Le « rayonnement » de l’interruption de la prescription

Publié le 25/07/2019

L’action en garantie des vices cachés tend au même but que celle visant à garantir les éventuelles condamnations sur ce fondement. La Cour de cassation étend donc une nouvelle fois le champ du « rayonnement » des effets de l’interruption, d’où l’importance de se pencher sur la qualification d’actions « tendant à un seul et même but » ou « aux mêmes fins ».

Cass. 1re civ., 9 mai 2019, no 18-14736, PB

1. L’interruption soulève de grandes difficultés lorsqu’elle résulte notamment d’une action en justice, c’est ce qu’un arrêt de la première chambre civile du 9 mai 20191 nous rappelle une fois de plus, s’il en était encore besoin.

Les faits étaient néanmoins assez classiques : une société civile agricole avait acquis en juillet 2009 auprès d’une société venderesse plusieurs machines qui se sont révélées défectueuses. L’acquéreur agit en résolution de la vente sur le fondement de la garantie des vices cachés le 19 juillet 2011, et le vendeur intente une action en garantie contre le fabricant pour les condamnations qui pourraient être prononcées au profil de l’acheteur. Ultérieurement, la résolution de la vente est prononcée, et la société venderesse agit à son tour contre le fabricant en résolution de la vente sur le fondement de la garantie des vices cachés. Le fabricant oppose la prescription biennale de l’article 1648 du Code civil, ce que la cour d’appel de Bordeaux admet par arrêt du 1er février 2018.

Le vendeur initial se pourvoit en cassation, et prétend que l’interruption résultant de l’action en garantie, qu’il avait intentée contre le fabricant pour couvrir les éventuelles condamnations dont il pouvait faire l’objet, avait également interrompu l’action rédhibitoire, car les deux actions tendaient aux mêmes fins.

La Cour de cassation est sensible à cet argument, et affirme dans un attendu classique que si « l’interruption de la prescription ne peut s’étendre d’une action à une autre, il en est autrement lorsque les deux actions, bien qu’ayant une cause distincte, tendent aux mêmes fins, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première ». En d’autres termes, la Cour décide que l’action en garantie des vices cachés tend aux mêmes fins que l’action visant à garantir les éventuelles condamnations sur ce fondement, et que l’interruption résultant de la deuxième « rayonne » donc sur la première. Cette réitération d’une tendance désormais classique à l’extension du rayonnement (I) questionne les conditions de l’extension des effets de l’interruption (II).

I – L’extension du « rayonnement » de l’interruption

2. L’interruption de la prescription emporte des effets particulièrement énergiques, en « rendant inutile le temps qui a précédé, de telle sorte qu’il faut recommencer à prescrire de nouveau »2, et s’oppose en cela à la suspension qui n’arrête que provisoirement le délai en sauvegardant le « bénéfice du temps antérieurement écoulé »3. L’interruption de la prescription extinctive résulte d’une reconnaissance de dette émanant du débiteur4, de la mise en œuvre des voies d’exécution5 ou d’une action en justice, y compris en référé6, et emporte le double effet d’effacer le délai de prescription acquis d’une part, et de faire courir un délai de même durée que l’ancien d’autre part78.

3. La vigueur de ces effets justifie l’encadrement du mécanisme interruptif, qui n’opère que relativement aux personnes et à l’acte interruptif9. Ainsi, en matière d’interruption résultant d’une action en justice, l’interruption ne peut en principe s’étendre d’une personne à une autre10, ni d’une action à une autre11. Ce dernier encadrement trouve néanmoins une limite, et la Cour de cassation admet de longue date que l’effet interruptif produit par une action « rayonne » sur toutes les actions qui « quoique ayant des causes distinctes, tendent à un seul et même but »12. Cette notion, particulièrement difficile à cerner, n’aide pas à l’intelligibilité du mécanisme interruptif13, et la Cour de cassation n’a eu de cesse d’étendre la notion d’actions « tendant à un seul et même but » au fil de sa jurisprudence.

4. Ainsi, tendent notamment à un seul et même but les deux actions visant l’indemnisation forfaitaire et partielle du même préjudice14, l’assignation dénonçant les malfaçons d’un immeuble et l’action en garantie décennale15, l’action en reconnaissance d’une faute inexcusable et toutes les autres actions ayant pour objet de faire constater le même fait dommageable16, celles portant sur le même bail et revendiquant toutes deux le maintien dans les lieux17, ou les actions poursuivant la garantie pour une même condamnation18. La chambre sociale a récemment étendu davantage encore le champ de la notion, en affirmant que l’effet interruptif s’étendait à toute action relevant du « même contrat de travail »19, puis de la « même relation contractuelle »20. En revanche, ne tendent pas à un seul et même but l’action en rappel de salaire basé sur un certain indice et la même action fondée sur un indice différent21, les actions en fixation des indemnités d’éviction et d’occupation22, ou les actions à l’encontre d’un assureur au titre du volet dommages causés aux bâtiments et au titre du volet pertes d’exploitation23.

5. Dans cet arrêt, il était une nouvelle fois question de cette notion, et la société venderesse affirmait que l’action en garantie des éventuelles condamnations qui résulteraient de l’action intentée par l’acheteur tendait à la même fin que l’action en garantie des vices cachés à l’encontre de son fabricant. En la matière, la Cour de cassation avait déjà affirmé par le passé que l’interruption s’étendait à toutes les actions poursuivant la réparation du même préjudice, qu’elles soient fondées sur la garantie des vices cachés ou sur la responsabilité du fait des produits défectueux24. En ce sens, cette décision semble en définitive réitérer cette solution de 2012, car les deux actions visaient effectivement l’indemnisation d’un même préjudice, résultant du dysfonctionnement des machines livrées par le fabricant. Mais cette solution, à la généraliser, semble en dire davantage, si bien qu’on conçoit mal pourquoi l’interruption résultant d’une action en garantie ne s’étendrait pas systématiquement à toute action dont elle entendrait garantir les conséquences, ce que la Cour de cassation n’a – à notre connaissance – jamais affirmé jusqu’à présent.

Cette nouvelle extension du « rayonnement » de l’interruption pose immanquablement la difficile question de ses conditions.

II – Les conditions du « rayonnement » de l’interruption

6. Lorsqu’une action tend « à un seul et même but » ou « à la même fin » qu’une autre, l’effet interruptif de l’une s’étend à l’autre. Mais comment faire le départ entre de telles actions et celles dont les buts sont totalement étrangers l’un à l’autre ? Si, plus de 100 ans après l’apparition de cette notion, la situation ne semble toujours pas parfaitement claire, la jurisprudence nous permet cependant de dégager quelques pistes de réflexion25. Il semble ainsi que si le fondement de l’action est indifférent à la qualification, une identique qualification de bénéfices escomptés et de parties semble essentielle.

7. La Cour de cassation a, de longue date, clairement affirmé que l’identité de fondements26 était indifférente à la qualification d’actions tendant aux mêmes fins ; sa formulation classique, qui précise « quoique ayant des causes distinctes, tendent à un seul et même but »27, en témoigne parfaitement. Ainsi, l’action fondée sur la garantie des vices cachés peut interrompre le délai de l’action fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux, pour peu que ces deux actions poursuivent la réparation du même préjudice : seul le fondement de l’action est indifférent28. En revanche, le bénéfice escompté comme les parties doivent être identiquement qualifiés.

8. Identité de bénéfices escomptés d’une part : tendent aux mêmes fins les actions qui poursuivent le même avantage, le même bénéfice juridique. Le juge doit se prononcer sur le même enjeu, ou un enjeu si proche que l’un est « virtuellement compris » dans l’autre. En d’autres termes, l’intérêt à agir qui a justifié la première action doit se retrouver complètement dans la deuxième. Les deux actions poursuivant le maintien dans les lieux pour le même bail ont ainsi un objet identique29, de même que les deux actions visant l’indemnisation forfaitaire et partielle du même préjudice30. En revanche, l’action en délivrance conforme et la garantie des vices cachés ne semblent pas tendre au même but31, dès lors que la Cour de cassation distingue aujourd’hui clairement la délivrance recherchée par la première action de la réparation du vice poursuivie par la deuxième32.

9. Identité de parties d’autre part : si cette condition n’apparaît pas dans la formulation classique de la Cour de cassation, elle n’en demeure pas moins essentielle. Pour que l’effet interruptif d’une action soit étendu à une autre, celles-ci doivent toutes deux être adressées à la personne qu’on souhaite empêcher de prescrire, ou ses ayants-cause. La Cour de cassation a ainsi pu décider que l’effet interruptif d’une action intentée contre le maître de l’ouvrage ne s’étendait pas à une action poursuivant la même fin, mais adressée à son assureur dommages-ouvrage33. Cette condition traduit en réalité l’effet relatif de l’interruption quant aux personnes.

10. Dans cet arrêt de 2019, l’effet interruptif de l’action en garantie est donc assez logiquement étendu à l’action fondée sur la garantie des vices cachés : les deux actions étaient dirigées contre la même personne, et visaient toutes les deux à obtenir réparation d’un même préjudice, de sorte que l’avantage poursuivi par les deux actions était le même. Certaines autres décisions demeurent néanmoins toujours énigmatiques : comment expliquer l’extension par la chambre sociale de l’effet interruptif à « toute action relevant de la même relation contractuelle »34, sinon par la volonté de protéger le salarié ?

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. 1re civ., 9 mai 2019, n° 18-14736, PB.
  • 2.
    Dunod de Charnage F. I., Traité des prescriptions, 3e éd., 1753, Briasson, p. 52.
  • 3.
    Flour J., Aubert J.-L. et Savaux E., Les obligations. Le rapport d’obligation, t. 3, 9e éd., 2015, Sirey, p. 509, n° 520.
  • 4.
    C. civ., art. 2240.
  • 5.
    C. civ., art. 2244.
  • 6.
    C. civ., art. 2241.
  • 7.
    C. civ., art. 2231.
  • 8.
    Terré F. et a., Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, 2018, p. 1865, n° 1790.
  • 9.
    Rép. civ. Dalloz, v° Prescription extinctive, 2019, nos 448 et s., note Hontebeyrie A.
  • 10.
    Cass. 2e civ., 13 sept. 2018, n° 17-20966, PB : Resp. civ. et assur. 2018, comm. 296, note Groutel H.
  • 11.
    Cass. req., 4 juill. 1866 : DP 1866, I, 489 (jurisprudence constante).
  • 12.
    Cass. req., 3 avr. 1906 : D. 1906, I, 404 ; S. 1907, 1, 417, note Tissier A. V. également : Malaurie P., Aynes L. et Stoffel-Munck P., Droit des obligations, 10e éd., 2018, LGDJ, p. 713, n° 1219.
  • 13.
    En ce sens, Bénabent A., « Le chaos du droit de la prescription extinctive » in Mélanges dédiés à Louis Boyer, 1996, Université des sciences sociales de Toulouse, p. 123.
  • 14.
    Cass. soc., 20 févr. 1975, n° 74-10693 : Bull. civ. V, n° 83.
  • 15.
    Cass. 3e civ., 22 juill. 1998, n° 97-10816.
  • 16.
    Cass. soc., 23 janv. 2003, n° 01-20945 : Bull. civ. V, n° 20.
  • 17.
    Cass. 3e civ., 26 mars 2014, nos 12-24203 et 12-24208 : Bull. civ. III, n° 42.
  • 18.
    Cass. 3e civ., 22 sept. 2004, n° 03-10923 : Bull. civ. III, n° 152 ; Constr.-Urb 2004, 205, obs. Pagès-de-Varenne M.-L. ; Defrénois 15 janv. 2006, n° 38307, p. 69, note Périnet-Marquet H. ; Procédures 2004, 262, obs. Junillon J. ; RLDC 2004/10, n° 413, note Marchand A.
  • 19.
    Cass. soc., 26 mars 2014, n° 12-10202 : Bull. civ. V, n° 88 ; Procédures 2014, 211, note Bugada A. ; Dr. trav. 2014, n° 7, p. 475, note Pignarre G. ; JCP S 2014, 24, note Guyot H.
  • 20.
    Cass. soc., 3 mai 2016, n° 14-16633 : Bull. civ. V, n° 850 ; D. 2016, p. 1004 ; JCP S 2016, 1257, note Guyot H.
  • 21.
    Cass. soc., 15 avr. 1992, n° 88-45457 : Bull. civ. V, n° 278.
  • 22.
    Cass. 3e civ., 19 janv. 2000, n° 98-13773 : Bull. civ. III, n° 11 ; D. 2000, p. 177, obs. Rouquet Y.
  • 23.
    Cass. 1re civ., 21 mars 1995, n° 92-13286 : Bull. civ. I, n° 133.
  • 24.
    Cass. 1re civ., 26 janv. 2012, n° 10-26981.
  • 25.
    V. également : François J., Les obligations. Régime général, 4e éd., 2017, Economica, p. 191, n° 198.
  • 26.
    Héron J. et Le Bars T., Droit judiciaire privé, 6e éd., 2015, LGDJ, p. 287, n° 354.
  • 27.
    Cass. req., 3 avr. 1906 : D. 1906, I, 404 ; S. 1907, 1, 417, note Tissier A.
  • 28.
    Cass. 1re civ., 26 janv. 2012, n° 10-26981.
  • 29.
    Cass. 3e civ., 26 mars 2014, nos 12-24203 et 12-24208 : Bull. civ. III, n° 42.
  • 30.
    Cass. soc., 20 févr. 1975, n° 74-10693 : Bull. civ. V, n° 83.
  • 31.
    Cass. 3e civ., 10 oct. 2007, n° 06-18130 : Bull. civ. III, n° 174 ; RDC 2008, p. 435, note Sérinet Y.-M. ; RLDC 2007/43, n° 2720, obs. Fillol de Raimond M.
  • 32.
    Cass. 1re civ., 5 mai 1993, n° 90-18331 : Bull. civ. I, n° 158 ; D. 1993, p. 506, note Bénabent A. ; D. 1993, Somm., p. 242, obs. Tournafond O. – Comp. Cass. 1re civ., 5 nov. 1985, n° 83-12621 : Bull. civ. I, n° 287.
  • 33.
    Cass. 3e civ., 18 nov. 2009, nos 08-13642 et 08-13673 : Bull. civ. III, n° 250.
  • 34.
    Cass. soc., 3 mai 2016, n° 14-16633 : Bull. civ. V, n° 850 ; D. 2016, p. 1004 ; JCP S 2016, 1257, note Guyot H.
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