendrait comment le délégant pourrait dans le même temps demander au délégué de s’engager à payer un créancier qui n’est pas le sien (mais celui du délégant) tout en réclamant paiement à ce même délégué7. Partant de ce constat, le créancier saisissant ne pouvant avoir davantage de droit que son débiteur, il parait logique de priver d’effet sa saisie (ou son ATD) comme le fait la Cour de cassation.
7. D’un point de vue plus théorique et avant la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance du 10 février 2016, il ne semble plus soutenu que cette créance serait éteinte par l’acceptation de la délégation par le délégataire8 mais plutôt que cette acceptation rendrait « indisponible » la créance du délégant sur le délégué9 ou alors que celle-ci se trouverait ainsi affectée par la condition suspensive de l’exécution de la délégation par le délégué10. Ces explications peinent à convaincre dans la mesure où il a déjà été jugé à plusieurs reprises qu’une créance indisponible pouvait faire l’objet d’une saisie-attribution11, de même que la loi prévoit la saisie d’une créance affectée d’une condition12, ce dont on peut logiquement déduire que la créance du délégant sur le délégué peut faire l’objet d’une saisie conservatoire, laquelle suffirait à faire échec au « droit exclusif » au paiement que la Cour reconnaît au délégataire. Il faut donc chercher ailleurs l’explication juridique d’une solution qui a sa justification sur le plan pratique.
8. Pour un auteur, l’explication résiderait dans le fait que si l’acceptation de la délégation par le délégataire n’a pas pour effet d’éteindre la créance du délégant sur le délégué, elle a pour conséquence de modifier la nature de l’obligation de ce dernier. En effet, le délégué ne serait alors plus tenu envers le délégant par une obligation de payer une somme d’argent mais par une obligation de faire : exécuter son engagement à l’égard du délégataire. Or une telle obligation de faire est insusceptible de saisie-attribution ou conservatoire, le législateur ne permettant d’avoir recours à de tels mécanismes uniquement « sur les créances portant sur une somme d’argent » (CPC exéc., art. L. 211-1 ; CPC exéc., art. L. 523-1)13.
Une autre approche consisterait tout simplement à examiner la question sous l’angle des obligations du délégué tiers saisi. En effet, il ne faut pas oublier que celui-ci, en application de l’article L. 211-3 du Code des procédures civiles d’exécution14 « est tenu de déclarer au créancier l’étendue de ses obligations à l’égard du débiteur ainsi que les modalités qui pourraient les affecter et, s’il y a lieu, les cessions de créances, délégations ou saisies antérieures », faute de quoi il s’exposerait à devoir payer à la fois le créancier saisissant et le délégataire envers lequel il s’est irrévocablement engagé15. La délégation est donc une « modalité » affectant la créance du délégant sur le délégué qui justifierait que ce dernier, fort de son engagement envers le délégataire, puisse s’opposer au paiement entre les mains du créancier saisissant par exception aux dispositions de l’ancien article 1242 du Code civil16.
De manière surprenante, la Cour de cassation ne s’appuie pas sur cette explication purement textuelle – qui présente le mérite de la simplicité – et préfère fonder la solution sur une formulation inutilement complexe et imprécise qui ne peut qu’interpeller à l’heure où la Cour de cassation s’est lancée dans une réforme tendant à une amélioration de la motivation et de la rédaction de ses arrêts17.
IV – Une formulation imprécise et hasardeuse
9. Le raisonnement suivi par la chambre commerciale pour priver d’effet l’avis à tiers détenteur tient en trois phrases qui, chacune, mérite quelques observations. En effet, tout d’abord, pour simplement poser le principe que la délégation n’éteint pas la créance du délégant sur le délégué, la Cour croit nécessaire d’énoncer comme principe que « la créance du délégant sur le délégué s’éteint seulement par le fait de l’exécution de la délégation »18. Or cette affirmation est inexacte dans sa généralité puisqu’elle ne se vérifie pas en matière de délégation novatoire19. Pire, elle est également inexacte en présence d’une délégation simple ; en effet, on peut penser20 que le paiement effectué par le délégué entre les mains du délégant éteindrait la créance de ce dernier ! Un tel paiement n’ayant pas le double effet extinctif de celui fait par le délégué entre les mains du délégataire, le délégué s’exposerait à payer deux fois, mais il parait pour le moins excessif d’en tirer la conclusion que cette créance ne s’éteindrait que par « l’exécution de la délégation » (ne serait-ce que parce que le délégant pourrait également valablement renoncer à sa créance sur le délégué). Enfin, s’agissant de la formulation, on ne peut qu’être surpris que pour proclamer la survivance de la créance du délégant sur le délégué, la Cour décide d’envisager la question sous l’angle du fait générateur de son extinction, à savoir l’exécution de la délégation.
La Cour poursuit dans la même veine en indiquant ensuite que « ni le délégant, ni ses créanciers ne peuvent, avant la défaillance du délégué envers le délégataire, exiger le paiement ». Ce faisant, elle souhaite affirmer la « paralysie » du droit d’agir en paiement du délégant sur le délégué pendant l’exécution de la délégation. La formule est d’évidence trop vague dans la mesure où la notion de « défaillance » du délégué est pour le moins imprécise (à partir de quand un débiteur est-il défaillant : lorsqu’il ne respecte pas une échéance21, lorsqu’il est mis en demeure ? lorsqu’il est reconnu insolvable ?). Elle est également trop générale dans la mesure où elle laisse entendre, à tort, que cette paralysie du droit à exiger le paiement serait totale et porterait sur l’intégralité de la créance du délégant alors qu’en réalité, elle est circonscrite à hauteur de l’engagement pris par le délégué. Il est en effet admis que le délégant peut agir en paiement contre le délégué pour le surplus de sa créance22. Enfin et surtout, elle est doublement illogique : pourquoi, en cas de « défaillance » du délégué, redonner la possibilité au délégant d’agir contre ce dernier ? D’une part, cela revient à inutilement fragiliser les droits du délégataire qui, face la défaillance du délégué, n’entend pas nécessairement renoncer à son droit d’obtenir paiement de ce dernier23. D’autre part, dans la mesure où la défaillance du délégué peut être liée à des difficultés financières, quel peut être l’intérêt de lui « rajouter » un créancier pouvant agir en paiement contre lui (en la personne du délégant) sans pour autant le libérer envers le délégataire ? C’est pourquoi, la solution désormais retenue indiquant que « le délégant ne recouvre ses droits [envers le délégué] qu’en exécutant sa propre obligation envers le délégataire » est bien plus logique et de loin préférable24.
De ces deux affirmations de principe, la Cour déduit (« de sorte que ») que « l’avis à tiers détenteur effectué entre les mains du délégué par le créancier du délégant ne peut avoir pour effet de priver le délégataire, dès son acceptation, de son droit exclusif à un paiement immédiat par le délégué, sans concours avec le créancier saisissant ». On ne peut qu’être frappé par la vigueur du droit accordé au délégataire : « un droit exclusif à un paiement immédiat, sans concours avec le créancier saisissant ». Là encore, la formule est trompeuse ; le délégataire n’aura pas nécessairement droit à un paiement « immédiat » mais à un paiement selon les modalités prévues par l’engagement pris par le délégué à son profit (lequel engagement sera généralement calqué sur celui du délégué envers le délégant, par exemple en cas de délégation de loyers). Là où l’on aurait pu s’attendre à un droit prioritaire, la Cour de cassation reconnait au délégataire un droit exclusif, sans concours avec le créancier saisissant.
V – Les conséquences à tirer de la solution retenue par la Cour de cassation
10. Indépendamment de la question de savoir si cette solution est opportune, à la fois d’une manière générale et appliquée au cas d’espèce25, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle fait basculer la délégation vers la catégorie des sûretés réelles. En effet, c’est le propre d’une sûreté réelle que de conférer à son titulaire un droit à un paiement préférentiel ou exclusif26. Cette observation, qui n’est pas nouvelle27, est d’ailleurs confortée par trois arrêts rendus récemment par la Cour de cassation qui accordent également « au créancier bénéficiaire d’un nantissement de contrat d’assurance-vie rachetable (…) un droit exclusif au paiement de la valeur de rachat, excluant ainsi tout concours avec les autres créanciers du souscripteur, même privilégiés »28. Ainsi, par une similitude d’attendus, l’on s’aperçoit que les droits du créancier nanti, créancier privilégié bénéficiant d’un droit réel en vertu d’un texte (l’article 2363 du Code civil) se trouvent désormais alignés par la jurisprudence sur ceux reconnus par la Cour de cassation au délégataire ; le plus surprenant étant que les droits de ce dernier ont été consacrés, il y a 25 ans29, sur la base d’aucun texte et même à rebours des analyses les plus classiques classant la délégation simple parmi les sûretés personnelles30 ! Et non seulement, la délégation serait une sûreté réelle, mais de surcroît, par le droit exclusif qu’elle confère à son bénéficiaire, elle se rangerait aux côtés « de la plus forte des sûretés réelles qui se puisse concevoir, la propriété des biens affectés au remboursement de la dette »31. Mieux encore, le délégué étant partie à la délégation, au contraire du créancier nanti, il n’est nul besoin pour le créancier délégataire de notifier quoi que ce soit à son nouveau débiteur pour lui rendre son droit opposable32.
11. Il y a assurément matière à s’interroger sur les raisons d’une telle faveur accordée praeter legem par la jurisprudence au délégataire. En effet, en vertu de cette jurisprudence, celui-ci bénéficie i) d’une action en paiement contre le délégué (droit qu’il peut par ailleurs garantir) ; ii) d’une action en paiement contre le délégant ; iii) d’un droit réel exclusif sur un élément du patrimoine du délégant, à savoir la créance de ce dernier sur le délégué ! Il est donc particulièrement bien loti même si rien ne le protège contre l’insolvabilité de ses deux débiteurs33.
À bien y regarder, cette solution paraît toutefois équilibrée en ce que d’une part, elle protège également le délégué contre le risque de se trouver exposé à devoir faire un double paiement sans, d’autre part, trop léser les droits du créancier saisissant : en effet, si celui-ci ne peut appréhender la créance se trouvant dans le patrimoine de son débiteur (le délégant), l’extinction de celle-ci du fait du paiement effectué par le délégué entre les mains du délégataire n’aura pas pour conséquence d’appauvrir le délégant (et donc de réduire l’assiette du droit de gage du créancier) dans la mesure où elle entrainera l’extinction corrélative de la dette du délégant envers le délégataire. Le jeu de la délégation, par son double effet extinctif, est donc sans incidence sur le patrimoine du délégant.
Aussi fondée soit-elle d’un point de vue pratique et quelles que soient les difficultés à l’expliquer sur le plan théorique, quel est l’avenir de cette solution au regard des nouveaux textes applicables à la délégation depuis l’ordonnance du 10 février 2016 ?
VI – L’avenir de cette jurisprudence
12. S’il est bien évident que, pour les raisons énoncées plus haut, la Cour de cassation devra abandonner la formulation qu’elle utilisait depuis 1996, force est de constater que l’article 1339, alinéa 3 reprend la solution forgée par la Cour en l’assortissant toutefois de deux tempéraments. En effet, tout d’abord, la saisie de la créance du délégant sur le délégué demeure inefficace, sauf sur la part de la créance du délégant excédant l’engagement du délégué envers le délégataire. De fait, le délégataire se trouve un peu moins bien protégé dans la mesure où si la créance du délégant sur le délégué est supérieure à sa propre créance sur le délégué, le délégant peut agir en paiement partiel contre le délégué et réduire ainsi l’assiette du droit de gage du délégataire. Sur cette partie de la créance du délégant, et uniquement sur celle-ci, le délégataire perd son droit exclusif et peut ainsi se trouver en concours avec le délégant et les créanciers de ce dernier. Le second tempérament est que l’inefficacité de la saisie ne serait que temporaire. En effet, à lire le texte, il apparait que le paiement effectué par le délégant au délégataire aurait pour conséquence de restaurer rétroactivement son efficacité à une saisie-attribution mais avec une limite factuelle : si le délégant paie le délégataire en dépit de la délégation, c’est probablement parce que le délégué est défaillant, voire insolvable, de sorte que l’on peut dès lors douter de l’efficacité d’une saisie entre ses mains…
13. Cette solution pourrait-elle se trouver menacée par la réforme du droit des sûretés, non pas pris dans sa forme originale34 mais en ce qu’elle intégrerait par la suite des considérations tirées du droit des procédures collectives ? En effet, certains auteurs s’émeuvent du fait que des sûretés différentes puissent avoir des effets identiques (par exemple, en application des arrêts précités accordant un droit exclusif au créancier bénéficiaire d’un nantissement de créances, le nantissement de créances produit désormais les mêmes effets qu’une cession de créance)35. A priori non car on voit mal comment une réforme du droit des sûretés pourrait aboutir à modifier un régime de la délégation si récemment redessiné. Si, à l’issue de cette réforme, les droits du créancier nanti devaient être restreints, nous nous retrouverions alors à nouveau dans la situation a priori surprenante dans laquelle le délégataire serait mieux traité que le créancier nanti, situation qui peut expliquer certaines pratiques pouvant amener à s’interroger sur l’opportunité de cette solution au cas d’espèce.
VII – Une solution opportune en l’espèce ?
14. En effet, il importe de rappeler qu’en l’espèce, le conflit portait entre une banque et le Trésor public sur une créance de rachat née d’un contrat d’assurance-vie. On sait que ce contrat particulièrement prisé des Français et constituant souvent un actif important de leur patrimoine, peut servir de garantie à un crédit (souvent bancaire) d’où le développement du nantissement de police d’assurance-vie36, expressément prévu par l’article L. 132-10 du Code des assurances. Ce même article prévoit que « sauf clause contraire, le créancier nanti peut provoquer le rachat » du contrat, faisant ainsi apparaître une créance sur laquelle le créancier nanti bénéficiera d’un droit, à l’origine conçu comme préférentiel mais aujourd’hui exclusif depuis les arrêts précités des 2 juillet et 17 septembre 2020.
La créance de rachat issu de ce contrat se trouve également opportunément à l’abri des créanciers du débiteur titulaire du contrat, lesquels, en application des dispositions de l’article L. 132-14 du Code des assurances, ne peuvent solliciter le rachat du contrat37. Il n’existe qu’une seule ombre à ce tableau idyllique pour le banquier délégataire, c’est que le Trésor public, depuis une loi n° 2013-17 du 6 décembre 2013, échappe à cette règle et peut provoquer le rachat pour saisir la créance en résultant. C’est peut-être pour tenter d’échapper à cette fâcheuse exception que certains délégataires, sans doute connaissance prise de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de délégation, ont préféré inviter leurs clients emprunteurs à leur consentir une délégation de contrat plutôt qu’un nantissement pourtant dûment prévu par les textes (encore une fois, avant que le régime du nantissement ne soit aligné sur celui de la délégation).
15. Si l’on comprend les facilités offertes par la délégation (qui allie une grande simplicité de constitution et une remarquable efficacité), une telle pratique ne peut qu’interroger dans la mesure où la délégation d’un contrat d’assurance-vie apparaît de prime abord contraire à la nature première de la délégation qui est de permettre au délégué, en exécutant son obligation envers le délégataire, d’éteindre deux créances 38. S’il est vrai que la réforme de 2016 ne range plus la délégation, contrairement au Code civil Napoléon, dans le chapitre dédié à l’extinction des obligations (ce qui suppose l’existence d’obligations antérieures39), il n’en demeure pas moins qu’en présence d’obligations antérieures, on a du mal à concevoir que le délégué ne puisse exécuter son engagement qu’au prix de la destruction préalable, au moins partielle, du lien entre lui et le délégant. En effet, en matière de délégation d’assurance-vie, le délégué ne s’exécutera envers le délégataire qu’après que celui-ci eût provoqué le rachat, partiel ou total, du contrat entre le délégué et le délégant, ce qui entraîne nécessairement son extinction partielle ou totale. Or cette extinction, au lieu d’être la conséquence du paiement du délégué en devient ici la condition, ce qui heurte quelque peu l’esprit.
16. Enfin, pour conclure, si l’on observe l’arrêt commenté rendu sous l’empire de l’article 1275 ancien du Code civil (dont la solution est aujourd’hui largement validée par un texte40) sous l’angle de la politique judiciaire, le juriste peut également s’étonner de ce que la Cour de cassation ait décidé, sans y être obligée par aucun texte41, de faire primer, par le jeu du mécanisme de la délégation, des intérêts privés (ceux du banquier) sur des intérêts publics (ceux du Trésor public). Ainsi, le droit exclusif offert au délégataire (traité comme un propriétaire de la créance ou à tout le moins comme un légitime rétenteur) rend inefficace toute préférence accordée à un créancier que le législateur a entendu privilégier y compris le Trésor Public. Il n’est donc pas certain qu’une telle situation échappe durablement à la sagacité du Trésor public…
Notes de bas de pages
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1.
Selon la terminologie reprise par l’arrêt de la Cour de cassation.
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2.
Cass. com., 29 avr. 2002, n° 99-15072 : D. 2002, p. 2673, note D. Houtcieff ; JCP G 2003, 10154 note A.-S. Barthez ; Defrénois 15 oct. 2002, n° 37607, p. 1239, obs. R. Libchaber.
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3.
En sens contraire, Cass. com., 24 juin 1986, n° 84-14379, concernant un avis à tiers détenteur, RTD civ. 1987, p. 550 obs. J. Mestre – Cass. com., 16 avr. 1996, n° 94-14618 concernant une saisie-arrêt, D. 1996, p. 571, note C. Larroumet ; D. 1996, p. 334, obs. L. Aynès ; JCP G 1996, 22689, note M. Billiau ; RTD civ. 1997, p. 132, obs. J. Mestre ; Defrénois 15 sept. 1996, n° 36381, p. 1018, obs. D. Mazeaud.
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4.
Cass. com., 14 février 2006, n° 03-17457 : D. 2006, p. 650, obs. X. Delpech ; JCP E 2006, 919, note C. Lachieze ; JCP G 2006, 1709, note M. Roussille, RTD civ. 2006, p. 319, obs. J. Mestre et B. Fages.
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5.
Cass. com., 16 avr. 1996, n° 94-14618 ; Cass. com., 14 févr. 2006, n° 03-17457.
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6.
V. déjà CA Lyon, 12 févr. 1890 : DP 1891, p. 247, qui fonde cependant sa décision sur la disparition de toute créance du délégant sur le délégué à compter de la conclusion de la délégation.
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7.
Ce qui a amené un auteur à y voir une application du principe d’interdiction de se contredire au détriment d’autrui, D. Houtcieff, De la paralysie de la créance du délégant. Liber amicorum Christian Larroumet, 2009, Economica, p. 227.
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8.
V. toutefois en matière de délégation novatoire, en ce sens, Ripert et Boulanger, Traité de droit civil, t. II, Obligations. Droits réels, 1957, LGDJ, nos 1173 et s., G. Marty, P. Raynaud et P. Jestaz, Droit civil les obligations, t. II, Le régime, 2e éd., 1989, Sirey, n° 434 ; Cass. com., 27 févr. 1963 : Bull. civ. III, n° 128 : RTD civ. 1964, p. 728, obs. J. Chevallier ; solution reprise par l’article 1339, al. 4 ; Contra P. Simler, JCl. Civil Code, « Régime général des obligations, Opérations sur obligations – Délégation », Art. 1336 à 1340, n° 105 – C. Larroumet, note sous Cass. com., 16 avr. 1996, n° 94-14618.
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9.
Not. avec l’arrêt du 12 février 2006 qui évoque expressément le caractère « indisponible » de la créance ; en ce sens, notes sous Cass. com., 16 avr. 1996, n° 94-14618 : D. 1996, p. 571, note C. Larroumet ; D. 1996, p. 334, obs. L. Aynès ; JCP G 1996, 22689, note M. Billiau ; RTD civ. 1997, p. 132, obs. J. Mestre.
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10.
En ce sens, P. Simler, dans « L’énigmatique sort de l’obligation du délégué envers le délégant tant que l’opération de délégation n’est pas dénouée », in Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 295.
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11.
Cass. 2e civ., 14 oct. 1999, nos 97-19502 et 97-20012 : RTD civ. 2000, p. 169, obs. R. Perrot ; Cass. 2e civ., 16 mars 2000, n° 98-14725 : Procédures 2000, n° 162, obs. R. Perrot ; la saisie attribution étant dans ce cas dépourvue de tout effet attributif.
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12.
CPC exéc., art. L. 112-1, al. 2.
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13.
M. Roussille, note sous Cass. com., 14 févr. 2006, n° 03-17457.
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14.
Qui s’applique tant à la saisie-attribution qu’à la saisie conservatoire de créance ou à l’avis à tiers détenteur (devenu depuis la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018, l’avis de saisie administrative à tiers détenteur), par renvoi de l’article R. 523-4 du Code des procédures civiles d’exécution, et de l’article L. 262-3 du Livre des procédures fiscales.
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15.
En vertu de l’adage « qui paie mal paie deux fois ».
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16.
Abrogé par l’ordonnance n° 2016-131 du 16 février 2016 et dont la règle n’a pas été reprise dans le nouveau texte.
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17.
Coup de jeune sur la rédaction des arrêts de la Cour de cassation par O. Dufour, Gaz. Pal., 9 avr. 2019, n° 350r4, p. 5.
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18.
L’article 1339 du Code civil, alinéa 1, reprend une formule analogue.
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19.
Il est vrai que la Cour de cassation se prononce sous l’empire des anciens textes où la question pouvait encore être discutée (v. les références en note 8). Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec l’article 1339 du Code civil, alinéa 4, qui vient clairement poser une exception à la règle énoncée à l’alinéa 1.
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20.
Du moins au regard des anciens textes sous l’empire desquels la Cour de cassation s’est prononcée. La réforme de 2016 semble vouloir remettre en cause cette faculté en édictant que « le délégué ne peut en exiger » ni même « en recevoir le paiement (…) » : C. civ., art. 1339, al. 2.
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21.
Étant par ailleurs précisé que dans l’hypothèse, assez fréquente, d’une délégation de loyers, l’échéance est mensuelle. En cas de non-paiement d’un mois de loyer, le délégué est-il irrémédiablement défaillant ou uniquement à hauteur de cette seule dette impayée ?
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22.
C’est d’ailleurs la solution édictée par l’article 1339, alinéa 2 qui ne semble pas innover sur ce point.
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23.
En ce sens, v. J. François, Traité de droit civil, t. IV, Les obligations. Régime général, 2017, Economica, n° 659.
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24.
C. civ., art. 1339, al. 2.
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25.
Sur l’opportunité, v. infra § 14.
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26.
Certains auteurs classifient les sûretés réelles en deux catégories : celles « conférant un droit de préférence » et celles « conférant un droit exclusif », cette dernière catégorie étant réservée aux sûretés fondées sur la propriété, qu’elle soit transmise ou réservée, P. Malaurie et a., Droit des sûretés, 14e éd., 2020, LGDJ.
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27.
V. déjà, C. Mouly et C. Cabrillac, Droit des sûretés, 7e éd., 2004, n° 473, en ce sens également Ph. Simler, JCl. Civil Code, « Régime général des obligations. Opérations sur obligations – Délégation », Art. 1336 à 1340, nos 15 et 19.
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28.
Cass. 2e civ., 2 juill. 2020, nos 19-11417 et 19-13636 : RTD civ. 2020, p. 666, obs. C. Gijsbers ; RTD civ. 2020, p. 946, obs. N. Cayrol ; JCP G 2020, 1052, obs. P. Delebecque – et Cass. 2e civ., 17 sept. 2020, n° 19-10420 : D. 2020, p. 1836 ; RD bancaire et fin. 2020, p. 131, n° 6, obs. D. Legeais. Les commentateurs précités considèrent que cette solution ne saurait se limiter au nantissement d’assurance-vie mais est également applicable au nantissement sur créance.
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29.
L’arrêt de 1996 parle déjà de « droit au paiement exclusif ».
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30.
En fait, la délégation simple ne peut être considérée comme une sûreté personnelle que s’il n’existe aucune créance du délégant sur le délégué, le délégué procédant au paiement disposant alors d’un recours contributif contre le délégant analogue à celui d’une caution, C. Mouly et C. Cabrillac, Droit des sûretés, 7e éd., 2004, nos 473-3 et 473-5.
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31.
P. Malaurie et a., Droit des sûretés, 14e éd., 2020, LGDJ, n° 750.
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32.
C. civ., art. 2362.
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33.
L’insolvabilité du délégué faisant disparaitre à la fois l’effectivité de l’action du délégataire contre celui-ci et l’efficacité de sa garantie, la créance du délégant perdant de ce fait toute valeur.
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34.
V. l’avant-projet de réforme du droit des sûretés publié par la chancellerie en décembre 2020 qui semble hésiter, dans une nouvelle rédaction de l’article 2363 du Code civil, à accorder au créancier nanti, « un droit exclusif au paiement de la créance donnée en nantissement » ou « un droit de rétention sur la créance donnée en nantissement ». En tout état de cause, la tendance est au renforcement des droits du créancier bénéficiant d’un nantissement de créance dans la ligne des arrêts précités des 2 juillet et 17 septembre 2020.
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35.
En ce sens, v. Cass. 2e civ., 2 juill. 2020, nos 19-11417 et 19-13636 : RTD civ. 2020, p. 666, obs. C. Gijsbers ; RTD civ. 2020, p. 946, obs. N. Cayrol ; JCP G 2020, 1052, obs. P. Delebecque – v. égal. Cass. 2e civ., 17 sept. 2020, n° 19-10420 : D. 2020, p. 1836 ; RD bancaire et fin. 2020, p. 131, n° 6, obs. D. Legeais.
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36.
Souvent fourni, comme en l’espèce, par une filiale de la banque prêteuse qui ainsi peut gagner de l’argent à la fois en prêtant et en faisant garantir son propre prêt.
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37.
En ce sens Cass. 1re civ., 25 oct. 1994, n° 92-15857 ; Cass. 1re civ., 28 avr. 1998, n° 96-10333 ; Cass. 1re civ., 2 juill. 2002, n° 99-14819.
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38.
En ce sens, la thèse défendue par M. Billiau, pour qui « la délégation est exclusivement une technique d’extinction d’obligations », in La délégation de créance, essai d’une théorie juridique de la délégation en droit des obligations, 1989, LGDJ, préf. J. Ghestin ; comp. moins radical, J. François, Traité de droit Civil, t. IV, Les obligations. Régime général, 2017, Economica, n° 640.
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39.
Le régime qui en est donné par les articles 1336 et suivants acte clairement le fait qu’une délégation peut être conclue indépendamment de l’existence de toute créance antérieure ; v. toutefois F. Terré et a., Droit civil les obligations, 12e éd., 2019, qui présente toujours la délégation comme un mode d’extinction des obligations.
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40.
C. civ., art. 1339, al. 3.
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41.
V. en ce sens J. Mestre, RTD civ. 1997, p. 132 et D. Mazeaud, Defrénois 15 sept. 1996, n° 36381, p. 1018, qui trouvent la solution excessive et considèrent que le délégataire devrait venir en concours avec le(s) créancier(s) du délégant. C’est une chose que de protéger la créance du délégant sur le délégué, c’est autre chose que d’accorder au délégataire un droit exclusif sur celle-ci.