Et Bardot créa le droit à l’image
L’actrice Brigitte Bardot fête ses 90 ans samedi 28 septembre. Femme la plus photographiée au monde, elle est aussi celle grâce à qui on a posé en France les bases jurisprudentielles du droit à la vie privée. Le magistrat Fabrice Vert s’est replongé dans le contentieux de l’époque et nous éclaire sur l’importance de la décision rendue par le tribunal qui s’appelait encore « TGI de la Seine » en novembre 1965, au bénéfice de « Dame Bardot ».
Demain, Brigitte Bardot va souffler ses 90 bougies dans sa mythique résidence de La Madrague à Saint Tropez. Dans une rare interview accordée le 8 septembre dernier au journal Le Monde, la star, devenue militante de la cause animale, se plaint toujours, un demi-siècle après avoir abandonné le cinéma, d’être prisonnière de la curiosité publique qui viole son intimité, l’empêchant de mener une vie normale.
Remontons l’échelle du temps, et revenons soixante ans en arrière. En 1964, une question agite le landerneau médiatique, mais aussi la doctrine juridique jusqu’au prétoire de la 3e chambre civile du tribunal de grande instance de la Seine : « Brigitte Bardot a-elle droit à une vie privée ou au respect de sa vie privée? ».
À cette époque, celle qu’on surnomme familièrement « B.B. » est au sommet de sa gloire ; elle est la femme la plus photographiée et épiée du monde. Sa vie privée s’étale à la une de toutes les publications.
Dans son film justement intitulé « Vie Privée », sorti en 1962 et inspiré de la vie de Brigitte Bardot, le cinéaste Louis Malle dissèque la fascination hystérique exercée par l’actrice sur les foules tandis qu’un autre cinéaste Jacques Rozier, l’année suivante, réalise le film « Paparazzi » qui met en scène ces nouveaux photographes free-lance qui, durant le tournage du film Le Mépris, tentent avec leurs téléobjectifs de capturer des clichés de l’actrice.
« Ma vie privée est un livre ouvert »
Exaspérée par cette intrusion répétée dans son intimité, Brigitte Bardot, à la suite d’une photographie où on la voit tenir dans ses bras son fils dans sa résidence de Bazoches, publiée sans son autorisation dans le quotidien anglais « Daily Express », assigne le 23 juillet 1964 l’éditeur devant le tribunal de grande instance de la Seine « pour se voir donner acte de ce qu’elle s’oppose à ce que toute photographie de sa personne prise dans un lieu privé ou dans un lieu public, en dehors de ses activités publiques, soit publiée sans son consentement exprès »( TGI Seine, 24 nov. 1965, aff Bardot : JCP G 1966 II,14521), et réclame un franc de dommages et intérêts pour préjudice moral. Elle décide également d’assigner en parallèle toute une série d’éditeurs ayant publié des clichés photographiques de son intimité sans son autorisation.
À cette époque, la loi n° 70-643 du 17 juillet 1970 qui a introduit dans le droit français différentes dispositions comme l’article 9 du Code civil n’existe pas encore, de sorte que la protection de la vie privée est tributaire d’une jurisprudence en pleine construction qui s’efforce de trouver un équilibre entre deux droits entrant en conflit : le droit de l’individu au secret de sa vie privée et le droit de la collectivité à l’information.
La violation de l’intimité, rançon de la gloire ?
Le chroniqueur judiciaire du journal Le Monde, Jean Marc Théolleyhe, dans un article publié le 12 novembre 1965 au titre évocateur « Téléobjectif et vie privée ou le cas limite posé par Brigitte Bardot », rapporte les débats de l’audience. Les avocats des éditeurs assignés considèrent que Brigitte Bardot a renoncé à toute vie privée dès lors que, « depuis 10 ans, elle avait accepté et même recherché articles, photos, interviews, sur sa vie professionnelle et paraprofessionnelle », tandis que l’avocat de Brigitte Bardot refuse que « la violation de la sphère de l’intimité soit la rançon de la célébrité ».
Quant au premier avocat général Raymond Lindon qui, avec Robert Badinter, contribua grandement à l’élaboration du droit au respect de la vie privée, il pose la question de la manière suivante, dans un commentaire publié à la semaine juridique : « Alors qu’une artiste est devenue célèbre non seulement à cause de son talent ou des qualités de sa plastique mais aussi, dans une large mesure, à cause de la place considérable que l’une ou les autres ont tenue et tiennent encore dans la presse, alors que les illustrés ont publié des milliers de fois et souvent, en couverture, des images d’elle qui étaient loin de la simple silhouette, alors que ses activités, ses goûts, ses mots ont fait l’objet d‘innombrables articles et échos, cette artiste peut-elle exiger qu’une limite soit fixée aux indiscrétions qui, cependant, ont substantiellement contribué à sa notoriété ? » (TGI Seine, 24 nov. 1965, aff. Bardot : JCP G 1966 II,14521, observations R.L).
Dans sa décision du 24 novembre 1965, le tribunal donne raison à « Dame Bardot » et condamne l’éditeur à lui payer 1 franc à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral, en retenant « qu’en l‘espèce, la photographie de dame Bardot, artiste de cinéma publiée par le journal Daily Express, a été prise alors que ladite dame ne se livrait à aucune activité professionnelle et était dans l’intimité de son existence et sans qu’elle ait donné son consentement ; que le fait qu’antérieurement ou postérieurement à la présente instance, elle ait, au cours de conférences de presse ou d’interviews qu’elle accordait, laissé publier des photographies la représentant dans sa vie privée et déclaré que celle-ci était un livre ouvert, n’est pas de nature à autoriser quiconque ni à publier son image sans son consentement; que les conférences de presse et interviews, dont Ia société X fail état pour sa défense, impliquent d’ailleurs autorisation de dame Bardot à la diffusion de ces photographies prises à ces occasions ; qu’au surplus, une simple tolérance, même prolongée, ne peut faire présumer ni d’une renonciation au droit de la personne sur son image, ni d’une assimilation de sa vie privée à sa vie publique ; qu’ainsi la demande de dame Bardot se trouve justifiée » (TGI Seine, 24 nov. 1965, aff. Bardot : JCP G 1966 II,14521).
La justice refuse l’assimilation de la vie privée à la vie publique et consacre le droit au respect de la vie privée ainsi que le droit à l’image de l’actrice
Le tribunal a considéré qu’une personnalité publique, telle qu’une actrice aussi mondialement célèbre que Brigitte Bardot, devait donner son accord pour la publication d’une photographie lorsqu’elle a été prise dans le cadre de sa vie privée et que la publier sans son autorisation est une faute dont l’auteur doit réparation, ayant ainsi recours au droit de la responsabilité civile ; cette autorisation pouvant être présumée lorsque la publication concerne la vie publique ou l’activité professionnelle, en raison de l’acceptation tacite mais non équivoque, que l’intéressée a manifestée en s’exhibant aux regards du public.
Cette décision, ainsi que les autres jugements du même jour condamnant plusieurs autres journaux à 1 Franc de dommages et intérêts pour avoir publié des clichés photographies de B.B. pris dans la sphère de sa vie privée, ont été confirmés par la cour d’appel de Paris .
À son corps défendant, une pierre à la construction prétorienne du droit à l’image
Dans un arrêt du 27 février 1967 (CA Paris, 27 février 1967 : D.1967, p.450, note Foulon -Piganiol) opposant la société de presse Marcel Dassault à Dame Brigitte Bardot, pour des photographies publiées dans le journal Jour de France, sans l’autorisation de la star, et dans l’intimité de son existence, la cour d’appel, innovant, ne s’est pas appuyée sur le fondement de la faute mais sur le droit de la personne sur son image qui, selon la cour, ne saurait souffrir d’exception pour les vedettes de l’art et les personnalités publiques, hors le cas d’une autorisation nécessaire à la reproduction de leurs traits lorsque la reproduction a trait à la vie privée, la cour précisant qu’en décider autrement conduirait à admettre que cette artiste n’a plus de vie privée ou qu’elle a renoncé à toute protection de son image.
Le droit à l’image devient ainsi un droit de la personnalité par cette jurisprudence avant même que le législateur n’en définisse les contours. Commentant cette décision dans le recueil Dalloz (CA Paris, 27 février 1967 : D.1967, p.450, note Foulon -Piganiol), le juge au tribunal de la Seine, Jacques Foulon-Pigagnol relevait que cet arrêt, en visant le droit de la personne sur son image et en omettant toute référence à l’idée de faute, avait une motivation plus protectrice et par là plus satisfaisante que celle des premiers juges et le commentateur approuvait cette décision, d’autant plus que la photo avait été prise au Téléobjectif caractérisant concrètement la prise de photo sans l’autorisation de la personne photographiée et même à l’insu de celle-ci.
Une réparation à hauteur de 1 franc !
Quelle réparation, quelle indemnisation pour la réparation du préjudice résultant de l’atteinte au droit à l’image ?
Cette question agitait aussi les juristes de l’époque. Toujours dans ce même article, Jacques Foulon-Pigagnol évoquait la possibilité de profiter d’un recours en justice pour accroître sa notoriété, et rapportait les propos du premier président Mimin, qui au sujet de cet arrêt allait jusqu’à évoquer l’idée d’un recours à l’adage « Nemo auditur… » pour refuser toute réparation pécuniaire aux artistes des professions du spectacle. Mais l’auteur concluait qu’il y aurait un défaut de réalisme à n’accorder qu’un seul franc de dommages et intérêts et à laisser à la charge de l’artiste les frais importants non taxés.
C’est ainsi, bien à son corps défendant, que Brigitte Bardot a participé à la création prétorienne du respect à la vie privée et du droit à l’image.
Souhaitons-lui un bon anniversaire sans être trop importunée pour ses 90 ans ! Pour les cinéphiles amateurs de films sur la justice, c’est l’occasion de revoir deux œuvres remarquables tournées par la star. En cas de Malheur de Claude Autant-Lara où Jean Gabin, magistral, campe un avocat en perdition qui succombe au charme de sa cliente. Et La Vérité d’Henri-Georges Clouzot tourné aux assises de Paris. Louis Seigner incarne le président de la cour, face à Charles Vanel, avocat de la défense et Paul Meurice, partie civile. L’une des plus saisissantes reconstitutions de procès d’assises jamais tournées.
Référence : AJU468501