Précisions et imprécisions sur les vertus du bornage
Bornage, propriété, empiètement… autant de mots évocateurs de conflits potentiels entre voisins limitrophes. Le justiciable a l’impression qu’un bornage le garantit contre l’emprise de son voisin et protège les limites de sa propriété. Malheureusement, la protection offerte par le bornage est relativement illusoire. Il n’est pas question de revenir sur les critères de distinction entre bornage et revendication de propriété. L’objet de cette étude est plutôt de revenir sur les mérites du bornage et les illusions qu’il peut susciter.
Le Code civil n’a consacré qu’un seul texte au bornage : l’article 646, qui dispose que « tout propriétaire peut obliger son voisin au bornage de leurs propriétés contiguës. Le bornage se fait à frais communs ». Le bornage est donc érigé en attribut du droit de propriété. Son objet n’est autre que de matérialiser la ligne de démarcation entre des fonds contigus par l’implantation de bornes sur le terrain. Le bornage correspondrait ainsi à la délimitation des propriétés des voisins.
À vrai dire, les rédacteurs du Code civil n’avaient rien inventé. La délimitation des fonds de terre par des bornes remonte à l’antiquité. Le bornage dans la Rome antique était sacré. Ainsi, pour délimiter leurs propriétés, les romains utilisaient non seulement des éléments naturels comme des arbres ou façonnés par l’Homme, tels que des amphores détournées de leur usage initial de conteneur, mais aussi des monuments funéraires, voire des résidus de sacrifices comme des ossements1.
En tout état de cause, on attribue au bornage des vertus pacificatrices. Dès lors que les limites de fonds contigus sont tracées sur le terrain, chaque propriétaire connaît les frontières de l’espace sur lequel il exerce son droit de propriété, évitant ainsi des conflits avec ses voisins. Dans le prolongement de cette réflexion, le bornage permet de construire des immeubles ou de réaliser des plantations en bordure de propriété sans craindre un empiètement sur le fonds d’autrui2. La plupart du temps d’ailleurs, le bornage est suivi par l’érection de clôtures. On note à cet égard que la chronologie de ces opérations, bornage puis clôture, est parfaitement illustrée dans le Code civil par le fait que l’article relatif à la clôture vient immédiatement après celui qui consacre le droit au bornage.
L’utilité du bornage est à ce point reconnue que le législateur en a même fait une obligation dans certaines hypothèses. Précisément, l’article L. 115-4 du Code de l’urbanisme prescrit le bornage dans le cas de projets inclus en Zone d’aménagement concertés, lotissements, ou issus d’un remembrement qui a nécessité une division de parcelles3. Mais il ne semble pas pour l’heure question de généraliser une obligation de bornage4. Ainsi, par principe, le bornage est une faculté du propriétaire qui peut le solliciter à tout moment si le besoin s’en fait sentir sous réserve qu’il n’y ait pas eu de bornage antérieur. En effet, l’intérêt du bornage réside notamment dans son caractère définitif. Assurément, quel intérêt aurait un bornage que l’on peut remettre en cause à loisir ? C’est là le gage de la paix entre voisins. Pourtant, l’étude de la jurisprudence démontre qu’en pratique les choses ne sont pas si claires. Et pour cause, le bornage entretient des liens si étroits avec la propriété que la question des effets du bornage devient rapidement ambiguë, surtout pour le non-juriste.
Assurément, il faut être propriétaire pour pouvoir solliciter ou agir en bornage. Toutefois, il n’est pas rare qu’un désaccord surgisse sur le tracé des frontières de propriétés contiguës et dans une telle hypothèse il sera nécessaire de statuer sur le fond du droit de propriété5. Avant la réforme de l’organisation judiciaire par la mise en œuvre de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice6, cela engendrait des difficultés sur le plan de la compétence du juge puisque le contentieux du bornage revenait au tribunal d’instance, tandis que celui de la propriété était du ressort du tribunal de grande instance. La subtile distinction entre bornage et revendication était au moins matérialisée par l’attribution de compétence à des tribunaux différents. Désormais, ces deux tribunaux ayant fusionné au sein du tribunal judiciaire7, ce dernier s’est vu reconnaître une compétence exclusive en matière d’actions immobilières pétitoires8. Dès lors, le même juge est compétent pour les questions relatives au bornage et au droit de propriété. Voilà de quoi alimenter la confusion dans l’esprit du justiciable. Néanmoins, les deux actions en bornage et en revendication n’ont pas le même objet, et malgré toute l’ambiguïté qui entoure la notion de bornage9, une décision statuant sur le bornage n’a aucune autorité de chose jugée sur une action en revendication postérieure10. Le bornage fixe la limite du droit de jouissance des propriétaires sur le terrain, il matérialise l’étendue de l’objet de leur droit de propriété. Son utilité est donc incontestable tant que la question de la réalité du droit de propriété ne se pose pas. En revanche, le bornage n’est pas à même de prévenir des conflits de propriété, n’en déplaise aux voisins contigus.
Il convient donc de revenir sur le bornage en tant qu’instrument de paix sociale dans les rapports entre voisins lorsque la qualité de propriétaire n’est pas en mise en doute (I) et dans les rapports entre propriétaires (II) afin de s’interroger sur la réelle utilité du bornage et ses limites.
I – Bornage et voisinage : source de pacification ?
Le bornage, qu’il soit judiciaire ou amiable, est contradictoire. Ainsi, le bornage amiable doit concrétiser l’accord des propriétaires sur la ligne divisoire de leurs propriétés respectives. Quant au bornage judiciaire, il implique la nomination d’un expert dont le rapport doit faire l’objet d’un débat contradictoire entre les parties sous peine de nullité11. Parallèlement, le bornage est définitif. Cela est illustré par la maxime « bornage sur bornage ne vaut ». Ainsi il a pu être jugé qu’une action en bornage est irrecevable dès lors que les parties avaient antérieurement convenu à l’amiable de matérialiser la ligne divisoire de leurs propriétés respectives en plantant une haie vive toujours restée en place depuis lors12. Certes, l’exigence de contiguïté des fonds pourrait sembler poser problème lorsque les fonds sont séparés par des limites naturelles mais, en réalité, bien que dans une telle hypothèse le bornage soit irrecevable, il ne devrait pas y avoir lieu à conflit puisque précisément les propriétés concernées sont déjà bornées par ces limites naturelles, étant précisé que celles-ci doivent présenter un caractère suffisamment stable13. Ainsi, lorsque deux fonds sont séparés par une falaise infranchissable14 ou bien une rivière 15 toute demande en bornage sera inutile et donc irrecevable. En ce sens, le bornage fait réellement œuvre de pacification des rapports entre propriétaires voisins chaque fois qu’aucune frontière n’est identifiable entre leurs fonds (A). Cependant le droit au bornage est subordonné à la qualité de propriétaire. Or, le bornage a été conçu en ayant en vue de traiter des relations entre voisins, propriétaires « individuels » et il montre alors ses lacunes lorsque l’on est face à un mode de propriété collective (B).
A – Pacification des relations entre voisins propriétaires
Le bornage protège les propriétaires contre les anticipations du voisin indélicat. Une illustration relativement récente permet de s’en convaincre. Un propriétaire riverain d’un chemin rural, lequel appartient au domaine privé de la commune, avait assigné la commune en bornage après avoir constaté que l’assiette du chemin avait été déplacée sur sa propriété. La Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir ordonné le bornage dans la mesure où la commune ne rapportait pas la preuve de sa propriété de la nouvelle emprise du chemin16. On constate bien que la question de la propriété est sous-jacente mais, tant que le fond du droit est incontestable, le bornage remplit parfaitement son office. Il protège contre l’emprise du voisin.
De même, en cas de désaccord sur l’implantation des bornes dans le cadre d’un bornage amiable, tant que les voisins ne s’entendent pas sur le tracé des limites de propriété, un bornage judiciaire ultérieur pour fixer définitivement la ligne divisoire reste possible comme en témoigne un arrêt du 23 mars 202217. Une solution identique est retenue dès lors que la ligne de démarcation est incertaine du fait de la disparition de tout ou partie des bornes18.
Toutefois, si le bornage a un effet déclaratif et traduit concrètement dans l’espace un droit de propriété, ce qui permet de pacifier les relations entre voisins, il a parfois un effet constitutif de droit réel.
Effectivement, un procès-verbal de bornage peut constituer un titre déterminant l’assiette d’une servitude de passage lorsqu’il comporte l’accord des propriétaires. Cette solution a été consacrée par plusieurs arrêts de la Cour de cassation19. D’abord dans un arrêt du 8 juin 2017, la Cour de cassation avait admis qu’une servitude conventionnelle puisse être contenue dans un procès-verbal de bornage amiable, dès lors que la volonté de tous les propriétaires concernés de créer le droit réel était « claire et non équivoque » et que les fonds servant et dominant étaient identifiables20. À défaut de volonté claire et non équivoque, si le PV se borne à constater une situation de fait, cela ne peut pas valoir titre constitutif d’une servitude21. Plus récemment, dans une espèce jugée en 202222, la haute juridiction a estimé que les juges du fond auraient dû rechercher si l’approbation et la signature d’un procès-verbal de bornage déterminant l’assiette d’une servitude de passage ne constituaient pas l’acquiescement du propriétaire du fonds servant. En l’espèce, les propriétaires de plusieurs parcelles avaient assigné leur voisin en rétablissement d’une servitude de passage grevant une parcelle contiguë aux leurs et que celui-ci avait acquise plusieurs années auparavant. Ce dernier niait toute connaissance de la servitude au moment de son achat mais les demandeurs se prévalaient d’opérations de bornage réalisées postérieurement à l’acquisition. Ces arrêts qui reconnaissent qu’un bornage peut avoir un effet constitutif de droit réel sont d’autant plus remarquables que le droit de propriété est un droit réel mais que la Cour de cassation ne manque jamais de rappeler qu’un bornage n’a aucun effet translatif de propriété23.
Il est donc entendu que la question du bornage ne se pose que lorsque celle du droit de propriété est résolue et qu’elle permet de passer du droit abstrait à la situation concrète sur le terrain, fixant ainsi définitivement les prétentions des voisins. Toutefois, en l’état du droit positif, le bornage ne permet pas de résoudre des conflits entre propriétaires voisins lorsque ceux-ci s’inscrivent dans un mode de propriété collective.
B – Bornage et propriété collective : les lacunes
Le bornage ne se conçoit que lorsque les parcelles contiguës qu’il faut délimiter dans l’espace appartiennent à des propriétaires différents24. Ce principe est incompatible avec des situations d’indivision ou de copropriété.
Bien évidemment il reste possible de borner une parcelle en indivision contiguë à une autre parcelle appartenant à un tiers25. Dans une telle hypothèse, la Cour de cassation a d’ailleurs jugé que la demande en bornage émanant de plusieurs indivisaires est un acte requérant la majorité des deux tiers26. De même, dans le cas d’un immeuble en copropriété, l’action en bornage est recevable lorsqu’il s’agit de poser les frontières externes de l’immeuble et l’action appartient alors au syndic27.
En revanche, lorsqu’il est question du bornage à l’intérieur d’un ensemble immobilier en indivision ou en copropriété, l’action est irrecevable. Pourtant, dans bien des situations, le bornage permettrait d’éviter des conflits.
Ainsi, il peut arriver que plusieurs parcelles contiguës soient en indivision. Borner ces parcelles permettrait d’anticiper et de faciliter les opérations de partage. Cependant, avant le partage, toutes ces parcelles appartenant aux mêmes propriétaires, le bornage est irrecevable28. C’est peut-être pour prévenir ce genre de difficulté que l’article 651 du projet de réforme du droit des biens29 définit le bornage comme « l’opération qui a pour effet de reconnaître et fixer, de façon contradictoire et définitive, les limites séparatives des propriétés privées appartenant ou destinées à appartenir à des propriétaires différents ». Cette conception aurait en plus le mérite de la cohérence avec l’article L. 115-4 du Code de l’urbanisme prévoyant notamment un bornage divisoire dans le cadre d’opérations de lotissements.
Parallèlement, dans le cadre d’une copropriété, tous les lots des copropriétaires étant constitués d’une partie privative qui fait donc l’objet d’un droit de propriété exclusif et d’une quote-part des parties communes, on pourrait facilement concevoir qu’un copropriétaire veuille protéger sa partie privative contre l’emprise d’un autre copropriétaire en marquant la limite divisoire entre deux jardins ou terrasses privatives. Pourtant la Cour de cassation s’y refuse. Elle a ainsi approuvé une cour d’appel qui avait rejeté l’action en bornage d’un copropriétaire dont les parties privatives comportaient un jardin à l’encontre du voisin lui aussi propriétaire d’un jardin privatif au motif que cet espace était inclus dans la copropriété de l’immeuble30. Or cette position est relativement incohérente dès lors que, sauf clause contraire du règlement de copropriété, la clôture est admise entre deux parties privatives31. En effet, on permettrait d’ériger une clôture privative mais on interdirait de borner alors que, dans le Code civil, les dispositions relatives à la clôture (C. civ., art. 647) suivent celles relatives au bornage (C. civ., art. 646)32. En outre, on pourrait établir un parallèle avec la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de servitude. À cet égard rappelons que le bornage est classé dans le Code civil parmi les servitudes qui dérivent de la situation des lieux. Après avoir refusé qu’il puisse être constitué une servitude entre parties privatives au sein d’une copropriété au motif qu’il existe une incompatibilité entre la division d’un immeuble en lots de copropriété et la création, au profit de la partie privative d’un lot, d’une servitude sur la partie privative d’un autre lot33, la Cour de cassation était revenue sur sa position en reconnaissant que les parties privatives de deux lots distincts appartiennent à des propriétaires distincts34. On pourrait espérer qu’à l’avenir la Cour de cassation révise sa position en matière de bornage entre parties privatives sur le même fondement. Certes dans le cadre d’une copropriété, l’état descriptif de division est censé détailler la composition des lots de chacun mais, parfois, ce document est rédigé en des termes vagues notamment s’agissant des espaces de parkings, d’accès aux appartements, ou des jardins et ne permet qu’imparfaitement aux copropriétaires de délimiter dans l’espace l’assiette de leur jouissance. Autoriser le bornage chaque fois que les tracés sont incertains aurait donc un sens.
En tout état de cause, pour l’heure, le bornage tel qu’il est conçu ne permet pas de pacifier les relations entre copropriétaires.
Au-delà des conflits sur la délimitation des propriétés respectives de deux voisins, c’est parfois la qualité même de propriétaire qui pose problème. On admet ainsi qu’un possesseur puisse agir en bornage à condition que sa possession permette de fonder sa qualité de propriétaire35. Bornage et propriété entretiennent ainsi des liens ambigus36. Pourtant, le bornage n’est pas constitutif d’un titre de propriété. En d’autres termes le bornage ne confère pas la qualité de propriétaire. À ce propos il a été jugé que l’accord des parties sur la délimitation des fonds résultant de la construction en commun d’une clôture n’implique pas, à lui seul, leur accord sur la propriété des parcelles litigieuses37. Dès lors, faute de fixer définitivement les limites de propriété entre voisins contigus, le bornage pourrait devenir lui-même source de conflit.
II – Bornage et propriété : source de conflit ?
Certes, la Cour de cassation n’hésite pas à affirmer qu’un procès-verbal de bornage vaut titre définitif de l’étendue des immeubles 38. Quant au jugement fixant la ligne divisoire, il a autorité de chose jugée sur le bornage. Néanmoins, et cela peut sembler paradoxal au non-juriste, bien que le bornage fixe définitivement la ligne divisoire entre deux propriétés, il ne fixe pas définitivement les droits de propriété. Par conséquent, le bornage ne résiste pas à l’usucapion (A).
Par ailleurs, le bornage est supposé prévenir les velléités d’empiètement des voisins mais, en réalité, le bornage ne permet pas de constater un empiètement et il pourrait même consacrer un empiètement en cas d’erreur dans l’implantation des bornes (B).
A – Bornage et usucapion : la remise en cause du bornage ?
L’usucapion peut être invoquée comme moyen de défense à une action en bornage, or le bornage ne peut pas empêcher la prescription acquisitive puisqu’il ne fixe pas le droit de propriété. Partant, un propriétaire ne peut pas assigner son voisin en bornage pour interrompre sa prescription sur une bande de terrain qui n’est pas censée lui appartenir. Assurément, en application de l’article 2241 du Code civil, une citation en justice signifiée à celui qu’on veut empêcher de prescrire interrompt la prescription mais encore faut-il que l’action tende à faire reconnaître le droit de son auteur. Dès lors, l’assignation en bornage, dont l’objet tend exclusivement à la fixation de la ligne divisoire entre les fonds, ne peut pas constituer la citation en justice prévue par ce texte39. Au contraire, une action en revendication aurait cet effet interruptif. Toutefois, la demande reconventionnelle en revendication formée dans le cadre d’une action en bornage ne saurait interrompre la prescription acquisitive puisque cette revendication est formée par celui qui se prévaut de l’usucapion contre le demandeur en bornage40.
De plus, l’accord sur la délimitation des fonds n’emportant pas nécessairement accord sur le droit de propriété de chacune des parties41, un bornage antérieur ne fait pas obstacle à l’usucapion. En conséquence, une prescription trentenaire au-delà des bornes conduira à reconnaître la propriété du possesseur et impliquera un nouveau bornage. On pourrait objecter que l’on ne peut pas prescrire contre son titre42 mais ce serait oublier que le bornage ne vaut pas titre de propriété et qu’en outre ce principe ne s’applique que lorsqu’il s’agit de prescrire contre un titre en vertu duquel la possession est exercée à titre précaire pour le compte d’autrui43. La jurisprudence n’est effectivement pas hostile à une prescription en contradiction avec l’implantation des bornes. Il a déjà été jugé que le bornage constitue un acte déclaratif de limite de parcelle qui n’exclut pas de revendiquer une partie de la parcelle du voisin44. À cet égard, on soulignera que l’article 656 du projet de réforme du droit des biens se positionne en ce sens puisqu’il prévoit que le bornage ne fait pas obstacle à la possibilité de prescrire au-delà des bornes dans les conditions des articles 549 et 554 ».
De là à dire que le caractère définitif du bornage ne vaut que pour 30 ans, il n’y a qu’un pas implicitement franchi par certains arrêts. Par exemple, la Cour de cassation a considéré qu’une demande en bornage est recevable « malgré l’existence d’un bornage amiable de moins de 30 ans »45 parce qu’en l’espèce la frontière avait disparu, suggérant ainsi que l’existence d’un bornage de moins de 30 ans est en principe un obstacle à une nouvelle demande sauf exception et qu’a contrario un bornage de plus de 30 ans pourrait être remis en cause. Les frontières entre propriétés contiguës ne sont donc pas intangibles, le bornage non plus. Il n’est donc pas efficace pour protéger les voisins contigus des emprises réciproques.
Le bornage ne prévient pas d’une action en revendication puisque ces actions ont des objets distincts et une décision rendue en matière de bornage ne saurait avoir autorité de chose jugée à l’égard d’une action en revendication postérieure. Cette position est incontestable, il s’agit de protéger le fond du droit. C’est malheureusement une confusion souvent faite par les justiciables. Or il est très important d’identifier l’objet de ses prétentions avant d’agir en bornage ou en revendication afin d’éviter les désillusions. Le bornage montre aussi ses faiblesses en cas d’empiètement bien que précisément il soit censé avoir un effet préventif.
B – Bornage et empiètement : l’inutilité du bornage ?
Dans la continuité de l’idée que le bornage ne constitue pas un titre de propriété, les rapports entre bornage et empiètement soulèvent bien des difficultés.
On mettra à part l’hypothèse dans laquelle, à la suite d’une erreur dans l’implantation des bornes, un ouvrage empiète sur le fonds voisin alors que le maître de l’ouvrage pensait, sur la foi du bornage, édifier l’immeuble en bordure de son terrain. Dans ce cas, le bornage erroné ne saurait légitimer l’empiètement et, sauf à démontrer son droit de propriété sur l’assiette du bâtiment, il faudra le démolir46. Dans ce type de situation le bornage erroné sera la source du conflit. Pourtant, il n’est pas rare que des voisins contigus procèdent au bornage de leurs parcelles avant d’effectuer une construction en bordure afin d’éviter tout risque d’empiètement. Une illustration parfaite provient d’une affaire jugée en 201947. Suite à la division d’un fonds en deux parcelles distinctes, les propriétaires s’étaient mis d’accord pour procéder à un nouveau bornage de leur propriété. Néanmoins, ils s’étaient accordés pour modifier le tracé initial établi par le géomètre au moment de la division du premier fonds. Par suite de ce bornage, un des propriétaires construit un ouvrage à la limite de ce nouveau tracé. Lors de la revente du fonds voisin, le nouvel acquéreur assigne le constructeur en démolition de la construction au motif qu’elle ne respectait pas la ligne divisoire originaire et empiète sur sa propriété. Malgré l’accord survenu entre l’auteur de l’acquéreur et le propriétaire voisin sur les nouvelles limites de propriété, la Cour de cassation a jugé que cet accord ne valait pas transfert de propriété et partant ne constituait donc pas un obstacle à la démolition de l’immeuble qui empiétait sur le fonds voisin.
D’un autre côté, le bornage n’a pas de vertu particulière pour prévenir un empiètement, n’en déplaise aux voisins contigus qui se croyaient protégés. Demolombe a écrit que le bornage fixe « de manière certaine la limite qui sépare des propriétés contiguës afin de bien constater le point ou chacune d’elles commence et finit et de prévenir ainsi les empiètements que l’un pourrait commettre sur l’autre avec intention ou par erreur »48. Or, la jurisprudence considère qu’un bornage ne permet pas de constater un empiètement. On peut en trouver une excellente illustration dans une affaire jugée par la Cour de cassation en 201349. En l’espèce, dans le cadre d’une demande en bornage judiciaire, un des propriétaires fut condamné par les juges du fond à enlever un ouvrage métallique qu’il avait édifié antérieurement au bornage et qui, à la suite de la délimitation des parcelles se retrouvait chez le voisin. La Cour de cassation a censuré la cour d’appel au motif que l’action en bornage a seulement pour effet de fixer les limites des fonds contigus sans attribuer la propriété des fonds qui ont fait l’objet du bornage. Il s’ensuit que le juge du bornage ne peut pas sur la seule foi de la limite constatée par les géomètres condamner le voisin à démolir l’ouvrage empiétant au-delà de la ligne divisoire sur le terrain que l’on croit être à autrui mais qui ne l’est peut-être pas…
Ces développements montrent qu’il faut se garder d’attribuer trop de vertus au bornage. Celui-ci est source de confusion dans l’esprit des propriétaires contigus qui ne peuvent pas compter sur lui afin de régler des conflits de propriété. Il est certes difficile de matérialiser le droit de propriété sans le bornage mais, en permettant de fixer les limites de fait entre de deux propriétés, celui-ci n’a aucun effet recognitif du droit de propriété des voisins.
Il arrive que les juges du fond admettent qu’un procès-verbal de bornage ait un effet attributif de propriété. Mais encore faut-il que les termes de l’accord fassent clairement ressortir la volonté des parties de régler une question de propriété 50. Toutefois, la Cour de cassation n’y semble pas favorable51. Cette position est en retrait par rapport à la solution consistant à admettre qu’un bornage puis valoir titre constitutif de servitude. Il est en tout cas regrettable que les propriétaires contigus ne puissent compter sur le bornage pour se garantir une sécurité juridique dans leurs relations.
Le bornage ne serait donc peut-être pas le garant de la paix sociale.
Notes de bas de pages
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1.
F. Favory, A. Gonzalès, J.-Y. Guillaumin et P. Robin, « Témoignages antiques sur le bornage dans le monde Romain », Revue archéologique du Centre de la France, t. 34, 1995, p. 261-281, consultable à l’adresse : https://lext.so/tqpXhj.
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2.
CA Reims, 17 mars 2020, n° 19/01308.
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3.
C. urb., art. L. 115-4 : « Toute promesse unilatérale de vente ou d’achat, tout contrat réalisant ou constatant la vente d’un terrain indiquant l’intention de l’acquéreur de construire un immeuble à usage d’habitation ou à usage mixte d’habitation et professionnel sur ce terrain mentionne si le descriptif de ce terrain résulte d’un bornage. Lorsque le terrain est un lot de lotissement, est issu d’une division effectuée à l’intérieur d’une zone d’aménagement concerté par la personne publique ou privée chargée de l’aménagement ou est issu d’un remembrement réalisé par une association foncière urbaine, la mention du descriptif du terrain résultant du bornage est inscrite dans la promesse ou le contrat ».
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4.
Rép. min. n° 24196 ; JO Sénat, 24 mars 2022, p. 1642, A. Billon.
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5.
P. Malaurie et L. Aynès, Les biens, 8e éd., 2019, Defrénois, n° 1010.
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6.
L. n° 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 95 et 103 : JO n° 0071, 24 mars 2019.
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7.
D. n° 2019-912, 30 août 2019, modifiant le Code de l’organisation judiciaire, art. 2 : JO n° 0203, 1er sept. 2019.
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8.
COJ, art. R. 211-3-26.
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9.
C. Broche, « Bornage : la délicate distinction entre délimitation des fonds et détermination des droits sur le fond », DEF 4 mars 2021, n° DEF168m8.
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10.
Cass. 3e civ., 10 oct. 2019, n° 17-14708 : RD rur. 2020, comm. 3, p. 40, obs. D. Lochouarn.
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11.
Cass. 3e civ., 23 mars 2005, n° 04-11455 – Cass. 3e civ., 21 sept. 2022, n° 21-20570.
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12.
CA Papeete, 10 juin 2021, n° 20/00011 : JCP G 2021, 750, obs. P. Gourdon.
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13.
G. Gil, obs. ss Cass. 3e civ., 13 déc. 2018, LEDIU mars 2019, n° DIU112e2.
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14.
Cass. 3e civ., 13 déc. 2018, n° 17-31270 : Constr.-Urb. 2019, comm. 24, C. Sizaire ; D. 2019, p. 1801, obs. N. Reboul-Maupin ; DEF 4 juill. 2019, n° DEF149z2, obs. L. Tranchant.
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15.
Cass. 3e civ., 17 sept. 2020, n° 19-16464, F-D.
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16.
Cass. 3e civ., 26 janv. 2022, n° 20-22125 : Dr. rural 2022, n° 502, comm. 61, D. Lochouarn.
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17.
Cass. 3e civ., 23 mars 2022, n° 21-11678 : Constr.-Urb. 2022, comm. 81, C. Sizaire.
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18.
Cass. 3e civ., 4 juin 2013, n° 11-28910 – Cass. 3e civ., 16 mars 2023, n° 21-22344. V. aussi CA Metz, 3e°ch., 17 mai 2018, n° 16/00450.
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19.
On regrette de n’avoir répertorié que des arrêts non publiés au Bulletin. V. aussi, CA Besançon, 6 déc. 2022, n° 21/00747.
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20.
Cass. 3e civ., 8 juin 2017, n° 16-16788 : DEF 26 oct. 2017, n° DEF130j7, obs. L. Tranchant ; DEF flash 3 juill. 2017, n° DFF140u9.
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21.
Cass. 3e civ., 12 mai 2016, n° 15-14984, D.
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22.
Cass. 3e civ., 17 févr. 2022, n° 20-19954 : DEF 17 mars 2022, n° DEF206t6.
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23.
Cass. 3e civ., 8 déc. 2005, n° 03-17241 : Constr. Urb. 2005, comm 41, N. Rousseau. V. aussi : C. Broche, « Bornage : La délicate distinction entre délimitation des fonds et détermination des droits sur le fonds », DEF 4 mars 2021, n° DEF168m8.
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24.
Cass. 3e civ., 27 avr. 2000, n° 98-17693 : Gaz. Pal. 3 août 2000, n° 002567, p. 17, F. Ghilain ; LPA 20 nov. 2000, p. 17, S. Michel – Cass. 3e civ., 16 janv. 2002, n° 00-12163 – Cass. 3e civ., 13 oct. 2021, n° 20-17560.
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25.
Cass. 3e civ., 19 déc. 1978, n° 77-13211 : Bull. civ. III, n° 374.
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26.
Cass. 3e civ., 12 avr. 2018, n° 16-24556 : Bull. civ. III, n° 45 ; DEF 13 sept. 2018, n° DEF140a2, obs. B. Vareille ; JCP G 2018, 859, obs. S. Ravenne ; D. 2018, p. 1582, note J. Laurent. RTD civ. 2018, p. 705, obs. W. Dross. Cass. 3e civ., 12 févr. 2020, n° 18-14672 : DEF 9 avr. 2020, n° DEF159f5, A. Chamoulaud-Trapiers.
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27.
Cass. 3e civ., 13 mars 2007, n° 06-11269 : Rev. Loyers 2007, p. 877.
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28.
CA Chambéry, 24 janv. 2001, n° 98/00084.
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29.
Propositions de l’Association Henri Capitant pour une réforme du droit des biens, 2009, Litec, Carré droit, p. 143.
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30.
Cass. 3e civ., 19 juill. 1995, n° 93-12325 : Bull. civ. III, n° 201 ; RTD civ. 1998, p. 145, obs. F. Zénati ; D. 1996, Somm., p. 93, obs. C. Atias – Cass. 3e civ., 27 avr. 2000, n° 98-17693 : Constr.-Urb. 2000, comm. 184, C. Sizaire ; Defrénois 30 oct. 2000, p. 1171 ; LPA 20 nov. 2000, p. 17, S. Michel – Cass. 3e civ., 19 nov. 2015, n° 14-25403 : D. 2016, p. 1779, obs. N. Reboul-Maupin ; DEF 30 nov. 2016, n° DEF124x7, obs. L. Tranchant ; RTD civ. 2016, p. 159, obs. W. Dross.
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31.
Cass. 3e civ., 7 mars 2007, n° 06-12702 : Bull. civ. III, n° 34 ; D. 2007, AJ, p. 942, obs. Y. Rouquet ; LPA 13 juin 2007, p. 20, note J.-F. Barbiéri ; Dr. & patr. 2008, p. 93, obs. J.-B. Seube et T. Revet ; AJDI 2008, p. 215, obs. P. Capoulade.
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32.
En ce sens L. Tranchant, « Pas de bornage en copropriété, même entre parties privatives : absence d’unité pour les propriétés collectives », DEF 30 nov. 2016, n° DEF124x7.
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33.
Cass. 3e civ., 6 mars 1991, n° 89-14374 : Bull. civ. III, n° 75 ; RTD civ. 1991, p. 565, obs. F. Zenati ; D. 1991, p. 355, note H. Souleau ; D. 1991, Somm., p. 131, obs. C. Giverdon ; Defrénois 30 juin 1991, n° 35062-50, p. 739, obs. H. Souleau.
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34.
Cass. 3e civ., 13 sept. 2005, n° 04-15742, D : Loyers et copr. 2005, alerte 228, obs. G. Vigneron – Cass. 3e civ., 1er juill. 2009, n° 08-14963 : Bull. civ. III, n° 164 ; Loyers et copr. 2009, alerte 246, obs. J.-M. Roux – Cass. 3e civ., 19 janv. 2010, n° 09-12522 : Loyers et copr. 2010, alerte 145, obs. G. Vigneron.
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35.
Cass. 3e civ., 5 mars 1974, n° 72-14289 : Bull. civ. III, n° 100.
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36.
V. Legrand, « Le droit au bornage : un droit aux frontières plus qu’incertaines », LPA 27 mai 2016, n° LPA115x5.
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37.
Cass. 3e civ., 8 déc. 2004, n° 03-17241 : Defrénois 15 juill. 2005, n° 38199, p. 1177, note C. Atias – Cass. 3e civ., 19 mai 2015, n° 14-11984 : DEF flash 22 juin 2015, n° DFF129b0.
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38.
Cass. 3e civ., 26 nov. 1997, n° 95-17644 : D. 1997, Somm., p. 17, obs. A. Robert.
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39.
Cass. 3e civ., 10 oct. 1978, n° 77-11204 : Bull. civ. III, n° 308 – Cass. 3e civ., 13 mars 2002, n° 00-11654 : Bull. civ. III, n° 67 ; D. 2002, Somm., p. 2510, obs. N. Reboul-Maupin.
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40.
Cass. 3e civ., 1er oct. 2003, n° 02-11848 : Constr.-Urb. 2004, comm. 9, N. Rousseau.
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41.
Cass. 3e civ., 10 juin 2015, n° 14-14311 : GPL 2 juill. 2015, n° GPL231m2, C. Berlaud – Cass. 3e civ., 10 oct. 2019, n° 17-14708 : Dr. rur. 2020, comm. 3, D. Lochouarn.
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42.
Cass. 1re civ., 29 nov. 1961 : Bull. civ. I, n° 566.
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43.
Cass. 3e civ., 2 déc. 1975, n° 74-10481.
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44.
Cass. 3e civ., 8 déc. 2004, n° 03-17241 : Constr.-Urb. 2005, comm. 41, N. Rousseau. Dans le même sens, CA Bordeaux, 3 nov. 2010, n° 09/05008 – CA Bordeaux, 23 juin 2022, n° 19/00842 (admettant que la clôture implantée au-delà de la ligne divisoire depuis 1976 puisse fonder une possession trentenaire).
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45.
Cass. 3e civ., 4 juin 2013, n° 11-28910.
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46.
Cass. 3e civ., 29 juin 2017, n° 16-18890.
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47.
Cass. 3e civ., 20 juin 2019, n° 18-13242 : RTD civ. 2019, p. 901, obs. W. Dross ; Loyers et copr. 2019, p. 107, obs. J.-M. Roux.
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48.
C. Demolombe, Traité des servitudes ou services fonciers, t. 1, 1876, Durand & Pedone Lauriel, Hachette et Cie, n° 240, p. 58.
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49.
Cass. 3e civ., 10 juill. 2013, nos 12-19416 et 12-19610 : Constr.-Urb. 2013, comm. 136, P. Cornille.
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50.
CA Colmar, 2e ch., 29 janv. 2021, n° 18/02232.
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51.
Cass. 3e civ., 20 juin 2019, n° 18-13242 : RTD civ. 2019, p. 901, obs. W. Dross.
Référence : AJU009m7