Logement : « Sans toit, il n’y a pas d’emploi, pas d’éducation, pas de dignité »
Faire rimer immobilier et solidarité : c’est le défi de Stéphanie Edmond-Mariette, créatrice de l’agence SEM Habitat Durable, basée aux Lilas (93), qui met en lien des propriétaires avec des institutions en recherche de biens destinés aux personnes privées de logement. Une initiative qui lui vaut de figurer parmi les finalistes du concours Créatrice d’avenir dans la catégorie Impact. Rencontre.
Actu-Juridique : Comment vous est venue cette idée d’agence immobilière à impact ?
Stéphanie Edmond-Mariette : J’ai moi-même bénéficié d’un hébergement solidaire. Mineure, j’ai été prise en charge par la protection de l’enfance. J’ai eu la chance de pouvoir passer le bac : seuls 5 % des jeunes placés l’obtiennent. Mais, devenue majeure, j’ai dû quitter le foyer dans lequel j’étais. Quand vous êtes pris en charge par l’ASE, lorsque vous atteignez 18 ans on vous rend vos affaires et on vous dit : « Bon courage ». Les jeunes ne sont pas prêts. 45 % d’entre eux se retrouvent sans abri. Pour ma part, j’ai réussi à faire des études. J’ai intégré une licence en science commerciale à Bordeaux. On m’a dit de trouver un logement étudiant. J’avais une bourse d’études de 450 euros, le loyer d’un studio était de 400 euros. C’était mission impossible. J’ai été hébergée à gauche à droite jusqu’à croiser la route d’un assistant social qui m’a dit que je pouvais être prise en charge par une association. Cette dernière a loué le studio d’un propriétaire pour m’héberger jusqu’à ce que j’obtienne un bac + 2, à 20 ans. Ensuite, ce fut à nouveau le parcours du combattant pour trouver un logement sans famille et sans garant. J’ai vécu dans des lieux qui n’étaient pas toujours habitables.
AJ : Vous avez pourtant fait de belles études…
Stéphanie Edmond-Mariette : La protection de l’enfance fait qu’on devient adaptable. J’ai obtenu une bourse pour partir en échange universitaire au Canada, à l’université de Sherbrooke. Ce n’était pas simple, j’allais souvent au service social de la fac pour demander de l’aide ou des tickets repas. Je me débrouillais pour me faire inviter à dîner. Mais j’ai touché du doigt le rêve américain : tout semblait possible. Cela m’a ouvert à d’autres façons de voir. Les plafonds de verre que j’avais dans la tête ont sauté. Je suis revenue en France pour faire un master en management commercial international complété par un diplôme dans l’immobilier, à la Sorbonne.
AJ : Quand est née votre agence immobilière solidaire ?
Stéphanie Edmond-Mariette : À la fin de mes études, j’ai acheté mon premier logement à Bordeaux, que j’ai loué à la fondation des Apprentis d’Auteuil pour des jeunes dans la même situation que celle que j’avais vécue. J’ai trouvé ça génial : je n’avais rien à gérer, j’étais en totale confiance, et le loyer tombait chaque mois. Cette fondation m’a dit qu’elle était en difficulté pour trouver des logements. J’ai commencé ma carrière en travaillant dans des foncières publiques, chez des bailleurs sociaux, puis dans l’investissement et les marchés publics. Après le confinement, j’ai voulu trouver plus de sens à mon travail. Mon cheminement n’a pas été que professionnel. Je suis engagée dans différentes associations et je suis notamment administratrice d’une association de plaidoyer pour la protection de l’enfance, Repairs !, qui met en avant les difficultés des institutions en charge des enfants placés et crée un réseau d’entraide entre jeunes qui sortent des dispositifs de la protection de l’enfance. Je suis bénévole à la Fondation des femmes et je fais des maraudes de distribution alimentaire. J’ai fait le constat de terrain que si, en France, on a à manger, le logement est un luxe pour beaucoup. En région parisienne, il faut attendre 10 ans pour un logement social, 5 à 8 ans ailleurs. Il y a aujourd’hui en France 3 000 enfants qui dorment dans la rue avec leur mère, vulnérables parmi les vulnérables. Cela me bouleverse. Sans toit, il n’y a pas d’emploi, pas d’éducation, pas de dignité. Ces engagements associatifs m’ont donné accès à des personnalités politiques que j’ai contactées avant de lancer ce modèle. J’ai créé l’agence en 2022.
AJ : Qu’est-ce qu’une agence immobilière à impact ?
Stéphanie Edmond-Mariette : Notre ambition est de mettre en relation des propriétaires et des investisseurs avec des associations, des collectivités, des fédérations qui ont pour mission d’accompagner des personnes pour qui accéder au logement est difficile. Nous aidons les associations à trouver les logements adaptés à la situation du public pris en charge : les femmes avec enfants, les demandeurs d’asile réfugiés, les personnes discriminées en raison de leur orientation sexuelle mais également les fédérations sportives, qui nous contactent pour loger les athlètes dont les revenus sont irréguliers et qui sont beaucoup, pour cette raison, à se retrouver sans logement. Nous travaillons par exemple avec Caritas, qui prend en charge des personnes ayant des maladies chroniques et pour qui l’ARS finance de l’hébergement. Ces personnes sont soignées en journée à l’hôpital et rentrent dormir dans un appartement. Le fait d’être hors cadre de l’hôpital leur permet de reprendre une vie sociale plus épanouie. Nous travaillons aussi avec les associations de la protection de l’enfance (ASE) de 18 à 21 ans pour leur permettre de faire leurs études sans être SDF.
AJ : Comment fonctionne l’agence ?
Stéphanie Edmond-Mariette : Des propriétaires nous sollicitent pour louer leur bien, des bureaux, des logements, et nous les faisons matcher avec les demandes des associations et collectivités. La location se fait au nom de l’association, qui s’engage à payer le loyer et à entretenir le bien – ils ont souvent des services techniques pour cela. Ce sont des locations longue durée, avec un bail d’une durée minimum de 3 ans. Les locataires restent en moyenne 10 ans dans leur logement. Nous assurons aussi la gestion locative pour permettre aux propriétaires d’être tranquilles, de recevoir leur loyer sans avoir à gérer d’ennuis. J’ai été en quête de logement et propriétaire. J’ai vu les deux côtés : la difficulté à se loger comme les galères que peuvent vivre les propriétaires. Nous travaillons avec 100 propriétaires et 15 associations, parmi lesquelles France Terre d’Asile, le groupe SOS, la fondation Apprentis d’Auteuil, l’association SOS femmes. Nous sommes très présents dans les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne, le Val d’Oise, à Paris et à Bordeaux. J’espère ouvrir bientôt à Marseille, Lille, Rennes, Nantes et Brest.
AJ : Effectuez-vous des vérifications avant de mettre en relation bailleurs et associations ?
Stéphanie Edmond-Mariette : Nous ne sommes pas soumis aux règlements classiques du Code de l’habitat. Nous faisons du bail Code civil puisque les associations sont locataires. Nous vérifions néanmoins la décence du bien : il n’est pas question de rajouter de la précarité à la précarité. L’environnement compte aussi : nous cherchons surtout des logements desservis par les transports en commun car la plupart des personnes que nous logeons ne sont pas véhiculées. Louer à une association présente beaucoup d’avantages pour les propriétaires : les loyers sont au prix du marché et financés. La plupart des personnes travaillent, sont en étude, ont une vie sociale. Il ne leur manque qu’un logement stable pour être pleinement autonomes. Les associations doivent s’engager à passer régulièrement dans le logement des personnes qu’elles accompagnent. Nous prenons des associations reconnues d’intérêt général qui bénéficient de financement des collectivités. Nous développons une plateforme qui permettra aux propriétaires d’inscrire leur bien sur la plateforme et aux associations de trouver immédiatement le logement disponible. Cela devrait booster le logement solidaire.
AJ : Pensez-vous qu’une agence comme la vôtre puisse permettre aux propriétaires de passer le cap de la mise en location de leur logement ?
Stéphanie Edmond-Mariette : L’Île-de-France compte 3 millions de logements vacants car les propriétaires ont peur de mettre leur logement en location.Il faut miser sur ces propriétaires privés si on veut résoudre la crise du logement. Les associations de propriétaires montrent que 80 % des propriétaires ne louent pas parce qu’ils craignent de ne pas être payés. Le deuxième frein est la crainte des dégradations, qui concerne 75 % d’entre eux. Réhabiliter un logement dégradé peut en effet coûter très cher. Surtout, il y a une méconnaissance des lois pour louer. Certaines communes exigent un permis de louer, d’autres plafonnent les loyers. Il faut désormais avoir un diagnostic de performance énergétique (DPE) en règle. Je conseille de s’entourer de professionnels de l’immobilier. Les agences sur le logement solidaire commencent doucement à se développer. Une consœur à Lyon s’est par exemple spécialisée dans le logement de personnes sans dossier locataire idéal et pourtant capable de payer un loyer (étudiant, intérim, CDD). Nous sommes peu sur le marché mais nous sommes soudés. C’est une vraie satisfaction d’aider des gens à se loger et de les voir ensuite construire leur vie.
AJ : Vous êtes finaliste du concours Créatrice d’avenir dans la catégorie Impact. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Stéphanie Edmond-Mariette : Comme beaucoup de femmes créatrices d’entreprises, j’ai subi des remarques misogynes. Par exemple de la part de banquiers qui m’ont conseillé de m’associer à un homme. C’est un classique : peu de femmes créatrices d’entreprises accèdent au crédit. Dans le secteur de l’immobilier, les femmes sont en général reléguées à des postes d’assistantes. Mes principaux interlocuteurs sont donc des hommes. J’ai été accompagnée par « Les premières », un incubateur pour les femmes que j’ai trouvé génial. Hommes et femmes n’entreprennent pas pour les mêmes raisons. Les premiers le font surtout pour le pouvoir, les secondes pour changer la société. Il est donc important de les aider. J’ai vu les lauréates précédentes du concours Créatrices d’avenir, qui m’ont impressionnée. J’ai eu envie d’intégrer ce groupe de femmes puissantes. Je suis déjà très fière de faire partie des 18 finalistes. Cela me donne confiance en moi et en mon projet.
Référence : AJU016e6
