Isabelle Santiago : « Quand on a une montée en flèche de bébés placés, c’est qu’il se pose un problème majeur dans notre société »

Publié le 06/12/2024

Après avoir travaillé pendant onze ans en tant que vice-présidente du conseil départemental du Val-de-Marne en charge de la protection de l’enfance, la députée, Isabelle Santiago, vient d’être réélue rapporteure de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance. Rencontre.

Actu-Juridique : Pourquoi la remise en place de la commission d’enquête sur les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance était-elle importante pour vous ?

Isabelle Santiago : Cette commission d’enquête était très attendue quand elle a été lancée en avril 2024 et la dissolution a mis fin aux travaux que nous menions. Pourtant, la situation en protection de l’enfance est actuellement catastrophique, l’actualité le montre tous les jours. Ce n’était pas entendable de ne pas aller au bout de ces travaux.

AJ : Comment allez-vous vous y prendre pour que ce ne soit pas simplement un rapport de plus ?

Isabelle Santiago : Sur le fond, ce sera un rapport. Et il faut de l’humilité : la composition de l’Assemblée nationale ne rend pas facile de faire passer des textes. J’aimerais quand même émettre des préconisations qui pourraient être mises en place tout de suite, tout en ayant une vision à moyen et long terme. D’autant que beaucoup des enjeux majeurs ne sont pas d’ordre législatif, quand on pense aux 30 000 professionnels qui manquent en protection de l’enfance par exemple.

AJ : Où les trouver ?

Isabelle Santiago : On a déjà trop tardé et j’en veux beaucoup aux services de l’État car la formation initiale et continue tout comme la revalorisation des métiers relèvent de sa responsabilité et non pas du département. Il faut anticiper la situation à l’horizon de plusieurs années. Dans les services des grandes administrations centrales françaises, on sait qu’il y a un changement dans les métiers, notamment depuis le Covid. Aujourd’hui, travailler dans le social, c’est travailler un week-end toutes les trois semaines, travailler de nuit… c’est un métier difficile. C’est pour cette raison qu’on va auditionner la ministre du Travail et aborder la question de la revalorisation et de la formation.

AJ : Il y a déjà eu des lois relatives à la protection de l’enfance : en 2007, 2016, 2022. Et pourtant, la situation semble de pire en pire…

Isabelle Santiago : Le législateur donne une ligne mais sur le terrain, il y a plein de choses qui ne vont pas en raison de la situation administrative, organisationnelle, professionnelle extrêmement tendue dans la profession… Par exemple, la justice suit dans certaines juridictions 400 ou 600 dossiers ! Un exemple concret : a été instaurée par la loi Taquet en 2022 la possibilité d’accéder au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais) pour vérifier que le professionnel recruté est en capacité de travailler avec des enfants. Or actuellement, d’après ce que je sais, c’est très difficile techniquement d’y accéder. D’autant qu’avec le turn-over très important dans la profession, quand on embauche quelqu’un pour le lendemain, on n’a pas toujours le temps de vérifier son honorabilité. Il y a par ailleurs une multitude d’acteurs autour des enfants, ce qui complique l’application des lois. Surtout dans les toutes petites structures qui accueillent parfois des groupes de quelques enfants seulement. Entre le manque de personnel et les évolutions de la vie de l’enfant qui reste parfois trois mois à un endroit avant d’être envoyé ailleurs, puis encore ailleurs, c’est complexe de remplir les obligations de la loi. Et c’est vrai qu’il y a aussi des résistances de la part du personnel.

AJ : Quelles vont être vos priorités dans le cadre de la commission d’enquête ?

Isabelle Santiago : Ce qui va m’intéresser, c’est de décortiquer tout le processus : comment on fait mieux les choses ? La justice et le département doivent travailler main dans la main, puisque 90 % des enfants sont sous mandat de l’ASE par décision de justice. Il faut améliorer la situation en termes de santé : la prise en charge n’est pas suffisante alors que ça devrait être une priorité, les psycho-traumas ne se règlent pas en claquant des doigts. Dans certains départements, le délai est de deux ans avant d’avoir un suivi dans un CMPP (centre médico-psycho-pédagogique, NDLR) ! Les enfants confiés à l’ASE sont aussi souvent porteurs de troubles qui ont amené à un handicap, puisqu’entre 27 et 45 % des mandats comportent une mesure MDPH (maison départementale pour les personnes handicapées) et une partie de ces enfants sont pris en charge en Belgique, faute de place dans nos départements !

AJ : Vous avez déjà travaillé plusieurs mois dans le cadre de la commission d’enquête lors de la législature précédente, qu’avez-vous constaté ?

Isabelle Santiago : Au printemps dernier, je suis allée visiter une pouponnière à Clermont-Ferrand après la mobilisation du personnel. Ça m’a retournée. Je me suis demandé comment les services et le département pouvaient accepter une telle situation. J’ai vu des enfants avec des troublent de l’hospitalisme (état dépressif lié à une carence affective, NDLR) ou des petits de 4 ans qui restent en pouponnière faute de place dans des structures adaptées à leur âge. Par manque de personnel, on m’a rapporté que de tout petits enfants prennent le taxi seuls pour se rendre à des rendez-vous ! Ça m’a révolté, c’est inacceptable que ça existe. Rien que pour cette pouponnière, il faut que la commission d’enquête trouve des solutions.

AJ : Concrètement, serait-il possible d’agir tout de suite pour améliorer la situation dans cette pouponnière, selon vous ?

Isabelle Santiago : Il y a eu des manquements en amont : il faut analyser le territoire et la société, ce qu’il se passe. Quand on a une montée en flèche de bébés placés, c’est qu’il se pose un problème majeur dans notre société, il faut l’analyser et faire de la prévention. Parce que le jour où vous devez accueillir plus d’enfants et qu’il n’y a plus de place dans la pouponnière, vous êtes dans l’embarras, comme c’est le cas maintenant. Mais on a toujours des solutions. Quand j’étais vice-présidente du Conseil départemental du Val-de-Marne chargée de la protection de l’enfance, on a eu un problème de montée en charge des effectifs. On n’a pas gonflé les groupes, parce qu’on savait que ce n’était pas bon pour les enfants. On a préféré les envoyer dans un autre département qui avait une pouponnière avec un peu de place, le temps de construire une nouvelle structure.

AJ : Début octobre s’est tenu à Châteauroux un procès inédit pour la protection de l’enfance, lors duquel 18 personnes étaient jugées pour des accueils d’enfants sans agréments et certaines d’entre elles pour des faits de maltraitances sur ces enfants. Pensez-vous que de telles dérives du système pourraient encore se produire aujourd’hui ?

Isabelle Santiago : On est sur une catastrophe absolue et je suis très surprise que le département concerné n’ait pas été pas traduit devant la justice. Les faits ont duré sept ans, jusqu’en 2017, donc avant la mise en place et l’application de certaines lois (y compris celle de 2016). Il me semble improbable que de tels faits puissent avoir lieu aujourd’hui compte tenu des nouvelles dispositions légales. Les enfants ont parlé et n’ont pas été entendus, ni compris. Il s’agissait d’enfants en séjour de rupture, ce qui sous-entend que ces enfants ne rentraient pas dans les placements classiques et beaucoup d’associations refusent de prendre en charge certains jeunes par crainte de mettre en difficulté leurs groupes. Alors à force de tourner en rond et de ne pas trouver de solutions pour eux, les services de l’ASE semblent avoir trouvé une autre solution, sans trop chercher à comprendre ce qu’il se passait pour ces jeunes… C’est toute la chaîne qui a failli : il y a bien quelqu’un qui accompagne les enfants, qui vient les chercher. De la racine de l’histoire jusqu’à la hiérarchie, il y a une chaîne de responsabilités, selon moi, inacceptable. Je sais que c’est très compliqué pour l’éducateur mais on ne doit pas s’habituer à des choses impensables, on ne dépose pas des enfants sans se poser de questions.

AJ : Le comité de vigilance des enfants placés, qui regroupe des adultes de tous âges ayant été placés, est favorable à une recentralisation de la protection de l’enfance. Ce n’est pas votre cas. Pourquoi ?

Isabelle Santiago : Il y a 40 ans, avant la décentralisation, ce n’était pas mieux. Je ne crois pas qu’il y ait de bonne formule. La centralisation a montré que ça ne fonctionnait pas mieux, les enfants de la DDASS vous le diront. La réponse doit être de garder l’espace territorial avec le département aujourd’hui, tout en remettant l’État au centre du jeu pour tout ce qui touche aux questions de santé, d’éducation, de justice. L’État s’est désengagé de ses missions régaliennes avec la décentralisation et c’est à ça qu’il faut remédier.

En revanche, ce que je partage avec le comité de vigilance, c’est qu’il faut créer un organisme de contrôle autonome : ce n’est pas le financeur qui peut faire les contrôles et les contrôles doivent aussi bien concerner l’aspect financier que la qualité de l’accueil des enfants. Il faut que les députés puissent – comme ils le font dans les prisons – faire des visites surprises de contrôle. Il faut aussi que les jeunes puissent être représentés par des avocats, aussi petits soient-ils, pour défendre leurs intérêts.

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