L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations extrait la violence qui pourrait être qualifiée de « violence-dépendance » de l’article général sur la violence dans lequel elle trouvait son origine. Cette violence particulière apparaît dans des cas où la victime se trouve contrainte d’accepter des engagements désavantageux, non en raison des agissements de l’autre partie, mais de sa situation propre ; la violence n’est alors pas directe, mais découle du déséquilibre contractuel, ce qui tend à la rapprocher de la lésion…
La réforme du droit des contrats tant attendue a suscité de nombreux commentaires, tant positifs que négatifs. Au risque de venir grossir l’abondante littérature, il sera proposé quelques réflexions sur la violence présentée par le futur article 1143 du Code civil. Cette disposition s’inscrit pleinement dans l’objectif affiché du garde des Sceaux d’alors de « protection de la partie faible dans les contrats »1. Les futurs articles 1140 et 1143 présentent deux acceptions de la violence2. À la différence du premier, dont la rédaction est quasiment identique à celle de l’actuel article 1112 du Code civil, le second précise que la violence peut « également »3 résulter du fait que l’une des parties profite, « abuse », tire « un avantage manifestement excessif » de son état de dépendance. Les deux articles visent ainsi deux comportements distincts : dans le premier, le cocontractant intimide l’autre qui craint « d’exposer sa personne, sa fortune ou celles de ses proches à un mal considérable » ; dans le second, il ne l’intimide pas nécessairement, mais lui impose un contrat à tout le moins déséquilibré que la partie « faible » ne peut refuser en raison de sa situation. Ce faisant, le nouveau texte, en précisant les contours de cette « violence de dépendance »4, la distingue clairement de la violence « classique ».
L’on comprend ainsi que la violence visée par le futur article 1143 du Code civil est indirecte : elle ne trouve pas son origine dans les manœuvres de la partie « violente », mais dans la situation de la partie violentée (I) et se matérialise par l’acceptation forcée d’un engagement que cette dernière ne peut qu’accepter (II).
I – La situation de dépendance
La violence prévue par l’article 1143 prend racine dans la situation de faiblesse dans laquelle se trouve la partie lésée. Alors que l’état de faiblesse était originellement visé en plus de la dépendance, seule cette dernière situation subsiste (B) ; la qualification de cet état procède d’une analyse in concreto de l’état de la partie lésée (A).
A – L’approche in concreto de la situation de dépendance
L’état de faiblesse doit nécessairement être jaugé à l’aune de la situation propre de la personne, in concreto : « On a égard, en cette matière, à l’âge, au sexe et à la situation des personnes », dispose l’alinéa 2 de l’actuel article 1112 du Code civil, formule semblant tempérer le premier alinéa qui fait référence à la « personne raisonnable »5. Les deux alinéas font entrevoir une différence d’appréciation avec un standard juridique6, donc abstrait, la « personne raisonnable », d’un côté, et les circonstances de la situation de la personne dont le consentement a été vicié, de l’autre. La raison de cette contradiction est essentiellement historique : les rédacteurs du Code civil avaient conservé l’abstraction romaine tout en tenant compte de la critique de Pothier à cet égard7. Si les nouvelles dispositions sur la violence, vice du consentement, ne font plus référence à la « personne raisonnable », elles apparaissent moins disertes quant aux éléments d’évaluation de l’approche concrète. C’est la situation de faiblesse qui est visée ; nul doute que les juges sous l’empire de ces nouveaux textes continueront de prendre en considération l’âge, le sexe et la condition des personnes pour qualifier l’existence de la violence8.
En effet, dans le cas de la violence, l’on ne peut s’en tenir de façon abstraite, à l’individu rationnel libre de ses choix. Une approche désincarnée, théorique, qui prétendrait que les individus seraient libres d’agir et en état de le faire, ne peut trouver sa place9. L’homo oeconomicus fait pour ainsi dire place à l’homo flebilis. Le juriste, à la différence de l’économiste, ne peut se satisfaire d’un modèle mathématique purement abstrait. La pratique des prétoires lui a enseigné que les parties au contrat ne négocient pas dans les mêmes conditions selon qu’il s’agit de professionnels ou de consommateurs, d’employeurs ou de salariés, de distributeurs ou de fournisseurs, etc. Dans ces relations contractuelles – et précontractuelles –, la loi présume une partie faible qu’elle s’efforce de protéger.
Le projet Catala prévoyait l’appréciation de cette situation de faiblesse « d’après l’ensemble des circonstances en tenant compte, notamment, de la vulnérabilité de la partie qui la subit, de l’existence de relations antérieures entre les parties ou de leur inégalité économique »10.
Dans le texte étudié en l’occurrence, il ne s’agit pas d’une catégorie de personnes présumées faibles, mais d’une situation particulière, difficilement appréciable de manière certaine, qui pourrait, à l’aide d’une grille de lecture simple, s’appliquer invariablement. En effet, la détresse de l’un des contractants peut se retrouver dans une multitude de situations concrètes, indifféremment de sa qualité ; le futur article exige que cet état lui fasse faire un choix qu’elle n’aurait pas opéré si elle « ne s’était pas retrouvé(e) dans cette situation de faiblesse ou de dépendance économique ».
Dans le cadre de cette nouvelle acception légale de la violence, l’on peut donc penser que les juges continueront de procéder à une approche in concreto de la situation de la partie demanderesse afin de constater la véracité de la violence subie11.
L’engagement que la partie lésée n’aurait pas contracté trouve son origine dans son état de fragilité liée à sa dépendance envers son cocontractant.
B – La situation de dépendance de la victime
L’article du projet d’ordonnance12 divergeait de l’article 1143 du Code civil en ce qu’il incluait l’état de nécessité (1). Cette modification semble superflue car il ne paraît pas que les deux notions soient exclusives l’une de l’autre : l’état de nécessité implique nécessairement une dépendance, d’autant plus que le texte n’exige pas que celle-ci soit économique (2).
1 – L’abandon de l’état de nécessité prévu dans le projet d’ordonnance
Tel qu’initialement rédigé, le projet d’ordonnance devait fait rentrer la notion d’état de nécessité dans le Code civil13 – tout comme d’ailleurs il fut inclus dans le projet Catala14. Il faut dire qu’en matière civile cette question avait déjà été soulevée dans un passé éloigné, dans le cadre de la lésion : aussi peut-on lire sous la plume de Pufendorf que « l’obligation quoique contractée sous la crainte de l’impression de la mort sera valable » ; sans contredire le jurisconsulte allemand, Pothier tempérait : « Néanmoins, si j’avais promis une somme excessive, je pourrais faire réduire mon obligation à la somme à laquelle on apprécierait la juste récompense du service qui m’a été rendu »15.
C’est toutefois en matière criminelle que l’état de nécessité connut une attention toute particulière. En effet, le juge pénal eut l’occasion de considérer à plusieurs reprises que la situation d’une personne acculée, n’ayant d’autre choix que de commettre un délit, l’exonérait de sa responsabilité avant que la notion ne fût intégrée dans le Code pénal16. En droit civil17, bien que la jurisprudence ne soit pas abondante en la matière, de tels faits ont également servi à retenir l’inaptitude de la personne à effectuer un choix libre, et reconnaître la nullité du contrat vicié. Ainsi, dans l’affaire Le Rolf, relatif à un naufrage en mer au cours duquel les rescapés avaient accepté d’être remorqués à un prix exorbitant, la Cour de cassation avait alors affirmé que « lorsque le consentement n’est pas libre, qu’il n’est donné que sous l’empire de la crainte inspirée par un mal considérable et présent, auquel la personne ou la fortune est exposée, le contrat intervenu dans ces circonstances est entaché d’un vice qui le rend annulable »18. Pareille solution fut retenue pour un patient gravement malade ayant accepté de verser des honoraires excessifs à son médecin, pour le salarié acceptant des conditions de travail manifestement déséquilibrées en raison d’impératifs familiaux19 et une approche similaire avait été adoptée par le législateur lorsque la question de la validité des contrats passés sous la pression de l’occupant se posa20.
L’état de nécessité, entendu comme une situation de détresse qui prive la partie concernée de son choix de refuser les conditions désavantageuses de l’engagement, ne se distingue pas nécessairement de l’état de dépendance vis-à-vis de son contractant – la prudence du pouvoir exécutif paraît quelque peu excessive.
2 – La dépendance de la partie victime
L’on pouvait légitimement s’attendre à ce que le texte reprît l’expression de « dépendance économique ». Il n’en est rien : le futur article 1143 vise uniquement la dépendance de la partie lésée. En soi, la dépendance n’est pas nécessairement circonscrite au seul cadre économique : il peut s’agir d’une dépendance morale, filiale, envers le cocontractant – à cet égard, il n’est pas inintéressant de relever que les textes relatifs à la violence ne font plus état de la crainte révérencielle envers les ascendants, qui était présumée exempte de violence21. Néanmoins, l’utilisation de ce substantif rappelle immanquablement la jurisprudence de la haute juridiction en matière de violence dite économique22 et l’article L. 420-2, alinéa 2 du Code de commerce, introduit en 1986, qui liste, parmi les pratiques anticoncurrentielles, « l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur »23. La dépendance en droit de la concurrence y est réprimée, non en tant que vice du consentement, mais comme atteinte à la liberté de la concurrence24.
Ainsi, en 2000, la première chambre civile de la Cour de cassation avait retenu que la contrainte économique se rattache à la violence et non à la lésion25. Cette décision avait fait couler beaucoup d’encre en son temps26, et avait pu être légitimement perçue comme une avancée pour la prise en considération de la réalité de la dépendance économique dans les relations contractuelles. Pourtant les magistrats de la Cour suprême se sont révélés ultérieurement plutôt réticents à l’admission de la violence économique27.
Un arrêt récent illustre tout à fait le caractère restrictif de la violence « contrainte économique ». Dans cette décision, la Cour de cassation précise assez finement l’analyse de la dépendance économique28 : selon elle, il s’agit d’une situation dans laquelle le cocontractant ne peut se défaire des liens contractuels tissés ; le fait qu’en l’espèce celui-ci ait la possibilité de trouver un autre partenaire est exclusif de toute dépendance économique et rend donc inopérante la qualification de violence dans ces cas.
Cette solution se comprend aisément au regard de la jurisprudence de la Cour en matière d’abus de dépendance économique en droit de la concurrence. La situation de dépendance y est pareillement appréciée de façon stricte : la haute juridiction considère que la dépendance se traduit par l’impossibilité pour une entreprise de substituer à son cocontractant un autre29.
Ainsi, au vu de cette concordance jurisprudentielle, et avec toute la prudence requise, l’on perçoit donc difficilement comment le futur texte infléchirait la solution : la situation de la partie se prétendant lésée doit s’apprécier concrètement30, et la dépendance est antonymique de toute alternative contractuelle.
Dans les deux situations visées par le texte, la faiblesse d’une partie restreint drastiquement sa capacité de choix, annihile son pouvoir de négociation, et la pousse alors à accepter des conditions contractuelles éminemment défavorables. La seule situation de faiblesse n’est pas en soi constitutive de violence : encore faut-il que la partie forte en ait profité pour imposer un accord particulièrement désavantageux31.
II – Un engagement manifestement déséquilibré
Les conditions personnelles de la partie lésée lui sont, au moment de la conclusion du contrat, défavorables ; mais pour que la violence soit reconnue, il faut en outre que les conditions contractuelles apparaissent manifestement désavantageuses ; que l’auteur de la violence en tire un « avantage manifestement excessif ». Une fois observés les critères permettant de déceler l’abus – la faute, dans la conclusion du contrat (culpa in contrahendo) – révélé d’après son contenu (A), il faudra s’intéresser aux remèdes offerts à la victime (B).
A – Le caractère abusif de l’engagement
La formule du projet d’ordonnance rappelait fortement celle de l’article 1116 du Code civil relative au dol : « sans ces manœuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté ». « Le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manœuvres pratiquées par l’une des parties sont telles, qu’il est évident que, sans ces manœuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté » – désormais remaniée pour la définition de ce vice du consentement32 – et celle du nouvel article 1130 du Code civil 33.
Mais, certainement pour tenir compte des critiques à l’encontre de ce texte, la formule « un avantage manifestement excessif » lui a été préférée ; l’on peut toutefois légitimement douter que la différence soit notable : une appréciation nécessairement subjective du juge sera nécessaire et que ce soit pour cette formule ou celle du projet, il est certain que le risque de subjectivité, d’arbitraire, sera présent.
La partie forte abuse de sa position pour imposer à la partie faible un engagement auquel elle n’aurait pas souscrit si elle ne s’était pas trouvée dans cette situation de faiblesse. Le caractère abusif se traduit donc par des conditions contractuelles essentielles fortement déséquilibrées (1) qu’il faudra apprécier (2).
1 – Un déséquilibre manifeste dans les obligations essentielles des parties
L’avantage manifestement excessif paraît être similaire à l’expression de déséquilibre significatif ; il faut qu’il y ait un excès. En effet, classiquement, le seul fait de contracter avec une personne placée dans une situation inextricable n’est pas constitutif à lui seul de la violence : « il y a faute, non pas certes à contracter avec quelqu’un qui ne peut s’abstenir de le faire, mais à exploiter l’état de nécessité où se trouve l’intéressé »34.
En l’état du droit, il faut donc qu’il y ait eu une exploitation abusive de cette situation précontractuelle : il est nécessaire que les agissements, ou les menaces, de l’autre partie aient été illégitimes35, précise la Cour de cassation. Ou plutôt, dans ces situations-là, il faut que les menaces – ou la faiblesse de la partie lésée – aboutissent à un engagement illégitime, en ce sens qu’elle a obtenu de la victime un engagement fortement désavantageux ; si tel n’est pas le cas, le consentement aura été forcé, mais la nullité ne saurait être obtenue36.
Ce futur texte paraît reprendre cette position jurisprudentielle : il y a bien violence lorsque la partie abuse de la situation compromise de l’autre pour la contraindre à accepter un engagement auquel elle n’aurait pas souscrit si elle n’avait pas été placée dans cette situation. Dès lors, il semble nécessaire qu’il y ait eu un abus manifeste se traduisant dans les obligations respectives des parties. Bien que cette condition ne figurât pas dans la version initiale du projet, il semblait que celle-ci fût implicite : le simple fait que les conditions fixées soient désavantageuses pour une partie en situation de dépendance n’aurait pas suffi à ouvrir la voie à l’annulation du contrat pour violence. Toutefois, et très certainement en réponse aux critiques adressées à cette disposition37, le pouvoir exécutif a jugé bon de revoir le texte et d’y insérer l’avantage manifestement abusif, formule qui reprend l’idée du déséquilibre significatif présent dans certains droits étrangers38, dans l’avant-projet Catala39 et dans la prohibition des « clauses abusives » entre professionnels40 – expression d’ailleurs reprise dans l’article du Code civil relatif aux clauses abusives dans les contrats d’adhésion41 qui rentrera en vigueur cette année (v. infra).
La question cruciale réside donc dans la qualification de l’abus qui se manifeste dans les termes du contrat : abuser signifie ici que l’une des parties contraint son cocontractant à accepter des conditions qu’il n’aurait pas acceptées dans une situation « normale ». De quelles conditions s’agit-il ? Un vice du consentement ne peut porter que sur un élément essentiel du contrat, son corps même. En effet, il ne semble pas que la violence visée par l’article 1143 du Code civil puisse être invoquée afin de demander la suppression de « clauses abusives » dans le contrat ; ce serait d’ailleurs contraire à l’économie des nouveaux textes issus de la réforme puisque le projet sanctionne les clauses du contrat créant un déséquilibre manifeste entre les droits et obligations des parties, déséquilibre ne portant ni sur l’objet ni sur le prix du contrat42.
Étant définie la matière à laquelle la violence s’applique, l’objet du contrat43, sur les obligations essentielles des cocontractants donc, reste à déterminer l’ampleur de l’abus imposé par la violence.
2 – L’appréciation du déséquilibre contractuel
Comment caractériser un « engagement » auquel la partie dans un état de faiblesse n’aurait pas souscrit si elle ne s’était pas trouvée dans cet état ? La conséquence de la violence pratiquée sur la partie lésée est ainsi l’extorsion d’un accord fortement déséquilibré en sa défaveur. Sur ce point il n’est pas inintéressant de constater que les principes Unidroit évoquent un « avantage excessif » conféré à l’une des parties, de même que les principes européens de droit des contrats44. Le nouveau texte sera-t-il plus exigeant que ces formules ? Tout dépendra de l’appréciation qu’en feront les juges.
La violence se caractérise ainsi par le fait que les deux obligations essentielles des parties sont fortement déséquilibrées ; le déséquilibre apparaît tellement manifeste que la partie lésée n’aurait pas accepté les termes du contrat si elle ne s’était pas trouvée dans cette situation de faiblesse. L’appréciation de la situation de faiblesse doit se faire in concreto, au moment de la conclusion du contrat contesté ; l’appréciation du déséquilibre doit se faire à sa lecture – ou à son étude.
Le désavantage excessif, si c’est ainsi qu’on l’entend, de la partie lésée s’analyse au regard de l’obligation essentielle de son cocontractant, ce qui revient au passage à analyser d’une certaine manière la cause de son obligation45, dont l’esprit demeure malgré son inhumation programmée. Si le défaut de cause ne peut qu’être synonyme de déséquilibre – ou plutôt d’absence totale d’équilibre –, il devient bien plus complexe de le déceler lorsque celle-ci existe bel et bien (même sous les traits du « contenu » ou du « but »46, pour reprendre les nouveaux concepts de l’ordonnance). La question vient alors se placer sur le seuil de cet abus, de ce déséquilibre.
L’analyse du déséquilibre porte alors sur l’objet du contrat et sur l’adéquation du prix à la prestation, en prenant le contenu du contrat isolément donc, et sur la position d’équilibre auquel il aurait dû être posé. Mais il ne semble pas que les juges pourront se satisfaire du cloisonnement du rapport d’obligations des parties en faisant abstraction de conventions similaires. À cet égard, il convient de noter que les principes Unidroit assimilent le déséquilibre significatif (puisque l’avantage est excessif) au regard des parties, bien évidemment, mais également au regard des usages similaires – autrement dit, erga omnes et inter partes. En effet, les principes européens d’un droit des contrats précisent que le tribunal peut adapter « le contrat ou la clause » « aux exigences de la bonne foi en matière commerciale »47.
Quel est alors le seuil de l’abus dans les conditions contractuelles ? Et, quelle est la valeur étalon permettant de le définir ? La question de l’abus qui caractérise la violence de l’article 1143 du Code civil fait incidemment écho à la réflexion initiée des siècles auparavant sur le juste prix ; ce que « vaut » véritablement une prestation ou un bien. Mais le juste prix tel que posé initialement paraît trop abstrait pour faire l’objet d’une évaluation concrète « si le prix dépasse en valeur la quantité de marchandise fournie, ou si inversement la marchandise vaut plus que son prix, l’égalité de la justice est détruite. Et voilà pourquoi vendre une marchandise plus cher ou l’acheter moins cher qu’elle ne vaut est de soi injuste et illicite »48. L’abstraction de la notion aboutit à une question insoluble telle que la scholastique tardive préférât s’en remettre au marché49. Si les théologiens même se réfèrent au marché, il n’est pas surprenant que les juges en fassent de même ; les prix libres sur un marché fixent la valeur des biens et des services à leur juste valeur. C’est donc nécessairement en référence aux prix pratiqués sur ce marché, à des pratiques similaires, que le déséquilibre manifeste du contrat sera évalué. S’il s’agit d’un moyen d’apprécier le désavantage éloquent, il n’est aucunement question d’équilibrer les prestations réciproques des parties en se fondant sur des pratiques similaires ; ce serait une remise en cause de la liberté contractuelle et de l’impératif de sécurité juridique50. Il n’existe pas de principe de proportionnalité en droit des contrats51 – et le nouveau texte ne l’introduit nullement ; la simple lésion ne suffit donc pas à entraîner l’annulation du contrat52.
Ce texte ne permettra vraisemblablement pas de remettre en cause tout contrat aux obligations essentielles déséquilibrées sous prétexte que l’une des parties est dans une situation économique désavantageuse. La sagesse des juges les conduira certainement à respecter la lettre du texte : il faut que la partie lésée ait été en situation de faiblesse, la privant donc de son consentement, et que la partie forte ait réellement abusé de ces conditions pour imposer des termes fortement désavantageux.
Si ce texte se rapproche d’une certaine manière de la lésion, il s’en distingue quant aux conséquences53.
B – Les remèdes apportés par le juge au contrat vicié par la violence
De façon prévisible, le nouveau texte reprend la même sanction que celle prévue par le texte originel du Code civil, quoique de façon peut-être plus explicite : comme tout vice du consentement, la violence entraîne la nullité relative du contrat54.
Nul doute que la violence, comme les autres vices du consentement, prend naissance avant la conclusion du contrat, engageant ainsi la responsabilité civile délictuelle de la partie fautive. Ainsi, fort logiquement, la jurisprudence a admis l’allocation de dommages-intérêts à la partie lésée dans le cas de violence55, en sus de l’annulation du contrat, sur le terrain donc de la responsabilité extracontractuelle. Cette situation entraîna le désistement de certaines actions menées sur le terrain du vice du consentement pour se reporter sur le fondement extracontractuel56. Au fardeau de l’annulation du contrat57, est préférée l’action en dommages-intérêts, dont le résultat équivaut, de facto, à un rééquilibrage du contrat.
Sous l’égide de ce nouveau texte, la partie victime pourra donc toujours demander la nullité du contrat, l’allocation de dommages-intérêts ou, cumulativement, les deux. Il n’est cependant pas précisé l’option laissée à la victime, à la différence du projet de réforme présenté par feu le professeur Catala ; ce projet, reprenant une formule proche de celle de l’article 1382 du Code civil, prévoyait qu’« indépendamment de l’annulation du contrat, la violence, le dol ou l’erreur qui cause à l’une des parties un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer »58.
En ce sens, l’objectif fixé par l’article 8 de la loi d’habilitation n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans le domaine de la justice et des affaires intérieures de « simplifier les règles applicables aux conditions de validité du contrat » et de « clarifier les règles relatives à la nullité et à la caducité qui sanctionnent les conditions de validité du contrat » n’est pas complètement atteint. En effet, il est fort à parier que le justiciable confronté à une situation de violence telle que définie par le texte ne comprenne pas l’option qui lui est laissée sans recourir aux services d’un juriste, un flou non négligeable à une époque où le principe de clarté de la loi et l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ont acquis valeur constitutionnelle59.
Une autre critique peut être adressée à ce texte, comme à l’ensemble du texte au sujet des vices du consentement d’ailleurs, celui d’un formalisme épuré au détriment d’un réalisme qui serait de meilleur aloi. En effet, le tabou – français semble-t-il60 – de la réfaction du contrat par le juge plane toujours sur ce texte. Le juge ne peut toujours pas modifier le contrat, le rééquilibrer donc, afin d’effacer le défaut dont il est entaché. Cet interdit qui trouve son fondement dans le principe de l’autonomie de la volonté a pourtant connu de multiples fêlures. En effet, dans quelques situations, le juge s’est octroyé le soin de modifier certaines clauses contractuelles, parfois relatives au prix de l’objet du contrat61, mais également dans certains contrats comme le mandat où il procède à une réduction de prix62. Dans le cas particulier de l’état de nécessité, en matière d’assistance maritime, le législateur lui a même reconnu cette possibilité63.
Certes, il pourra être rétorqué que ces quelques situations ne concernent pas – au moins directement – les vices du consentement ou des hypothèses extrêmement limitées. Soit. Mais qu’en est-il de cette réduction de prix lorsqu’elle concerne un vice du consentement, le dol ? En effet, la Cour de cassation, quoique parfois discrètement, accorde une place à cette « habituée du palais »64 : l’action en réduction d’obligations excessives. En matière de dol, la haute juridiction reconnaît son fondement civiliste : « pour rejeter la demande de la SARL en réduction du prix de la cession, l’arrêt retient que ce type de dédommagement est le privilège de l’action estimatoire (…) en statuant ainsi, alors que l’acquéreur pouvait invoquer le dol pour conclure seulement à une réduction de prix, la cour d’appel a violé le texte susvisé »65.
Si d’aucuns rétorqueront que l’allocation de dommages-intérêts et/ou l’annulation du contrat aboutissent à un résultat semblable à celui du rééquilibrage du contrat, dont le résultat n’apporte rien en pratique et heurte la logique bien établie de la distinction de nature de fondement des actions, il n’en demeure pas moins que la réfaction directe du contrat par le juge présente un intérêt non négligeable, en particulier lorsqu’il s’agit de contrats à exécution successive – dans le cadre de relations commerciales suivies, par exemple. Dans ces situations-là, l’intérêt de la victime serait que le contrat continue à courir, mais à des conditions plus équitables. Ainsi, reconnaître à la partie lésée une action « quanti minoris », semblable à l’action estimatoire en matière de garantie des vices cachés – ou « quanti marjoris »66, s’il s’agit de l’objet du contrat qui a été sous-évalué – permettrait une clarification et une officialisation de ce recours fort utile à la partie victime.