Seine-Saint-Denis (93)

Stéphane Vatinel : « Les tiers-lieux vont sauver le monde » !

Publié le 19/10/2022

Depuis plusieurs années, des bâtiments désaffectés sont transformés en lieu de vie aux multiples usages. Ces « tiers-lieux » se multiplient en Île-de-France. Aménagée dans une ancienne gare SNCF, sur un terrain d’un hectare, la Cité fertile, à Pantin (93), est sans doute l’un des tiers-lieux les plus emblématiques. Pensé comme « une ville durable dans la ville », il accueille un restaurant locavore, une brasserie artisanale, des entreprises, des salariés en télétravail mais aussi des associations, des familles, des fêtards. La Cité fertile est l’œuvre de Sinny&Ooko, société créatrice de nombreux tiers-lieux sur le territoire du Grand Paris. Son co-fondateur et président, Stéphane Vatinel, est intarissable sur ce modèle de lieux auxquels il ne trouve que des qualités. « Les tiers-lieux vont sauver le monde », résume-t-il dans un éclat de rire, mais le plus sérieusement du monde ! Rencontre.

Actu-Juridique : Pouvez-vous nous présenter cette « Cité fertile » ?

Stéphane Vatinel : La Cité fertile a été pensée comme un lieu d’expérimentation de ville durable. On y trouve de nombreux espaces pour travailler, entreprendre, se mobiliser, manger, produire, jardiner ou encore se former de manière plus responsable. La Cité fertile accueille un restaurant locavore, une brasserie artisanale, des formations, un incubateur de start-up à impact, des terrains de sport, une cabane de méditation. C’est aussi un lieu d’expérimentation pour une ville en partage, durable et soutenable, qui accueille un potager, une serre, un compost, des bassins de récupération d’eau de pluie, des ruches, des toits végétalisés, 250 espèces d’arbres et plantes… Avant l’ouverture de ce lieu, personne n’allait jamais aux « quatre chemins », un des quartiers politiques de la ville les plus pauvres de France, situé entre Pantin et Aubervilliers. Il n’y avait là ni économie, ni entraide. C’était un coupe-gorge, et un lieu de grande misère sociale. Nous avons investi deux millions d’euros pour métamorphoser le site.

Actu-Juridique : Que propose cette « Cité fertile » ?

Stéphane Vatinel : Nous accueillons chaque mois 15 à 20 associations qui ont un impact direct sur le territoire. Nous n’avons pas les compétences pour venir en aide aux populations et nous ne nous substituons pas aux structures dont c’est le métier. Nous les accueillons selon un planning que nous gérons. Nous sommes gestionnaires, régisseurs, concierges… C’est la magie du tiers-lieu. C’est tellement bon de voir qu’on sert à quelque chose ! C’est comme dans le métro, quand vous tenez la porte à quelqu’un derrière vous. Il y a un effet de traîne : d’autres aident à leur tour. Quand je n’ai pas le moral, je lis les commentaires laissés sur les réseaux sociaux. Je vois que la population pantoise et les utilisateurs nous soutiennent. La Cité fertile a une envergure très locale, une dimension départementale et accueille même parfois des événements nationaux.

Actu-Juridique : La Cité fertile a ouvert ses portes en 2019. Quel bilan dressez-vous ?

Stéphane Vatinel : Cela n’a pas été simple, car nous nous sommes trouvés entre la SNCF, propriétaire des lieux à l’époque, et la mairie de Pantin, qui allait en devenir propriétaire et avait l’ambition d’y installer un éco-quartier. L’activité de la Cité fertile était donc destinée à être provisoire. Nous pouvions le développer le temps qu’une destination pérenne lui soit trouvée. Ce tiers-lieu a finalement ouvert en juin 2019 après deux refus de permis de construire, occasionnant un retard d’ouverture d’un an. Ce n’était que le début des difficultés, car le 15 mars 2020, la Cité fertile, comme tous les autres lieux de rassemblement, a été exposée aux difficultés d’exploitation en période de crise sanitaire. Malgré ce contexte, la Cité fertile a attiré un nombre de personnes gigantesque dans un quartier délaissé.

Actu-Juridique : Qu’a représenté cette période de confinement ?

Stéphane Vatinel : La période de crise sanitaire nous a permis de justifier l’existence de la Cité fertile, très liée à l’économie environnementale sociale et solidaire – nous rajoutons au sigle un deuxième E pour environnement, car nous considérons qu’il n’y a pas d’ESS sans écologie. Nous avons mis le lieu à disposition d’un nombre incroyable d’ONG, qui en avaient besoin pour remplir leur mission d’assistance à des personnes qui, pendant cette période, ne pouvaient plus avoir accès aux dispositifs. Beaucoup d’habitants du quartier sont hébergés par les marchands de sommeil, sont embauchés au black, et vivent en définitive en marge de la société. Ils n’ont donc pas été protégés par les dispositifs mis en place pendant le Covid, pensés pour des gens déclarés. La Cité fertile a, par exemple, accueilli le Secours populaire pour des distributions de produits alimentaires, les enfants qui n’avaient pas d’ordinateur et devaient suivre leurs enseignements à distance… Nous disposons de grands hangars de 1 000 à 2 000 m2, que nous avons pu mettre à leur disposition du jour au lendemain. Nous avons prouvé que ce lieu avait une réelle mission de service public. Cela nous a amenés à mieux rencontrer la mairie qui a davantage compris notre projet. Le projet initial d’éco-quartier, qui prévoyait de grands espaces de bureaux a également évolué du fait du confinement et du développement du télétravail. Un nombre important de commanditaires se sont désengagés. La ville s’est retrouvée en difficulté. Nous nous sommes mis à avancer main dans la main, ce qui était inattendu. La ville recule régulièrement la date de fin de la Cité fertile, aujourd’hui annoncée pour la fin du mois de mars, et nous espérons que nos réalisations influenceront le futur programme d’aménagement de l’éco-quartier…

Actu-Juridique : Quelle est votre définition d’un tiers-lieu ?

Stéphane Vatinel : En plus de la Cité fertile – notre tiers-lieu le plus important – nous avons plusieurs endroits en Île-de-France : la recyclerie dans le XVIIIe, le pavillon des Canaux dans le XIXe. Nous en avons également ouvert en région : nous avons investi la halle aux poissons au Havre, l’ancien bagne pour enfants à Belle-Ile-en-mer, et allons ouvrir à Toulouse dans un ancien centre d’essai aérospatial. Nos tiers-lieux sont systématiquement des lieux d’éducation populaire et de vulgarisation des cultures : on y parle culture, agriculture, perceuse, nourriture, climat. Notre programmation tourne autour des questions de mixité, d’égalité, de féminisme, de solidarité, d’environnement. Du 18 au 20 septembre dernier, nous avons à la Cité fertile reçu le festival Empow’her. Plus de 13 000 personnes sont venues, parmi lesquelles un ministre, des chefs d’entreprise. Nous organisons également le Salon du vrac, le Salon des coopératives, la Fête du pain qui draine des milliers de personnes. Traiter de sujets variés nous permet de nous adresser à 100 % de la population, à la différence des FabLabs ou des espaces de coworking qui ne s’adressent qu’à la population qui travaille.

Actu-Juridique : Un tiers-lieu n’est donc pas un espace de coworking…

Stéphane Vatinel : Pas que, en tout cas… Si on cumule retraités, étudiants, enfants, chômeurs, plus de 50 % de la population ne travaille pas en France. Proposer seulement un lieu de travail revient à se couper de la moitié de la population. Les tiers-lieux sont des lieux de vie. En mixant plusieurs activités, vous trouvez à la fois des points de rencontre et des points d’équilibre financier. Des projets deviennent viables car les charges fixes sont partagées. Tous ces publics vont se nourrir les uns les autres. Environ 150 000 personnes devraient être venues à la Cité fertile en 2022, année au cours de laquelle nous aurons fonctionné pour la première fois presque normalement, malgré une ambiance très moribonde jusqu’au mois de mars…

Actu-Juridique : Quel est votre modèle économique ?

Stéphane Vatinel : La semaine, nous privatisons les lieux pour les entreprises qui viennent faire de la production artisanale ou des formations. L’argent ainsi récolté nous permet d’organiser des événements le week-end, au cours desquels le public est accueilli gratuitement. Parfois, les collectivités nous aident également quand on remplit des missions de service public.

Actu-Juridique : Arrivez-vous à vous adresser aux personnes qui vivent dans les quartiers où vous vous installez ?

Stéphane Vatinel : Je suis content d’avoir l’occasion de mettre les choses au clair sur ce point. Nous avons longtemps été accusé d’être le cheval de Troie des bobos dans les quartiers populaires. Nous devons justifier le choix que nous faisons de nous implanter dans des quartiers difficiles. Pourtant, quand MacDo ou KFC, le font, personne n’y trouve à redire, alors ces entreprises se fichent de la qualité des produits et consolident leurs finances dans les paradis fiscaux. On considère qu’ils font partie du paysage des quartiers pauvres. Je trouve cela honteux. La qualité n’est pas réservée à une élite sociale. Pour le même prix, à la Cité fertile, on vous sert des produits de qualité. Il n’y a d’ailleurs aucune obligation de consommer, raison pour laquelle personne ne vient vous voir pour prendre une commande. Je voudrais dire aussi que les personnes qui nous font cette critique sont souvent des bobos eux-mêmes, qui viennent manger et boire une bière après le travail ou lors d’événements festifs. Ils croisent alors des gens qui ont le même profil qu’eux. Mais nous, qui sommes sur nos lieux tous les jours, voyons différentes populations. Quand l’association de soutien scolaire vient, les enfants du quartier sont tous là. Le samedi, nous ouvrons les locaux, les outils, les espaces de stockage, à des femmes qui viennent faire de la couture : elles sont une quarantaine à venir. Quand les associations sportives organisent une rencontre, toutes les familles du quartier répondent présentes. La difficulté est d’avoir différentes catégories de population au même moment. On en rêve tous, mais toutes n’ont pas la même culture et les mêmes habitudes de vie. En réalité, on attire des communautés qui viennent chacune sur leurs créneaux. Parfois, moment magique, ces différents courants se diluent…

Actu-Juridique : Quelle marge de progression existe pour les tiers-lieux ?

Stéphane Vatinel : Il existe 2 600 tiers-lieux en France, pour 35 000 communes. Nous disons que chacune mérite son tiers-lieu. Il en faudrait donc au moins 35 000 ! Je pense à vrai dire qu’il en faudrait même plusieurs par commune. Les tiers-lieux sont révolutionnaires sur le plan économique et très important pour l’aménagement du territoire. Dans tous les villages, il doit y avoir des lieux où des vieux, des jeunes, des personnes handicapées, des travailleurs, peuvent se rencontrer dans un cadre sympathique. Partout, il reste des vestiges de l’ère industrielle qui n’ont pas retrouvé de destination. Au début du XXe siècle, contrairement à aujourd’hui, l’État construisait de beaux lieux d’accueil du public. Il reste de cette époque des écoles, des postes, des bâtiments publics à réhabiliter. Les quartiers défavorisés s’autoflagellent et ne s’autorisent pas le beau. Les bâtiments sont pensés pour être efficaces. Nous pensons pour notre part qu’on peut allier les deux. Nous essayons de faire des beaux espaces. Le beau nous adoucit. Nous retrouver dans des espaces agréables et fonctionnels nous permet d’être plus apaisés. Je pense qu’on est qu’au début des tiers lieux. Dans les villages, on part parce qu’on s’ennuie. Les commerces ferment parce qu’ils ne sont plus rentables et laissent la place à des hypermarchés et centre commerciaux qui tuent peu à peu la convivialité. Nous pensons que le tiers-lieu va permettre de recréer des poches d’activité économique, de loisir, d’accompagnement, de bien-être, et ils sont créateurs d’emplois.

Actu-Juridique : Pouvez-vous nous présenter votre école de formation ?

Stéphane Vatinel : Nous accueillons tous les mois à Paris une douzaine de personnes qui viennent suivre une semaine de formation de 40 heures. Nous leur livrons toutes nos recettes à ces participants. Ils s’en étonnent d’ailleurs parfois. Nous le faisons car nous voulons réellement que les tiers-lieux prolifèrent. 400 personnes sont déjà passées par cette formation – des femmes pour la majorité. La moitié d’entre elles a ouvert des tiers-lieux en région, dans des quartiers résidentiels, des zones périurbaines, des villages. C’est magique. Ça marche, car ces tiers-lieux répondent à un besoin de la population. La terre entière se rue sur les tiers-lieux, chaque jour un peu plus. Le tiers-lieu est la panacée du futur aménagement territorial, non seulement en France mais dans le monde. En un mot, les tiers-lieux vont sauver le monde !

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