117e congrès des notaires de France

Le smart contract à l’épreuve des standards juridiques

Publié le 06/09/2021

Le smart contract est un protocole informatique imaginé pour automatiser l’exécution des contrats. La confrontation de la rigidité du code informatique et de la souplesse du contrat démontre des incompatibilités tant sur le plan technique que sur le plan idéologique.

Le smart contract est un protocole informatique qui exécute un ensemble de conditions prédéfinies sous la forme d’une boucle conditionnelle : « If this (condition(s)) then that (conséquence(s)) ». C’est en 1994 que Nick Szabo l’imagine en observant le fonctionnement d’un distributeur de boissons. L’insertion de l’appoint de monnaie entraîne invariablement la réception d’une canette. D’une condition naît une action.

Le développement de la blockchain lui vaut aujourd’hui un regain d’intérêt. L’immutabilité, la traçabilité, la sécurité et l’intégrité – caractéristiques essentielles de la blockchain – sont au service de la force obligatoire du contrat. Réputée infalsifiable, l’ancrage d’un smart contract sur la blockchain permet son horodatage. Enfermé dans un bloc de la chaîne, le smart contract revêt le caractère infaillible de la blockchain. L’enchaînement des blocs rend le smart contract traçable et indélébile. Décentralisée, la distribution des données dans une multitude de serveurs permet d’en garantir la sécurité. Le processus enclenché devient inarrêtable, même de l’accord des parties1. Ce qui a été voulu initialement s’exécutera invariablement une fois les conditions remplies. Au stade de l’exécution, le contrat est mis hors de portée des parties. Du même fait, l’utilité du juge est remise en question. Si le contrat se réalise conformément à l’accord des parties, pourquoi se verrait-il contesté ?

De la prévisibilité résulte la certitude de l’exécution du contrat ou des conséquences de l’inexécution du contrat. Ainsi, la technologie smart contractuelle a très rapidement été expérimentée dans le domaine de l’assurance. Par exemple, Fizzy a été la première assurance française développée sur la blockchain au moyen d’un smart contract. L’équation était la suivante : si l’avion a plus de 2 heures de retard, base de données de l’aéroport à l’appui, alors l’indemnisation du passager est automatique. De même la société Slock.it avait imaginé une serrure connectée à la blockchain2. Appliquée dans le cadre de la location saisonnière, l’idée est la suivante : si un appartement est disponible aux dates souhaitées et que le prix est payé conformément à la somme demandée, la serrure connectée se déverrouille automatiquement. La mise en relation se fait directement, sans intermédiaire ; la mise à disposition du logement également. Nombre d’autres applications ont été imaginées3. La prévisibilité et l’irréversibilité du processus sont rassurantes : ce qui a été voulu initialement par les parties s’exécutera.

À l’opposé de cette technologie, l’ordonnance du 10 février 20164 accorde toute sa confiance à l’être humain chaque fois qu’elle reconnaît l’existence de standards juridiques5. Il s’agit d’une norme souple fondée sur un critère intentionnellement indéterminé, que le juge applique espèce par espèce à la lumière de données extra-légales voire extra-juridiques6. Le droit commun des contrats du Code civil en compte de nombreux : l’« importance déterminante », le « raisonnable », l’« avantage manifestement excessif », le « déséquilibre significatif », la « disproportion manifeste », la « gravité suffisante », l’« obligation essentielle »7, etc. sont autant de notions volontairement imprécises au service du juge dans l’appréciation du contrat.

L’inflexibilité du smart contract s’oppose à la souplesse des standards juridiques (I), et son utilisation présente des incompatibilités avec le droit positif, sur le plan philosophique (II).

I – L’inflexibilité du programme informatique versus la souplesse des standards juridiques

La rigidité technique du processus smart contractuel est un argument fort pour garantir l’efficacité du contrat. Le smart contract est immuable dès son enregistrement sur la blockchain. Il est déterministe – à même cause, même conséquence – ce qui le rend prévisible (A). Son exécution est automatique dès la réalisation des conditions prévues sans aucune intervention extérieure (B).

A – Déterminisme du smart contract

Un smart contract est une forme d’algorithme, c’est-à-dire une suite d’étapes permettant d’obtenir un résultat à partir d’éléments fournis en entrée8. Son utilisation pour exécuter automatiquement les engagements pris par les parties renforce une caractéristique essentielle du contrat : celle d’être un acte de prévision. Que les conditions prévues se réalisent et le contrat s’exécute, ou qu’elles ne se réalisent pas et que le smart contract s’interrompe et empêche l’exécution, le résultat est toujours anticipé. En cela le smart contract est déterministe.

Alors que les standards juridiques offrent la possibilité au juge de s’appuyer sur des éléments concrets et subjectifs entourant le contrat qui lui est soumis, le smart contract exécute un programme de manière objective. Ce constat met en exergue l’opposition entre la rigidité de l’automatisation de l’exécution et la souplesse des notions à contenu variable à deux égards :

  • D’une part, la nécessité de tout prévoir dès l’origine rend le smart contract aveugle à l’éventuelle évolution des relations contractuelles et aux circonstances extérieures. La location saisonnière s’entend de l’ouverture automatique de la porte en contrepartie du paiement du prix mais pas du confort de la chambre. Qu’en sera-t-il si le bien délivré ne correspond pas à la description préalablement donnée ? Les situations non prévues initialement dans l’algorithme ne pourront pas être appréhendées ;

  • D’autre part, pour être exploitable, la donnée doit être quantifiable. Les conditions devant être réunies pour déclencher l’exécution du smart contrat devront nécessairement être objectives. Ainsi, la livraison s’entend d’un nombre d’objets et non de leur qualité de fabrication ou de leur état au moment de leur livraison. Évaluer un comportement ou la gravité d’une situation nécessiterait de définir dans le programme une échelle de ce qui est acceptable. À l’inverse, le standard juridique relève de convictions forgées au regard de la situation d’espèce. Observé par l’humain, le contrat s’étudie au regard du comportement, des intentions des parties, ainsi que de circonstances extérieures, et compte tenu d’une éventuelle évolution de la situation entre sa conclusion et son exécution.

Les notions à contenu variable, telles que par exemple l’« importance déterminante », l’« obligation essentielle », l’« avantage excessif » ou le « déséquilibre significatif », présentent une incompatibilité évidente avec une traduction algorithmique. En effet, l’objectif de l’automatisation de l’exécution du contrat est d’anticiper l’avenir en apportant la certitude du dénouement et non de reproduire le nuancier du Code civil. L’objectivité du code rend le procédé efficace, mais son utilisation pour traduire les standards juridiques nécessite de quantifier ce qui est grave, important, essentiel. Stéréotyper les comportements et standardiser des situations aboutit nécessairement à des injustices.

B – Automaticité du smart contract

Le smart contract est la traduction informatique de la volonté des parties. Il est ce que le programmeur a décidé qu’il serait. Il est accessoire du contrat au moment de sa formation dès lors qu’il n’est qu’un moyen, parmi d’autres, choisi par les parties pour l’exécuter. En revanche, son automaticité le rend autonome au stade de son exécution. La réalisation des conditions prévues initialement entraîne l’exécution automatique, sans qu’aucune intervention des parties ne soit nécessaire. Mieux, si les parties souhaitent intervenir alors que cela n’a pas été prévu dans le programme, elles ne le peuvent pas. L’exécution est hors de leur portée. Dans la même logique, le juge se trouve évincé en ce qu’il est dans l’impossibilité d’interrompre l’exécution du programme.

Avec la technique smart contractuelle, le contrat n’a pas vocation à être apprécié par les parties, ni jugé. Les notions à contenu variable, sur lesquelles reposent nombre d’appréciations des parties ou de décisions judiciaires, sont difficiles voire impossibles à appréhender à ce jour par le smart contract.

Mais, pour ses promoteurs, cela ne doit pas représenter un obstacle à l’utilisation de protocoles d’exécution automatisée du contrat.

II – Les incompatibilités philosophiques entre smart contract et standards juridiques

Choisir le smart contract pour exécuter un contrat relève d’une certaine philosophie du contrat visant à garantir l’exécution en nature, quelles que soient les circonstances. Ce que les parties ont voulu lorsqu’elles ont conclu leur accord doit s’exécuter et la rigidité du smart contract apparaît comme un argument fort en faveur de la sécurité juridique. Les concepts mous mis à la disposition du juge emportent un aléa dans l’exécution du contrat présenté comme un risque. Le smart contract est un procédé moderne au service d’une conception classique du contrat centrée sur l’autonomie de la volonté (A). Cette acception du contrat se trouve aux antipodes de celle du Code civil. En multipliant les références aux standards juridiques, le Code civil adopte une conception du contrat moins tournée vers la liberté contractuelle et la force obligatoire que vers un certain équilibre entre les parties (B).

A – Le smart contract : un procédé moderne au service d’une conception classique du contrat

Le smart contract part d’un postulat simple : un individu ne peut se voir imposer des obligations qu’il n’a pas voulues mais il doit respecter toutes les obligations auxquelles il a librement consenti. C’est une conception classique du contrat traduite dans un procédé moderne d’exécution : la force obligatoire du contrat est le produit de la liberté contractuelle9. Préalablement à la conclusion du contrat, toute latitude est laissée aux parties, au nom de la liberté contractuelle, pour en négocier le contenu. La volonté s’exprime donc au stade de la formation du contrat, puis il se fige par la rencontre des volontés. La liberté est supposée toujours précéder la volonté. La négociation a abouti à la conclusion du contrat car chaque partie y avait intérêt. Une négociation libre est donc supposée être toujours équilibrée sans intervention du juge. Plus encore, son immixtion dans le contrat est vécue comme une forme d’insécurité juridique. Son office pourrait aboutir à un dénouement différent de ce que voulaient les parties lorsqu’elles ont contracté. Exécuter le contrat revient nécessairement à respecter la parole donnée initialement, c’est-à-dire à une exécution en nature.

La recherche d’un mode d’exécution du contrat sans juge témoigne d’un déplacement de la confiance de l’humain vers la technologie. Volontariste et libéral, le smart contract propose de trouver la confiance nécessaire au contrat dans la prévisibilité et l’efficacité de son protocole informatique. Les standards juridiques sont donc exclus de la réflexion. Nul besoin de replacer le contrat dans son contexte ni d’apprécier le comportement des parties au stade de l’exécution. L’opportunité de l’exécution des obligations contractuelles est hors sujet. Si un contrat n’avait pas été raisonnable, il n’aurait pas été accepté. Par conséquent, nul besoin de qualifier une disproportion manifeste ou un déséquilibre significatif puisque l’accord donné par les parties constitue une acceptation. Le smart contract ignore ce qui est suffisant autant que ce qui est essentiel. Toute obligation née du contrat doit être exécutée sans distinction dès lors qu’elle a été acceptée. L’absence d’intervention du juge évite les aléas et garantit une exécution pure et simple du contrat tel qu’il a été voulu. Le smart contract défend une forme de sécurité juridique. En confiant l’exécution du contrat au protocole informatique, les parties assurent la stabilité de leurs engagements.

La logique de cette théorie est implacable. Toute autre est la philosophie inspirant les standards juridiques.

B – Les standards juridiques : un procédé classique au service d’une conception moderne du contrat

En maintenant, et même en multipliant les standards juridiques dans le Code civil, l’ordonnance du 10 février 201610 considère le contrat comme une norme souple devant être appréciée par le juge au regard des faits et de son contexte d’ensemble. La confiance est donnée au juge dans l’appréciation du contrat, des volontés et du comportement des parties. Cette conception moderne du contrat est née du besoin de justice contractuelle. Elle ne consiste pas à nier l’importance de la liberté contractuelle et de la force obligatoire en balayant les engagements des parties, mais plutôt à leur donner – ainsi qu’au juge – la possibilité de rééquilibrer les engagements pris lorsqu’ils ne sont plus en adéquation avec la situation.

En effet, les circonstances entourant la formation du contrat peuvent avoir évolué au stade de l’exécution. L’appréciation de la situation factuelle est souvent personnelle à chacun et le curseur est généralement impossible à déterminer au moment de la conclusion du contrat. La reconnaissance de ces notions à contenu variable est l’issue du processus né de la jurisprudence dans une démarche de protection des parties. L’approche du juge est à la fois objective et subjective. Il recherche la commune intention des parties (C. civ., art. 1188) et se met à la place de chacune d’elles pour déterminer ce qu’elles attendaient véritablement du contrat. La volonté réelle prime sur celle exprimée11. Le contrat est certes un acte de prévision, mais il est de grands principes qui lui sont inhérents sans même qu’il ne soit besoin de les prévoir. L’utilisation des standards juridiques donne au juge la possibilité de retrancher des droits et obligations – notamment lorsque leur exécution aboutirait à un résultat plus dommageable que l’inexécution – aussi bien que de découvrir des droits et obligations qui n’ont pourtant pas initialement été envisagés expressément par les parties.

C’est notamment le cas de l’équité (C. civ., art. 1194) et de la bonne foi (C. civ., art. 1104) qui doivent perdurer tout au long du processus contractuel. Prenons l’exemple du transport de personnes. Le contrat prévoit seulement que le débiteur aura l’obligation de transporter le créancier d’un point A à un point B. Néanmoins, il ne suffit pas d’arriver au terme du voyage. Il faut aussi que le créancier soit sain et sauf. Au moyen des concepts d’équité et de bonne foi, le juge a découvert une obligation de sécurité inhérente au contrat de transport de personnes12. Le transporteur qui ne respecterait pas cette obligation de résultat verrait sa responsabilité engagée, même sans faute commise. Alors qu’il va sans dire qu’un passager doit arriver vivant au terme de son voyage pour que le contrat soit pleinement exécuté, un GPS témoignant de l’arrivée du transporteur au point B suffira à déclencher un paiement automatique de la course si le smart contract ne prévoit pas spécifiquement une condition de survie.

Les standards juridiques font vivre le contrat. Les parties et, le cas échéant, le juge lui donnent un sens en fonction des circonstances factuelles à chaque moment de sa conclusion ou de son exécution. L’utilisation des notions à contenu variable met l’accent sur un aspect du contrat totalement ignoré par le smart contract : la recherche de l’équilibre du contrat avec l’objectif de protéger l’une ou l’autre des parties tout au long du contrat.

En conclusion, le smart contract et les standards juridiques procèdent de deux logiques antagonistes défendant chacune des principes généraux du droit des contrats distincts – liberté contractuelle et force obligatoire du côté du smart contract, bonne foi et équilibre contractuel s’agissant des standards juridiques. Les notions à contenu variable portent la justice contractuelle au même niveau d’importance que la liberté contractuelle et la force obligatoire, en reconnaissant que l’exécution en nature n’est pas toujours souhaitable. Comme souvent, tout est histoire d’équilibre. Le caractère péremptoire du smart contract est certes déroutant, mais nul ne peut nier son efficacité. La prévisibilité qu’il procure est un argument fort au service de la sécurité juridique. En revanche, il faut être vigilant dans l’utilisation des smart contracts : ils ne doivent pas privilégier systématiquement la prévisibilité technologique au détriment du discernement humain. Les capacités du code informatique doivent s’adapter au droit et non l’inverse. En tout état de cause, gardons à l’esprit que, même entièrement automatisée, l’exécution du contrat demeure soumise au contrôle du juge.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Sauf à avoir prévu ab initio certains cas dans lesquels l’exécution du smart contract cesse automatiquement, il se poursuit inéluctablement, même si les parties ne le souhaitent pas.
  • 2.
    S. Polrot, « Slock.it : la promesse des objets connectés sur la blockchain » : https://lext.so/8lD3WE.
  • 3.
    Pour d’autres exemples concrets d’utilisation : Rapport du 117e Congrès des notaires de France, « Le numérique, l’Homme et le droit », 2021, nos 3247 et s. : https://lext.so/Xet-l0.
  • 4.
    Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations : JO n° 35, 11 févr. 2016, texte n° 26.
  • 5.
    Sur cette caractéristique de la réforme du droit des contrats, v. not. L. Aynès, « Le juge et le contrat : nouveaux rôles ? », RDC 2016, n° 112z2, p. 14 ; M. Bourassin, « L’emprise inéluctable des juges sur le nouveau droit des contrats », LPA 30 déc. 2016, n° 122p6, p. 9.
  • 6.
    Assoc. Henri Capitant et G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, 13e éd., 2020, PUF, p. 413.
  • 7.
    Pour retrouver les exemples cités : C. civ., art. 1112-1 ; C. civ., art. 1116 ; C. civ., art. 1222 ; C. civ., art. 1130 ; C. civ., art. 1171 ; C. civ., art. 1221 ; C. civ., art. 12219 ; C. civ., art. 1170.
  • 8.
    CNIL, « Algorithme » : https://lext.so/RO2oJQ : un algorithme est la description d’une suite d’étapes permettant d’obtenir un résultat à partir d’éléments fournis en entrée.
  • 9.
    Rapport du 117e Congrès des notaires de France, « Le numérique, l’Homme et le droit », 2021, nos 3294 et s. : https://lext.so/Xet-l0.
  • 10.
    Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations : JO n° 35, 11 févr. 2016, texte n° 26.
  • 11.
    Cass. req., 6 févr. 1945 : Gaz. Pal. 1945, 1, p. 116.
  • 12.
    Cass. civ., 21 nov. 1911, https://lext.so/KpwFmN : DP 1913, 1, p. 249, note L. Sarrut.
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